Baccarat, hommage à JM Keynes, Marine Séméria
économie

11 juin 2021

Baccarat, hommage à JM Keynes, Marine Séméria

La science économique porte en elle l’absurdité d’une blague. Dialogue avec l'artiste Marine Séméria

Entretien par Éric Mangion et Luc Clément

Sommaire

Artiste militante, Marine Semeria développe depuis une dizaine d’années une œuvre qui s’immisce avec un humour corrosif dans les failles, les paradoxes et surtout les absurdités de nos systèmes économiques contemporains, devenant millionnaire pour quelques heures en se versant la somme à elle-même, depuis son propre compte.

Roulez roulette, Marine Séméria

Marine Séméria, Roulez roulette, 2018, table de jeu

Éric Mangion et Luc Clément : Vous avez réalisé deux pièces qui font directement référence à l’univers des casinos, deux tables de jeux à échelle 1, l’une intitulée Baccarat et l’autre Roulez roulette. Leur apparence est similaire et pourtant, leur principe diffère totalement. Pouvez-vous nous expliquer leur mode respectif de fonctionnement ?

Marine Semeria : Les deux tables ont l’apparence de tables de jeux de casino, en effet, mais elles ne sont pas jouables, car les mises ont déjà été déposées et les dés jetés ou les jeux, faits. « Baccarat (hommage à J.M. Keynes) » (2017) pose comme règle du jeu la relation de cause à effet entre les programmes d’austérité économique mis en place par les différents gouvernements successifs et le résultat du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 : Emmanuel Macron vs Marine Le Pen. Le graphique représenté sur la table, où sont disposés des jetons, symbolise le cercle vicieux de cette politique : un appauvrissement de la population – général, culturel et économique – et des services publics, et un enrichissement des toujours plus fortunés et des banques privées. La table « Roulez roulette » (2018), met en lumière, elle, les liens entre travail, valeur, monnaie, crédit bancaire et dette, avec, conformément à l’esprit du capitalisme, la monnaie en son centre.

Nous sommes face à ces tables, spectateur·trice·s impuissant·e·s d’une partie en cours, nous n’avons visiblement aucune marge d’action et nous comprenons petit à petit que nous sommes en train de perdre.

EM & LC : En parlant de jeux et d’argent, vous vous êtes élevée vous-même au rang de millionnaire pour quelques heures en émettant de votre compte bancaire et à votre ordre un chèque d’1 million d’euros. Vous avez également demandé à votre banque de vous remettre en mains propres la somme de 500 euros – le montant d’une bourse artistique – en pièces de 1 centime. Le plus étonnant, c’est que vous avez réussi à chaque fois. Comment avez-vous fait et surtout quels étaient les buts de ces actions ?

MS : 500 euros (2012) est une pièce auto-produite : il s’agissait de retirer la somme de 500 euros – soit la plus grosse coupure en circulation pour l’euro – en pièces de 1 centime – la plus petite pièce disponible en euro – ce qui représente 50 000 pièces de 1 centime ou encore 130 kg d’acier cuivré que j’ai installé en un grand rectangle au sol en respectant les proportions du billet de 500 euros. Ce qui m’intéressait là, c’était de jouer sur les rapports de non-équivalence : le coût réel de production d’une pièce d’un centime, contrairement à sa valeur faciale, est proche de 3 centimes alors que le billet de 500 euros ne coûte que quelques centimes à fabriquer. Pour arriver à retirer cette somme, j’ai dû rencontrer plusieurs fois ma banquière et la convaincre de faire convoyer la quantité de pièces nécessaire depuis la Banque de France, car elle ne disposait sans doute pas d’un tel stock à l’agence.

Ce projet a marqué le début de mon intérêt pour les réflexions politiques, économiques et en particulier monétaires.

