Le père d’Ai Weiwei, Ai Qing, était un poète reconnu qui faisait partie de ces milliers d’intellectuels chinois persécutés pendant la première purge des intellectuels à la fin des années 19501 puis pendant la Révolution culturelle. Exilé plusieurs années dans les régions inhospitalières du Heilongjiang et du Xinjiang, Ai Qing est notamment condamné à nettoyer des toilettes publiques. Il a interdiction d’écrire. Le jeune Weiwei, né en 1957, a donc connu très tôt l’humiliation. À 22 ans, en 1979, en plein Printemps de Pékin, il fonde avec une dizaine d’autres artistes le collectif The Stars (Les Étoiles) qui fut, dix ans avant les événements de la Place Tian’anmen2, l’un des premiers groupes contestataires. The Stars signifie que chacun peut produire sa propre lumière et prendre à contre-courant l’idéologie communiste selon laquelle la pensée de Mao Zedong doit être considérée comme la seule et unique source de lumière3. Ai Weiwei s’installe à New York en 1982. Il y mène une vie de jeune artiste, dans un esprit bohème, multipliant petits boulots et rencontres diverses : « Je voulais être au sommet. »
Sur la route de l’aéroport, sa mère lui demande « Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? – Je vais chez moi », répond-il4. New York est à l’époque la capitale du glamour et de toutes les réussites artistiques. Il lit Ma philosophie de A à B et vice-versa d’Andy Warhol (« J’ai adoré5. ») « Jeff Koons et d’autres ont proposé une approche complètement nouvelle. Je me souviens encore de sa première exposition : tous ces ballons de basket qui flottaient dans des aquariums. C’était juste à côté de mon quartier, l’East Village. J’ai vraiment aimé cette œuvre. Le prix était très bas, environ 3 000 dollars. J’étais totalement fasciné6. » Les rares œuvres qu’il produit alors s’inscrivent dans un esprit néo Dada : un porte-manteau au profil de Marcel Duchamp (Hanging Man, 1985), un manche de pioche et un violon combinés (Violon, 1985), une paire de chaussures greffées l’une à l’autre (On Man Shoe, 1987). Il se lance également dans la photographie de manière compulsive : « des milliers de photos, le plus souvent en noir et blanc. […] Je ne les ai développées que dix ans après […]. Je prends des photos comme je respire. Ça fait partie de moi7. »
Gestes simples
Ai Weiwei rentre à Pékin en 1993 pour accompagner son père mourant. Il se consacre au commerce d’antiquités puis décide d’éditer en 1994 un ouvrage-manifeste, Black-covered book, suivi des non moins manifestes White-covered book (1995) et Grey-covered book (1997). Ces livres sont les premiers du genre à dresser un inventaire de l’art chinois de son temps. Par leur forme épurée, au graphisme et à la mise en page élégants, par leur contenu dit « conceptuel » et par leur portée « promotionnelle »8, ils font définitivement entrer l’art chinois dans l’art contemporain, catégorie esthétique jusque-là confinée au monde occidental. Avec l’homme d’affaires Frank Uytterhaegen, il fonde en 1998 à Pekin le Chinese Art Archives and Warehouse. A mi-chemin entre la galerie privée et le centre d’art public, c’est un lieu essentiel pour la diffusion de la création contemporaine chinoise qui commence alors à intéresser les plus grands collectionneurs, au premier rang desquels Uli Sigg, ancien ambassadeur de Suisse en Chine, dont Ai Weiwei devient le principal conseiller. En 1999, Ai Weiwei conçoit son nouvel atelier dans la ville de Caochangdi, non loin de Pékin9. « J’ai demandé au maire si je pouvais louer des terres. – Oui, nous avons des terres », m’a-t-il répondu.« Est-ce que je peux construire dessus ? – Oui c’est possible ». C’était illégal, mais il s’en fichait10. » En 2003, il crée sa société FAKE Design avec laquelle il produit de très nombreux projets d’art, d’architecture, de décoration d’intérieur ou d’aménagement urbain, dont une vingtaine d’ateliers/logements à proximité du sien, faisant de son quartier un centre d’attraction pour galeries et artistes11.
