Tehching Hsieh
Tehching Hsieh

Le désir de disparaître

Chronique par Éric Mangion

Sommaire

On peut « s’évaporer » ou se « retrancher », il y a mille façons de quitter le cadre de nos vies. Aucune disparition ne ressemble à une autre. Certains artistes en font l’objet définitif de leur œuvre, d’autres des actions ponctuelles ou des processus de pensée. Le taiwanais Tehching Hsieh en a fait un programme durant sept ans de son existence : l’art de se confiner en toute conscience.

En 2009, inspiré par son enquête sur un homme condamné à dix ans de prison pour avoir simulé une noyade afin de frauder son assurance-vie, le journaliste américain Evan Ratliff décide d’organiser sa propre disparition. Si cette dernière est soigneusement orchestrée avec la complicité du rédacteur en chef du magazine Wired qui lui confie la tâche d’en dresser plus tard le récit, elle n’en est pas moins une expérience intense (Disparaître dans la nature, Editions Marchaily, 2019). « Le désir de disparaître, d’abandonner son identité pour une autre, est certainement aussi ancien que les premières sociétés », écrit-il. « C’est un mirage à l’horizon, une tentation dans les moments de crise, un fantasme récurrent qui accompagne les difficultés de la vie quotidienne. » Confondu par ses données numériques, il sera rattrapé au bout de 26 jours. « Les technologies et les mesures de sécurité post-11 septembre ont radicalement changé l’équation pour les fugitifs comme pour leurs poursuivants. »

Au Japon, depuis les années 1990, ce ne sont pas moins de 100 000 personnes qui disparaissent chaque année. Ils ne suicident pas, ils décident juste de ne plus appartenir au cadre dans lesquels ils vivent. On les appelle les « évaporés », simples citoyens dans la plupart des cas, meurtris par la perte d’un emploi et honteux de se retrouver dans une situation sociale jugée dégradante. Ils fuient, souvent aidés par des filières mafieuses qui facilitent le changement d’identité. Ils sont eux aussi parfois rattrapés ou craquent dans leur solitude, mais pas en majorité alors que leur pays est l’un des plus connectés du monde.

Il existe une autre forme de disparition sociale, moins spectaculaire ou romanesque. Des millions de jeunes gens dans le monde s’enferment tout bonnement dans leur chambre. C’est encore au Japon où le phénomène est le plus conséquent. On les appelle les Hikikomoris, les « retranchés ». Cette aspiration à la réclusion volontaire et étriquée est analysée comme une « néantisation existentielle », signe pathologique d’un désintérêt total pour le monde réel. « Les Hikikomoris ne sont pas armés pour le passage entre l’enfance et l’âge adulte, ils s’enferment pour se détacher des modes et des injonctions de la société », analyse Kayo Ikeda, une psychologue clinicienne japonaise. Autant les « évaporés » rejettent toute connexion numérique, autant ici c’est le contraire. Les Hikikomoris sont suréquipés en technologies les plus pointues devenant les maîtres ou plutôt les esclaves solitaires de leurs machines.

Il y a donc plusieurs façons de disparaître. En art également. On se souvient des disparations mythiques, toutes auréolées d’une légende trouble comme celles d’Arthur Cravan, Bas Jan Ader ou Lee Lozano qui ont, chacun à leur façon opté pour une disparition définitive. Il y a des disparitions plus conceptuelles comme celle de Christopher d’Arcangelo qui ne souhaitait pas que son nom apparaisse dans les documents de communication des expositions auxquelles il participait. Il y aussi de nombreuses disparitions conçues comme des actions temporaires tel Chris Burden qui, en 1975, se dissimule dans sa propre exposition, à la fois présent et invisible, ou comme Christian Jankowski qui met en scène le 4 avril 1996 sa propre disparition au centre d’art Lokaal 01 à Anvers. Le magicien Brando l’enferme dans une boîte, dont il ressort transformé en colombe. L’oiseau reste enfermé dans une cage exposée dans le centre d’art. Trois semaines plus tard, le même magicien réalise la transformation de retour. L’artiste réapparaît aussitôt après s’être absenté/excusé de toute vie sociale durant ce laps de temps.