Marine Séméria, le millionnaire

Marine Séméria, Millionnaire, 2013, image extraite d’une vidéo en caméra cachée

Le projet « Millionnaire » (2013) part d’une action filmée en caméra cachée, dans laquelle je vais voir mon banquier pour lui demander d’encaisser un chèque de 100 euros que je me suis fait à moi-même. Il m’explique que ça ne sert à rien, que la machine qui traite les opérations va selon toute vraisemblance rejeter le chèque, et que je le fais travailler pour rien. Il a fini par accepter et, contrairement à ce qu’il pensait, j’ai bien vu apparaitre sur mon compte bancaire un crédit de 100 € puis, deux jours après, la même somme de 100 € débitée. J’ai alors voulu retenter l’expérience pour la somme d’un million d’euros. Cette fois, j’ai rempli le bordereau de remise de chèque sans passer par le conseiller financier. J’ai appris par la suite que le traitement des chèques est sous-traité à l’étranger et qu’ils ne sont vérifiés qu’une fois sur dix environ. C’est ainsi que mon chèque est passé inaperçu… jusqu’à ce que je reçoive un coup de fil de mon conseiller : « il y a une grosse somme qui a transité sur votre compte, vous risquez de payer des agios car votre compte a été débiteur d’un million d’euros pendant 48 heures ». La menace s’est avérée lorsque la banque m’a prélevé 630,99 € d’agios. J’ai alors compris qu’il existait 2 comptabilités : celle inscrite sur les relevés de compte, à date d’opération – relevé sur lequel j’ai bien été millionnaire pendant 48 heures – et la comptabilité dite en date de valeur, prise en compte par la banque pour le calcul des intérêts. Il se trouve que les banques ont des obligations légales telles que la vérification de provenance et de destination des fonds et particulièrement pour les opérations supérieures à 150 000 €, dans le cadre de la lutte anti-blanchiment. Mais elle doit aussi vérifier la date d’émission du chèque, la signature et surtout, la provision sur le compte, ce qui n’a pas été fait.

Malgré nos rencontres et échanges de courriers, la banque a toujours refusé de me rendre les 630,99 € d’agios. J’aurais pu saisir le tribunal mais l’avocate avec qui j’étais en contact me l’a déconseillé : « la banque fera trainer les procédures sur des années et cela vous ruinera le moral et le porte-monnaie ».

EM & LC : Les billets de banque sont pour vous la source et la matière de nombreuses de vos œuvres. Vous les effacez, les repeignez, les redessinez. Vous les mettez même en scène sous forme d’installations très muséales, avec des socles blancs immaculés. Que cache cet intérêt dont on perçoit bien l’ironie ?

MS : Les billets de banque sont la partie émergée de l’iceberg « monétaire », puisque l’immense majorité de la monnaie est de nature scripturale, en l’occurrence, les écritures bancaires. En commençant à m’intéresser à la monnaie, j’ai découvert un sujet très « riche » et vaste. « Qu’est-ce que l’argent ? » est la question à laquelle je tente de répondre, et d’en faire apparaître la schizophrénie, les contradictions, les absurdités. De la numismatique, qui consiste à collectionner de l’argent qui n’a plus cours, jusqu’à la dette publique, où l’on cherche à rembourser les intérêts d’emprunts précédents en s’endettant toujours plus, sans que l’on ne sache très bien auprès de qui, en passant par la création monétaire (création asymétrique à l’occasion du crédit bancaire) et les jeux à gratter, où l’on est statistiquement perdant.

La profusion des représentations de l’argent qui apparaissent dans « Euros display » (2015), installation d’objets manufacturés, est un reflet de la société de consommation et d’un cycle de croissance insensée : endettement > investissement > production > consommation > remboursement > endettement > etc. Avec, dans la boucle, les classes laborieuses et les classes qui capitalisent et s’enrichissent.

Marine Séméria, made in Bangladesh

Marine Séméria, Made in Bangladesh, 2014-2016, installation textile

EM & LC : Vous avez également rendu visibles les étiquettes de certains vêtements « Made in Bangladesh » parodiant la culture du branding pour étaler une sorte de vestiaire entièrement blanc, comme une preuve de bonne conscience. La valeur ajoutée de l’étiquette de marque prend un nouveau sens. Cette pièce fait-elle écho à l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza à Dacca ? Et pensez-vous que les choses ont changé depuis ?