Parallèlement à cette activité de chef d’entreprise à vocation culturelle, sa production artistique personnelle se précise. Il réalise ainsi quelques œuvres aujourd’hui iconiques de son vocabulaire esthétique dont ce logo Coca-Cola peint sur une série de vases anciens (Han Dynasty, 206 av. J-C – 220 ap. J-C, Urn With Coca-Cola logo paint, 1994), appliquant ainsi les leçons de la pop new-yorkaise dans une logique Made in China. Sur la place Tian’anmen, il photographie sa femme, Lu Qing, qui soulève sa jupe, sous le portrait géant de Mao, non loin de militaires en faction (June, 1994). Il se photographie également en train de jeter et de briser au sol un vase antique (Dropping a Han-Dynasty Urn, 1995) ou faisant un doigt d’honneur devant la place Tian’anmen, vide et brumeuse (Étude de perspective, Tian’anmen, 1995)12. Les gestes sont simples, pour ne pas dire simplistes mais, au regard du contexte politique et culturel chinois, ils sont vite considérés par le monde de l’art comme des formes iconoclastes et symboliques d’un artiste qui cherche à s’émanciper des dogmes anciens ou actuels de son pays.
De l’usage d’un blog et de ses effets
Ai Weiwei se spécialise par la suite dans le recyclage de matériaux anciens, comme cette sculpture formée par un cercle de 42 bicyclettes typiques de la Chine communiste d’avant la modernisation (Forever, 2003) ou cette forêt de faux arbres produite avec des poutres et des piliers en bois issus de temples démantelés de la dynastie Qing13 (Fragments, 2005). Aux premiers jours de la douzième documenta de Cassel en 2007, son installation en extérieur (Template, 2007), réalisée avec 1 001 portes et fenêtres en bois de maisons détruites des dynasties Ming et Qing (1368-1911) s’effondre sous l’effet d’une violente bourrasque. L’artiste décide de la laisser telle quelle durant tout le temps de la manifestation, renvoyant la ruine à son propre destin. Pour cette même manifestation, Ai Weiwei fait inviter 1 001 touristes chinois à séjourner sur place durant une semaine, les transformant en sculptures vivantes que l’on pouvait croiser dans la ville portant tous la même valise. Cette action est nommée Fairytale (Conte de fées). Le public apprécie doublement l’efficacité formelle de ses installations et les récits qui les accompagnent.
L’œuvre d’Ai Weiwei prend un tournant particulier en 2005 avec l’ouverture d’un blog qu’il a à cœur d’alimenter sans cesse, déclarant avec fierté l’année suivante « qu’il est le plus riche en photos de la planète ; personne d’autres ne met autant de photos en ligne chaque jour14. » Au-delà des images postées, l’artiste évoque ses projets d’architecture ou d’urbanisme, sa vie au quotidien, l’actualité internationale ou locale. Il commente ainsi les tensions ethniques qui opposent Hans et Tibétains en mars 2008, puis Hans et Ouighours en juillet 2009, ainsi que les causes de l’assassinat, le 1er juillet 2008 à Shanghai, de six policiers par Yang Jia, un jeune homme apparemment excédé par une garde à vue musclée dans le commissariat de police où travaillaient ces agents15.
Du tremblement de terre à l’arrestation
Le tremblement de terre du 12 mai 2008 au Sichuan lui offre l’occasion d’engager sa bataille d’Hernani. Ému par la mort de milliers d’enfants dans des « écoles tofu16 », mal construites par les autorités locales coupables de négligence et de corruption, il crée un site web consacré au dénombrement des victimes. Il enrôle ainsi des dizaines de bénévoles pour enquêter dans toute la région afin de recueillir des témoignages17. Mais ces investigations se heurtent à une désinformation de la part des autorités locales et un passage à tabac par la police en août 2009 qui lui vaudra d’être opéré d’un traumatisme crânien. La même année, il réalise sur la façade du Haus der Kunst de Munich une installation composée de 9 000 cartables semblables à ceux des jeunes victimes avec une immense inscription reprenant les mots d’une mère : « Elle a vécu heureuse en ce monde pendant sept ans » (Remembering, 2009).
