Nicolas Moulin, Vider Paris #9
société

numérique, séries, 22 avril 2020

Nicolas Moulin, Vider Paris #9

Ecran total

Chronique par Luc Clément

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Si l’on glose encore sur la létalité de SARS-CoV-2, alias Covid-19, se pourrait-il que l’on compte au nombre de ses victimes collatérales les libertés individuelles ? Subitement coupée du monde du réel, près de la moitié de l’humanité s’est trouvée du jour au lendemain projetée dans un huis clos virtualisé, avec pour seul passeport son adresse IP et pour identité un portrait blafard en 800 x 600 pixels. Une existence devenue jusqu’à nouvel ordre digital only et qui n’est pas sans soulever des inquiétudes.

Ce matin de mars où la France se réveille une fois de plus nauséeuse et inquiète, on apprend, par l’indiscrétion officielle d’un agent Orange – non pas celui raillé par le rappeur Busta Rhymes sur la scène des Grammy Awards en 2017 et qui aurait pu incarner avec sa hargne habituelle la menace des terribles GAFA, mais bien l’opérateur historique des télécoms en France – qu’ils étaient plusieurs centaines de milliers à avoir fui, avec armes, bagages et stock de papier toilette, l’Île de France pour l’Île de Ré, la Normandie ou le Perche, en quête d’un confinement plus souriant que les tours anxiogènes qui servent de décor habituel aux Franciliens. Information anonymisée précise-t-on à la France nauséeuse, comme pour la rassurer, elle qui est déjà sonnée pour le compte.

Une information qui n’est pas sans faire écho à l’émoi que provoqua dans les couloirs du Pentagone, il y a quelques mois, l’innocente appli Strava, dédiée à la course à pied ou la pratique cycliste et particulièrement prisée, on le découvrit alors, des GI désireux d’entretenir leur forme physique. Non contente de délivrer quantité d’informations indispensables sur les performances individuelles de chacun de ses utilisateurs, la fidèle Strava permettait de traquer leurs moindres faits et gestes, transformant le smartphone qui l’abrite en émetteur planétaire, histoire d’aider les éventuels curieux qui s’y intéresseraient à remonter, avec en prime indication précise de l’effort à fournir, la piste des bases américaines les plus secrètes. Fonctionnalité fâcheuse qui vit les autorités militaires fédérales contraintes d’informer les inconscients qu’ils pouvaient toujours courir pour utiliser désormais leur appli préférée dans le cadre de leur mission.

En parcourant distraitement l’Internet, chez soi ou au bureau, on avait déjà la désagréable impression d’être suivi depuis des années, surprenant au détour d’une fenêtre une bannière où clignote un canapé à crédit, tiens, celui-là même que vous avez croisé quelques instants plus tôt dans une e-boutique de design. Cookies, remarketing, des pratiques désormais démasquées et pour lesquelles l’ogre de Mountain View a juré ses grands dieux, du haut de son Googleplex, qu’on ne l’y reprendrait bientôt plus. Qu’on n’en doute pas, l’ogre a de l’appétit, lui qui se partage avec Facebook 80% du marché publicitaire mondial en ligne – et autant de big data. On en avait fini par désespérer de notre rôle de citoyen en comprenant que notre propre main, à l’instant décisif du vote, n’était pas pilotée par notre conscience politique mais bien par la smart data de Cambridge Analytica. On savait bien que nos téléphones portables nous repèrent plus sûrement qu’une balise Argos. En un temps record, ils avaient su se rendre totalement indispensables au point de leur avoir confié l’intégralité de notre intimité. Définitivement plus intime. Cherchez le mobile.

Par temps de confinement, le mobile d’ailleurs ne l’est plus. Mais dans nos intérieurs urbains, tous les devices, du smartphone à l’ordinateur en passant par la tablette, sont réquisitionnés pour maintenir notre lien wifi ou satellitaire avec le monde extérieur. Et, au passage, faire transiter par la bande passante bien plus qu’on ne le souhaiterait. Sur le pied de guerre sans extinction, notre précieux appareillage renseigne nos employeurs sur notre temps de travail qui, au passage, connaît une inflation qui n’a rien de virtuelle, intéresse nos fournisseurs de solutions avancées de communication, qui nous offrent le luxe d’un rassemblement de famille au cadrage approximatif, d’ersatz d’apéros amicaux avec grimaces de rigueur ou d’incontournables réunions de travail où toute la conversation – y compris la première moitié invariablement consacrée aux considérations les plus variées sur le SARS Cov-2 alias Covid-19 – peut être intégralement immortalisée quelque part dans le nuage sans qu’on sache très bien où, ni si l’on pourra un jour vraiment l’effacer complètement. Quand bien même cela serait-il le cas et que nos immortelles considérations susnommées venaient à se taire, les données transmises sur nous par l’Internet des objets, toutes ces machines intelligentes interconnectées à qui nous confions les tâches que le confort moderne nous dissuade désormais d’effectuer, parleraient à notre sujet avec une éloquence plus que décuplée.