MS : « Made in Bangladesh » (2014-2016) est une installation que j’ai accrochée à l’Adresse du Printemps de Septembre à Toulouse, un lieu d’exposition avec une vitrine qui donne sur la rue. Il s’agissait de mimer le magasin de vêtements. Sauf que j’avais décousu de chaque vêtement l’étiquette intérieure qui indique le lieu de fabrication pour la recoudre sur le devant, là où habituellement se trouve le logo de la marque.

Ce projet a en effet été conçu après l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a fait plus de 1100 morts, principalement des jeunes femmes. Je voulais mettre en cause les marques qui exploit(ai)ent ces personnes dans ces ateliers de misère (H&M, Primark, Carrefour, Décathlon, etc) en choisissant uniquement des vêtements blancs, « blanc comme neige », mais aussi, couleur du grand deuil en Asie et en Afrique.

EM & LC : Pour le jeu Samsara, que vous avez créé en 2016 avec Naïs Calmettes & Remi Dupeyrat et Liza Maignan, vous détournez les règles de Geconomicus, jeu de simulation économique permettant de découvrir l’influence de la création monétaire sur les échanges. Quelle est la nature du détournement que vous avez opéré entre l’original et sa « copie » alternative ? Et pourquoi cette dernière s’appelait-elle Samsara ?

MS : Le Geconomicus est un jeu expérimental permettant de comparer deux types de monnaie : la monnaie dette, celle que nous utilisons tous les jours, et la monnaie libre, monnaie créée à Toulouse, et en circulation depuis 2017 sous le nom de June.

Lorsque j’ai découvert cet embryon de monnaie en 2016, j’ai été conquise par son code d’émission révolutionnaire : la June est créée en versant à tous les utilisateurs de la monnaie un dividende universel mensuel. Elle se dévalue dans le temps comme les monnaies locales complémentaires (MLC) mais en diffère par son type de création monétaire (les MLC s’échangent contre des euros dans la zone euro). Lorsque j’ai joué au Géconomicus j’ai découvert à quel point la monnaie dette nous emprisonne dans une logique de croissance, de rentabilité, d’inégalité ; les parties se déroulaient dans une ambiance stressante et fatigante. Alors qu’avec la monnaie libre, tout devenait plus simple, jusqu’aux rapports entre les joueurs. Mais le jeu se jouant avec des cartes classiques et des règles un peu sèches, j’ai décidé de l’améliorer, tant sur le contenu que sur l’objet et le graphisme. J’ai fait appel à Naïs, Rémi et Liza pour ce gros travail de fond et de forme avec nos deux monnaies : le Sam et le Sara.

Le nom « Samsara » (2016) fait référence à la notion religieuse que l’on rencontre dans le bouddhisme et qui signifie « transition ». Faire la transition entre le Sam, la monnaie dette et le Sara, la monnaie libre.

Samsara, Marine Séméria

Marine Séméria, Samsara, 2016, jeu de société réalisé en collaboration avec Naïs Calmettes & Remi Dupeyrat et Liza Maignan

EM & LC : Certaines de vos œuvres sont ludiques. Vous faites même preuve d’une « naïveté désarmante » quand vous dialoguez avec un banquier. Il y a presque chez vous une part de burlesque alors que les sujets que vous abordez sont profondément politiques. Cet humour est-il chez vous une façon de rendre vos propos et vos œuvres encore plus sensibles ?

MS : Toutes mes œuvres sont ludiques. J’adore jouer, jouer sérieusement, sérieusement jouer. J’aime les énigmes, les jeux de plateau, les jeux de mots, la magie, les bandes dessinées, les couleurs, les fleurs, la naïveté. Mais sérieusement. L’économie politique est une aire de jeu intéressante car elle porte en elle-même toute l’absurdité d’une bonne blague (ou d’une mauvaise).