La tension monte entre Ai Weiwei et les autorités chinoises. Le 2 novembre 2010, son atelier de Shanghai est consciencieusement détruit par des agents techniques d’Etat. Cinq jours plus tard, lors d’un banquet, l’artiste offre dix mille crabes de rivière à toutes les personnes qui l’ont soutenu dans ses prises de position. La prononciation chinoise de « crabe de rivière » est une homophonie du terme « harmonie », mot-clé de la propagande communiste. Avec ironie, les internautes utilisent ce petit crustacé comme métaphore de la censure. En décembre, il dresse la liste de toutes les victimes d’un incendie à Shanghai aux causes mystérieuses. Le 3 décembre, les services de police l’empêchent de se rendre à Oslo afin d’assister à la remise du prix Nobel de la Paix à Liu Xiaobo18. Ai Weiwei est finalement arrêté le 3 avril suivant alors qu’il s’apprête à monter dans un avion pour Taipei via Hong Kong. Huit de ses assistants l’accompagnent dans sa garde à vue qui dure 81 jours.
Il est libéré sous caution le 22 juin. Les autorités lui réclament 15 millions de yuans, soit 1,7 million d’euros, l’accusant de fraude fiscale, de pornographie (pour ses autoportraits dénudés en compagnie de plusieurs femmes19) et de bigamie (son dernier enfant est né d’une relation extra-conjugale). Le jugement est confirmé en septembre 2012. Ai Weiwei reçoit en quelques mois 9 millions de yuans de la part de nombreux soutiens. Il est assigné à résidence. L’affaire fait grand bruit dans le monde entier20. Ai Weiwei déclarera plus tard : « Sur le moment, je ne me suis pas inquiété, parce que je croyais – je l’ai longtemps cru – qu’ils ne s’en prendraient pas à moi. Je me disais que j’étais intouchable21. »
Blogueur et conseiller officiel
L’artiste acquiert alors un statut de dissident qui fait de lui un héros de la résistance à l’autorité inflexible de son pays. L’efficacité de ses œuvres ou de ses actions est indéniable et il n’y a pas lieu de douter qu’elles sont un facteur de déstabilisation du pouvoir chinois tant elles s’affichent comme des hyperboles politiques. Mais le trouble vient de ce qu’on a l’impression que l’artiste a instauré un jeu du chat et de la souris avec le pouvoir. Le blog d’Ai Weiwei, répond en effet à une invitation du très officiel portail www.sina.com appartenant au groupe Sina Corporation, l’un des principaux artisans de la propagande d’Etat. En 2008, Ai Weiwei n’hésite pas à dire de ce blog : « C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait fait à moi, voire à la Chine22. »
Cette phrase est prononcée le 13 octobre 2008 alors qu’il est en pleine dénonciation des autorités suite au tremblement de terre du Sichuan et de l’affaire Yang Jia. Ai Weiwei pratique-t-il l’ironie vis-à-vis ou croit-il pouvoir échapper à la censure grâce à la protection de Sina Corporation ? Quoi qu’il en soit le blog sera fermé au printemps 2009.
Ai Weiwei a par ailleurs été le principal conseiller pour la construction du stade national de Pékin, le fameux « Nid d’Oiseau » des architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron23. Ai Weiwei abandonne le projet quelques mois avant son inauguration par crainte d’une récupération idéologique. Mais comment pouvait-il imaginer un seul instant qu’une telle construction, qui allait devenir le phare des JO, ait pu être conçue sans aucune implication idéologique dans un pays où la propagande contrôle tout ? Ce regain de lucidité ne l’a pas empêché de construire au début de l’année 2008 son atelier à Shanghai (sur près de 2 000 m²) à l’invitation des autorités locales qui souhaitaient développer – dans le même esprit qu’à Coachangdi – un quartier culturel au sein d’une nouvelle zone d’habitation. L’ironie du sort a voulu que l’atelier soit détruit sous prétexte de construction illégale.