Se réhabituer à la vie normale

Mais en ces temps de confinement, l’œuvre qui vient le plus à l’esprit est peut-être celle de l’artiste taiwanais Tehching Hsieh qui a réalisé six performances dont quatre vraiment radicales. La première se déroule dans son atelier à Taipei, durant très exactement un an entre 1978 et 1979 (One Year Performance 1 – Cage Piece). Il construit une cage équipée uniquement d’un lavabo et d’un lit. L’objectif est de s’enfermer à l’intérieur de ce micro-espace en s’imposant plusieurs contraintes : ne pas lire, ne pas écrire, ne pas regarder la télévision, ne pas écouter la radio et ne parler à personne. Il se rase la tête afin de voir l’évolution son visage, se prenant en photo une fois par jour.

Puis au début des années 1980, il décide de quitter Taïwan pour vivre à New York. Il s’engage pour cela dans la marine afin d’effectuer le trajet jusqu’aux États-Unis où il débarque à New York dans une situation d’immigrant illégal, avec une connaissance très limitée de l’anglais et sans aucun endroit pour vivre. Avec le peu de moyens qu’il possède, il loue un studio où il réalise durant les années suivantes cinq performances, chacune d’une durée très précise :
. 1980-1981 : One year performance 2 – Time Clock
L’artiste se prend en photo toutes les heures pendant un an. Photos qu’il mettra bout à bout pour en faire un montage vidéo de 6 min. Il s’impose donc de ne jamais dormir plus d’une heure consécutive. Il recense le nombre de fois où il a échoué : environ 300 fois dans l’année.
. 1981-1982 : One year performance 3 – Outside
Sa troisième performance a pour but de vivre à l’extérieur sans jamais revenir à l’intérieur, c’est-à-dire dans un immeuble, un moyen de transport, même une tente, des toilettes publiques ou une cabine téléphonique. Il utilise uniquement les biens contenus dans son sac à dos et tous les jours, dessine, sur une petite carte de la ville, le trajet qu’il emprunte. Les cheveux rasés au départ, il fait prendre des photos de lui par l’un de ses amis et en prendra lui-même, se faisant aussi filmer de temps à autre, ce qui donnera un documentaire d’une trentaine de minutes sur son périple.
. 1983-1984 : One year performance – The year of the rope
Il rencontre par hasard l’artiste Lisa Montano. Se connaissant à peine, ils décident pourtant de s’attacher l’un à l’autre pendant une année, à l’aide d’une corde de 2,4 mètres fixée à la taille, et d’avoir comme contraintes de ne jamais se toucher ni se détacher.
. 1985-1986 : One Year Performance – No Art
Tehching Hsieh clôt son cycle des performances d’une année en réalisant celle qu’il appelle No Art et qui, simplement, consiste à ne pas faire d’art, ne pas en parler, ne pas aller voir d’expositions et ne pas participer à des événements liés à l’art.
. 1986-1999 : Thirteen Year Plan
« Tehching Hsieh fera de l’art pendant cette période. Mais ne le montrera pas publiquement. » Ce nouveau programme commence le jour de son 36e anniversaire, le 31 décembre 1986, et dure jusqu’à son 49e anniversaire, le 31 décembre 1999. Le 1er janvier 2000, il publie un rapport : « Je me suis maintenu en vie. J’ai passé le 31 décembre 1999 ». Le texte est formé de lettres découpées collées sur une seule feuille de papier.

Comme les spationautes qui passent de longs mois dans l’espace, on se demande toujours comment ces êtres humains peuvent se réhabituer à la vie normale.

Quelle sera notre vie après le confinement ?

 

 

Couverture : vue de l’installation photographique au MOMA New York du projet de Tehching Hsieh « One Year Performance 1978–1979 » (Cage Piece). © Victor Felder, license CC-BY-SA

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