EM & LC : Parfois aussi, vos œuvres sont d’une remarquable facture, d’une véritable beauté formelle comme les deux tables de jeu ou la sculpture au sol 500 euros qui dessine une grande plaque (240 x 468 cm) de couleur cuivre et aux reflets multiples selon l’éclairage de l’espace qui l’accueille. Comment passez-vous d’une identité d’artiste (au sens classique du terme) à celle d’activiste ? Les deux sont-elles compatibles ou voyez-vous des antagonismes ?

MS : J’aime particulièrement la décoration d’intérieur, l’architecture, le graphisme, domaines qui m’influencent beaucoup. Je recours par ailleurs à des pratiques artisanales, telles que la menuiserie et la sérigraphie, et je porte un soin minutieux à la réalisation de mes pièces, car je prends énormément plaisir à faire et à fabriquer.

Il me semble que je suis plutôt identifiée comme une artiste engagée, ce qui me convient parfaitement, sans pour autant avoir envie de m’enfermer dans le seul et unique sujet de l’économie politique. En revanche, je n’ai pas l’impression de m’accomplir complètement en tant que militante si je m’en tiens seulement à être artiste plasticienne. De plus, je ressens une limite au militantisme dans l’art contemporain institutionnel, du fait de ses formats et de son entre-soi. Le public de l’art contemporain n’est pas principalement celui auquel j’ai envie de m’adresser.

Abstract labour, Marine Séméria

Marine Séméria, Abstract labour, 2018, série de peintures, acrylique sur bois

EM & LC : Votre série de peintures Abstract labour est un peu énigmatique. Pouvez-vous nous la « raconter » ?

MS : « Abstract Labour » (2018) est une série de pièces peintes à l’acrylique sur bois. J’avais très envie de peindre et d’utiliser le bois. En faisant des recherches sur les tables de jeux de casino, j’ai été étonnée par la variété des formes et des couleurs de tapis, de jetons, conçues pour créer des ambiances très accrocheuses. Je me suis servie de ce registre de formes pour peindre ces abstractions qui sont pour moi comme des icônes religieuses. J’ai toujours trouvé qu’il y avait un lien entre argent, religion et magie : la croyance, la création, le faux, le sacré, le vénéré. Un mystère que tentent de résoudre ces peintures.

EM & LC : Vous réalisez depuis quelques mois des travaux dans une maison près de Toulouse pour en faire un lieu d’exposition et une résidence d’artistes. Comment est né ce projet et où en est-il ?

MS : Lorsque ma femme, Camille Bes, a terminé ses études aux Beaux-Arts de Toulouse il y a 4 ans, nous avons eu envie de quitter la ville. Une somme de coups de chance a fait que nous avons pu acheter une grande maison à 30 minutes, à Grenade exactement, que nous avons entièrement rénovée pendant 2 ans (ce n’est pas encore terminé…). Nous y avons installé trois ateliers : un atelier de menuiserie qui nous permet de réaliser du mobilier sur mesure pour les particuliers, et pour des expositions, un atelier de céramique, où nous accueillons une céramiste à l’année, Camille se formant elle-même à cette technique, et un atelier de sérigraphie, où nous travaillons pour et avec des artistes à l’impression de leurs œuvres, nous louons l’atelier occasionnellement et nous faisons de la formation professionnelle pour les artistes-auteurs. Nous avons, en plus de notre appartement dans la maison, deux chambres que nous louons ponctuellement aux artistes qui viennent travailler, et que nous aimerions dédier à de la résidence artistique. Mais pour cela, nous devons trouver les financements nécessaires. Idem pour l’organisation de restitutions et d’expositions. Par ailleurs, nous avons rencontré des gens très intéressants et militants sur notre territoire et prévoyons de mutualiser nos énergies, nos outils, nos ressources pour débattre, rencontrer, former, échanger autour de l’art et de l’artisanat, de l’habitat et de l’agriculture. Nous avons aussi quelques poules et un potager que nous partageons avec deux autres familles grenadaines.

En couverture : Marine Séméria, Baccarat (hommage à J.M. Keynes), table de jeu à échelle 1

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