Maisons de luxe, désert et spéculation
Le cas le plus troublant dans ce jeu est sans doute celui du projet Ordos 100, lancé en 2006 par Cai Jian, autoproclamé « descendant direct de Gengis Khan », fermier puis grand propriétaire foncier, devenu milliardaire grâce à l’industrie du yaourt et proche de Hu Jintao, alors président de la République et secrétaire général du Parti communiste chinois. Ce projet pharaonique avait pour but de créer un quartier résidentiel dans la commune de Kangbashi, non loin de la ville d’Ordos, au cœur de la Mongolie-Intérieure. Le cahier des charges prévoyait que chaque maison devait disposer d’une surface de 1000 m2 et d’une piscine intérieure au prix de vente fixé à 1,5 million de dollars. Les mêmes Jacques Herzog et Pierre de Meuron sont invités par Cai Jian à concevoir l’opération. Les architectes délèguent la coordination à Ai Weiwei qui a l’idée d’inviter cent architectes du monde entier à construire « un ensemble de bâtiments intéressants et hétérogènes, quelque chose d’assez unique en Chine », selon les propres mots de l’artiste24. Aucun architecte chinois n’est retenu. Cette fois encore, jamais un tel projet n’aurait pu voir le jour sans l’aval du pouvoir. Ai Weiwei le confirme : « Il est important que le gouvernement qui a financé cette opération, ait contribué à montrer que la société n’est pas condamnée à rester figée25. […] Au final, la stratégie de la municipalité a été très judicieuse car cette collaboration a suscité beaucoup d’intérêt en Chine et à l’étranger. Le prix des terrains aux environs du parc – des terres agricoles – a beaucoup augmenté. De nombreux étudiants et universitaires, journalistes et architectes sont déjà venus visiter le site », déclare-t-il le 12 septembre 200626. Plus qu’un accord administratif et politique, il affiche ici une réelle complicité avec le pouvoir quant à une certaine vision de l’économie, une économie sauvage et vorace qui aménage dans des temps records des villes nouvelles afin de satisfaire les besoins d’une croissance sans boussole. Selon Ai Weiwei, le projet devait aboutir en un an et demi. « C’est une éternité. Nous avions prévu de tout boucler en quatre mois27. » Ces propos tenus en 2008 sont étranges car il semble que les constructions aient alors à peine commencé. Il ne reste aujourd’hui que quelques carcasses de villas grand standing, perdues dans un désert de sable28. Cai Jian a abandonné le projet après avoir réalisé qu’il n’était pas rentable. De plus, à partir de 2008-2009, Ai Weiwei était redevenu infréquentable aux yeux des autorités.
100 millions de graines
Cette propension à la démesure se retrouve dans les œuvres de Ai Wewei. Son installation de 2007 avec 1 001 chaises anciennes29″ (Fairytale Chairs) versait déjà dans le monumental. La même année, il délaisse la pop chinoise pour s’attaquer au monument à la Troisième-Internationale de Vladimir Tatline, comme symbole des utopies passées, « mais jamais réalisées30». L’œuvre est imposante dans tous les sens du terme (Fountain of Light). Les 42 bicyclettes de 2003 (Forever) sont devenues 1 200 en 2011, aussi rutilantes que parfaitement alignées les unes sur les autres, les unes à côté des autres, saturant l’espace31. Trois ans plus tard, il réutilise l’assemblage de bicyclettes pour un lustre colossal (Stacked, 2014). Mais c’est avec Sunflowers Seeds, en 2010, que le gigantisme acquiert définitivement sa valeur architectonique. Conçue à Londres pour le Turbine Hall de la Tate Modern – temple absolu de la démesure artistique – l’installation est composée de dix tonnes de graines de tournesol en porcelaine, soit 100 millions de graines. Ai Weiwei fait ici référence à une métaphore de Mao Zedong qui demande au peuple de se tourner vers lui « comme les tournesols vers le soleil ». Le projet est en grande partie financé par le géant de l’agro-alimentaire Unilever. Les graines sont produites pendant plus d’un an par 1 600 ouvriers dans les ateliers de Jingdezhen (province de Jiangxi), ville réputée pour la qualité de la céramique, mais touchée alors par une crise de développement industriel.
On parle à l’époque d’un acte de « solidarité empathique » pour « la survie économique d’une activité manuelle sur le déclin ». Trois ans plus tard, Ai Weiwei déclare pourtant au journaliste Pierre Haski pour Rue 89 : « La Chine n’a su se développer que parce qu’elle a pu bénéficier des résultats de la civilisation occidentale. Elle a copié, elle est devenue un pays de main-d’œuvre bon marché, pour faire des produits que l’Occident ne veut plus faire car c’est mauvais pour l’environnement ou que cela coûte très cher. L’Occident vit aujourd’hui de la tragédie chinoise, si la Chine n’en est pas consciente, elle est stupide ! ».
Rapide et viral
Aussitôt sorti de détention, Ai Weiwei accélère sa présence sur les réseaux non plus via son blog mais sur Twitter, en détournant les procédés techniques de la censure notamment au moyen des VPN (réseaux virtuels privés). L’information est instantanée et encore plus virale. Les textes limités à 140 signes sont forcément plus sibyllins32. Ai Weiwei n’a plus le temps de mener des enquêtes approfondies ; il donne des avis un peu sur tout et se pose en héraut de la liberté d’expression, prenant par exemple fait et cause en faveur du Printemps arabe. Cette campagne quotidienne (une centaine de tweets par jour et près de 75 000 « suiveurs » quotidiens en 2012) s’accompagne de la diffusion massive de photographies. « Je ne m’intéresse pas tellement à la photographie et je ne me soucie pas vraiment des sujets de mes photos33. » « Il se contente d’en faire beaucoup », ajoute Carol Yinghua Lu dans un article consacré au sujet34. Ai Weiwei va encore plus loin : « La photographie est un médium trompeur et dangereux […]. Elle ne peut ni enregistrer, ni exprimer la réalité. Elle évacue l’authenticité de la réalité qu’elle représente et ne fait qu’éloigner encore plus de nous cette réalité35. » Cette prise de position tranchée est un comble au vu de l’usage massif qu’il fait de la photographie non seulement dans son activité militante sur le web, mais aussi dans sa production artistique, allant même jusqu’à accepter que quatre institutions organisent entre 2011 et 2012 une rétrospective de ses œuvres photographiques. Comme l’a souligné le journaliste Jed Perl dans un article daté de février 201336, ces expositions avaient le mérite de montrer à quel point ses photographies sont dénuées de tout intérêt esthétique, si ce n’est de produire des messages qui peuvent tout à fait se résumer par un tweet37.
Les logiques de la propagande
Ai Weiwei est assigné à résidence jusqu’au 22 juillet 2015 par les autorités chinoises qui veulent le juger pour les délits qui lui sont reprochés. Il lui est donc interdit de quitter le pays pendant quatre ans. Son œuvre est pourtant présente dans nombre de manifestations internationales. Le point d’orgue est atteint à la Biennale de Venise 2013 où il participe non seulement à une exposition de groupe dans un palais de la ville, mais occupe le Pavillon allemand38 avec une sculpture composée de 886 tabourets de la dynastie Qing enchevêtrés (Bang, 2013) et loue une église pour une installation dans laquelle il a fait rejouer ses conditions de vie lors de ses 81 jours de détention (S.A.C.R.E.D, 2011-2013). On y voit plusieurs acteurs dont l’un interprète son personnage, flanqué du soir au matin de deux gardiens qui le suivent jusque dans les recoins les plus intimes de sa cellule. La mise en scène est volontairement théâtrale ; le visiteur peut éprouver une gêne causée par l’humiliation subie par l’artiste autant que par le voyeurisme du spectacle et son simulacre de vérité.
Cette même année 2013, le quotidien britannique The Guardian posait la question : « Ai Weiwei est-il toujours un artiste ? ». Quelques semaines après sa remise en liberté39 Ai Weiwei déclare : « Je considère tout cela comme mon œuvre. » Il ajoute par ailleurs : « L’art doit être un outil permettant de véhiculer l’information40 » Œuvres d’art et actions de vie se confondent dans un même médium. Il reprend ainsi les logiques de propagande des avant-gardes artistiques du XXe siècle, futurisme et Dada en tête, tout comme celles des régimes totalitaires dont il a appris très tôt à maîtriser les mécanismes sous la férule des aphorismes du Petit Livre rouge41. Dans cet esprit, il lance à l’automne 2015, une véritable campagne de dénigrement contre l’entreprise Lego qui refuse de lui vendre une grande quantité de briques pour une installation prévue au musée de Melbourne en Australie. L’entreprise argue bêtement qu’elle « ne soutient pas de projet politique ». C’est d’autant plus absurde qu’un an plus tôt elle avait aidé l’artiste pour une exposition à Alcatraz aux Etats-Unis. Ai Weiwei ayant appris que Lego collabore avec les autorités chinoises à la construction d’un parc de jeux à Shanghai, il accuse l’entreprise d’avoir choisi son camp. Il lance un crowdfunding de briques Lego, annonce quelques jours après qu’il a en reçu assez pour son projet. Twitter fait le reste. Lego devient la cible de milliers de commentaires acides sur les réseaux sociaux. L’entreprise finit par s’excuser et promet de ne plus recommencer.
Éthique à sens unique
Une fois de plus, l’activisme d’Ai Weiwei s’est révélé efficace. Mais pourquoi n’est-il pas aussi intransigeant avec des entreprises qui le soutiennent ? Unilever est par exemple régulièrement attaqué sur le web pour la faible rémunération de sa main d’œuvre ou pour l’achat à vil prix de terres agricoles dans les pays les plus pauvres. Quand, début 2016, il expose à Paris, au Bon Marché, prestigieux magasin appartenant au groupe LVMH, il semble oublier que la Chine joue un rôle essentiel dans la croissance sans faille (et sans remord) de l’industrie du luxe. Enfin et surtout, Ai Weiwei a négligé de réfléchir aux conséquences de son partenariat avec le fantasque Cai Jian qui concentre à lui seul tous les symptômes de l’affairisme le plus trouble et le plus insolent.
Cette éthique à géométrie variable se justifie certainement par le fait qu’Ai Weiwei compte sur le soutien inconditionnel du monde de l’art… et de son économie. Musées, centres d’arts, fondations, mécènes, galeries et marché de l’art en général, servent en effet de formidable caisse de résonance et de production à l’ensemble de ses prises de position et de ses projets. Depuis sa détention en 2011, année où il fut classé par Art Review en tête de la Power Art List42 du magazine, l’artiste est devenu une star à l’activité effrénée. Peu de commentateurs interrogent vraiment ses modes de pensée et de production.
Les entretiens entre Hans Ulrich Obrist et Ai Weiwei montrent une totale fascination de l’interviewer pour son sujet. Alors que ses projets d’architecture, de design ou d’urbanisme en Chine sont largement évoqués, pas une seule fois l’artiste n’est interrogé sur ses relations avec le pouvoir chinois. Quand, de temps à autre, un article se montre critique, comme celui de Cédric Aurelle dans la revue 02 (printemps 2016, n°77), l’artiste interdit qu’on utilise des photographies de ses œuvres43.
Bonne conscience et hypertrophie symbolique
Il est bien sûr difficile de reprocher à un artiste d’avoir des convictions et de défendre des causes honorables. Ses combats apparaissent d’autant plus héroïques qu’il les livre souvent au péril de sa liberté sinon de sa santé. Peu d’artistes contemporains peuvent témoigner d’un tel engagement. On aura compris que les outils qu’il utilise (notamment le web et les réseaux sociaux) sont pour lui des moyens efficaces pour contrecarrer l’énorme rouleau compresseur idéologique et politique du pouvoir chinois : c’est donc propagande contre propagande. Sa célébrité grandissante est un formidable vecteur de communication contre une machine d’Etat doté d’une redoutable force oppressive44. On a malgré tout l’impression qu’Ai Weiwei est de plus en plus aveuglé par son engagement ou plutôt par son succès. Cet aveuglement l’empêche de voir que ce Power Art World dont il fait désormais partie l’instrumentalise à son tour comme un faire-valoir de bonne conscience alors qu’une grande partie de cette famille dominante de l’art n’a aucune conscience des vrais problèmes de la société chinoise et de la société tout court, puisque vivant dans une bulle spéculative, loin de toute réalité.
Au-delà des compromis grands ou petits avec son entourage artistique, l’autre risque d’aveuglement réside dans l’hypertrophie symbolique des messages de plus en plus fréquents qu’Ai Weiwei délivre. La photographie sur la plage de Lesbos en est le plus bel exemple : le petit corps sans vie d’Aylan Kurdi est remplacé par la masse corporelle bien vivante d’Ai Weiwei. A la spontanéité émouvante d’un cliché pris sans artifice, s’oppose une mise en scène outrée. En fin connaisseur de l’histoire de l’art, Ai Wewei aurait dû savoir que la représentation du drame n’est pas aussi facile. De la même façon, quand il recouvre les propylées du Konzerthaus de Berlin de 14 000 gilets de sauvetage ramassés sur les plages de la Méditerranée, puis demande à tous les invités de porter ce même type de gilet pour une soirée de gala, ne cède-t-il pas à une surenchère de gestes et de signes qui finissent par étouffer le contenu de ses luttes ? En septembre 2015 à Londres en solidarité aux réfugiés, il participe de manière surmédiatisée avec l’artiste indo-britannique Anish Kapoor, à une « marche de la compassion »45, tels deux prophètes enveloppés dans une couverture. Ne se rend-il pas compte alors que la focalisation sur sa seule présence scénique détourne l’attention de l’essentiel, c’est-à-dire les causes et les luttes46 qu’il prétend défendre ?
Huineng en sa version contraire
Ai Weiwei a fini par créer les antagonismes de sa propre aventure. Une aventure qui commence dans les méandres d’une Révolution culturelle qui continue, cinquante ans après son avènement, à peser fortement sur la société chinoise. Au cours de ces sombres années, il a appris à résister à tout et à adapter ses discours en fonction des personnes et des contextes successifs47. Son expérience à New York lui a enseigné entre autres les mécanismes de la réussite artistique, ses stratégies économiques et médiatiques48. La lecture d’Andy Warhol a complété son apprentissage du contrôle de soi et de la maîtrise de son image. « Je n’agis que si nécessaire49. » Il s’invente un statut d’artiste conceptuel, distant et économe, à la manière de Marcel Duchamp qu’il admire50, et se révèle pourtant un infatigable producteur pour qui « la théorie vient toujours après51». « Nous sommes une réalité productive », affirme-t-il52. Il a beau citer souvent Huineng, maître de la pensée zen par l’absurde, il prend trop souvent ses œuvres au pied de la lettre. Enfin, il attribue à son agence d’architecture et de design FAKE un slogan-programme minimal : « Make It Simple ! », tout en développant des projets démesurés, parfois grandiloquents. « Ai Wewei est un amoureux du paradoxe », écrit le journaliste Barnaby Martin53.
Contrairement à de nombreux dissidents emprisonnés pour la plupart depuis des années ou carrément disparus, Ai Weiwei n’a pas été réduit au silence. Il explique cette relative clémence par sa popularité. Le Premier ministre de l’époque, Wen Jiabao, aurait craint les réactions des dirigeants occidentaux alors qu’il devait se rendre en Allemagne et en Grande-Bretagne au cours de l’été 201154. Il ne possède donc pas le profil du dissident isolé et solitaire. Il est boulimique et désireux d’occuper le terrain partout, tout le temps. « Mon mot préféré : Agir55». Ses réseaux sont multiples sur toute la planète. C’est peut-être pour cette raison qu’au moment de son arrestation il se pensait « intouchable56».
Il se fait le pourfendeur d’un grand nombre d’injustices57, mais se montre incapable de distance critique avec un monde de l’art non exempt de certaines dérives. Il est en fait devenu la star qu’il rêvait d’être en 1979, au sein du groupe du même nom, une source de lumière influente qui détourne de la pensée unique du Grand Timonier. Mais si sa célébrité l’aide à porter sa voix, elle lui impose une hyper-présence incompatible avec l’analyse réfléchie de ses propres actions58.
En attendant un nouveau langage
« Je suis sûr que les gens qui visitent mon blog se mettent à voir le monde différemment sans même le savoir. C’est pourquoi les communistes, dès le départ, ont absolument tout censuré. Ils sont la seule source de propagande et, depuis cinquante ans, ils maintiennent leur succès avec monopole. Mais avec l’ouverture de la Chine, ils ne survivront pas. Ils ne peuvent pas survivre, ils sont donc obligés d’accorder une certaine forme de liberté et une fois accordée, elle ne peut plus être contrôlée59. » Cette prophétie de 2006 ne s’est toujours pas réalisée, même si on se doute que la pression du pouvoir sur le contrôle des libertés finira un jour ou l’autre par tomber. Tant que la croissance économique est positive, le pouvoir communiste peut encore revendiquer la pertinence de son programme et de ses méthodes60.
Dans son film sur Ai Weiwei, No Sorry, la réalisatrice américaine Alison Klayman se demandait en 2012 si l’artiste allait changer le sort de son pays61. Elle oubliait que pour un artiste la seule manière de changer une société est d’inventer une nouvelle forme d’art, un nouveau langage. C’est, en tout cas, l’enseignement des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle qu’Ai Weiwei connaît parfaitement. Ne déclare-t-il pas que « toute forme de révolution, qu’elle soit littéraire, artistique ou bien sociale, est toujours liée au nombre de concepts nouveaux. Et derrière les concepts, il y a les mots. Le renouvellement du vocabulaire est vraiment crucial62. » Mais, jusqu’à présent, Ai Weiwei n’a rien inventé ; il s’est contenté d’appliquer des recettes assez classiques de l’art du XXe siècle auxquelles il donne une dimension sociale comme l’artiste allemand Joseph Beuys l’avait fait en son temps63. La seule différence tient à l’utilisation massive des nouveaux modes de communication pour diffuser au plus grand nombre les messages contenus dans ses œuvres ou dans ses actions.
Ai Weiwei semble avant tout ne pas se rendre compte que ses œuvres produites dans une véritable surenchère de formes et de moyens font parfaitement écho à la pensée économique chinoise qui ne cesse de jouer de l’amplification. Même les sujets qu’il aborde dans un grand nombre de ses réalisations, avec ce recyclage permanent de matériaux censés représenter la brutalité avec laquelle la Chine efface son passé (même le plus récent), finissent par s’identifier aux dialectiques structurelles et idéologiques de son pays. Ai Weiwei incarne ainsi mieux que quiconque la complexité de la Chine contemporaine, pays tout entier plongé depuis le début des années 1980 dans un double bind d’Etat, partagé entre des idéologies communistes on ne peut plus directives et une économie ultra libérale où l’individualisme débridé devient presque une religion. « Telle l’une des furies de la mythologie grecque, il est à la fois le rejeton et la Némésis du pouvoir en place », écrit le journaliste Barnaby Martin, pourtant fervent admirateur de l’artiste64.
Remerciements : Cédric Aurelle
Image de couverture : Portrait de Ai Weiwei, LEGO en plastique, panneau unique, 2014, courtesy FOR-SITE Foundation, San Francisco.