Non content d’empoisonner l’air du temps, le virus mutant l’a aussi rendu résolument martial, autorisant un brusque aménagement de la durée du temps de travail ou incitant la Commission européenne, dans un mouvement initié par Thierry Breton, ex-PDG du même opérateur téléphonique historique français et désormais commissaire européen au marché intérieur, à réclamer – avec succès – auprès de la GSMA, association qui rassemble quelque 750 entreprises de télécommunications dans le monde, la transmission de leurs données utilisateurs pour le bon suivi du confinement. Une mesure qu’apprécieront sans doute les ressortissants Taïwanais, Coréens du Sud ou Vietnamiens, exposés eux à des sanctions personnelles si d’aventure leurs données personnelles trahissaient une quelconque désinvolture dans l’application des strictes règles du dit confinement. Quant aux employés des géants du e-commerce ou autres chantiers du bâtiment et travaux publics, ils pourront s’émouvoir, jusqu’ici sans grand succès, du peu de zèle mis dans le déploiement de mesures efficaces afin de les protéger dans leur contexte professionnel. Il est vrai qu’il ne s’agit pas de leur vie privée.

Avant d’être son exportation la plus délétère, Covid-19 s’est répandu en Chine en effaçant quasi-instantanément – comme il l’a fait partout ailleurs – toute autre information d’un paysage médiatique déjà passablement cadenassé. Il aurait pourtant été intéressant de constater sa concomitance avec la généralisation du “crédit social”, ce troublant système de notation individuelle des Chinois par le pouvoir, incluant pléthore de données personnelles, et le déploiement à marche forcée du système de reconnaissance faciale, joliment nommé “filet du ciel”, qui permet, dans un même mouvement non moins troublant, de faire son devoir de consommateur, en étant dûment filmé et identifié par ses enseignes ou établissements financiers préférés, et d’attester de sa probité en tant que citoyen au-delà de tout soupçon. Sans risque d’erreur, il va de soi, les caméras ultra-sophistiquées qui composent le filet scannant 240 points différents du visage, tandis qu’un algorithme se charge à la suite d’interroger sa giga-base de données contenant plusieurs milliards d’images pour séparer en quelques millisecondes le bon grain de l’ivraie. Des technologies si performantes et réclamées avec tant d’enthousiasme par d’autres états admiratifs qu’elles se répandent à travers la planète – tout au long de cette nouvelle Route de la soie que le président Xi Jinping pave de milliards de dollars à travers continents européen et africain depuis 2014 –témoignant, comme on le disait autrefois dans le monde du numérique, d’une belle viralité. S’il est fort à parier que l’expression tombera en désuétude, nul doute que les géants de la Tech chinois ont en revanche de très beaux jours devant eux. D’aucuns se souviennent de Michel Foucault qui, dans Surveiller et punir, réfléchissait sur un monde moderne devenu carcéral où, comme dans le panoptique du philosophe Jérémy Bentham, nous serions retenus, au vu et au su de nos geôliers qui, s’ils sont le plus souvent invisibles, n’en sont pas moins redoutables. Le confinement est une épreuve inédite pour la moitié de la population mondiale, revêtant une dimension symbolique frappante. Il faut bien sûr le respecter strictement, sans oublier de le mettre à profit pour réfléchir sur la sombre parabole qu’il représente. « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre. » tempêtait en son temps le prisonnier Patrick Mc Goohan dans la série culte éponyme, avant d’être invariablement repris et assigné à confinement monitoré par son mystérieux garde-chiourme ectoplasmique. On ne saura jamais qui est Numéro Un.

Mais à quoi bon au final s’inquiéter de nos libertés et du respect de la vie privée quand celle-ci devient la matière même d’un flux exponentiel qui déborde des réseaux sociaux triomphants, devenus le théâtre de la comédie humaine 3.0 où les tréfonds de l’âme passés au révélateur de la crise sanitaire et publiés sans filtre ne laisseront pas forcément en archives une très belle image du monde contemporain. Serait-ce là l’un des symptômes de cette acrasie dont nous serions affligés ? Cette incapacité à prendre la bonne décision alors que nous la connaissons, autrement dénommée incontinence ? Les blouses blanches, que l’on s’essouffle à applaudir chaque soir, les bénévoles, membres d’association, gens de bonne volonté qui aident des vies, cachées celles-là, au prix de leur propre sécurité, de leur propre vie parfois, n’ont que faire d’un post MDR ou rageur, d’un selfie avantageux ou d’une vidéo cocasse. La révolution ne sera pas télévisée. Et encore moins sponsorisée sur Instagram. À moins que les inquiétants et néanmoins talentueux scénaristes de la dystopique série Black Mirror – tiens, elle fait un carton en Chine – n’aient le dernier mot, ce qui ne serait franchement pas souhaitable.

Comme pour revenir puiser aux sources d’une humanité dont on rêve que cette pandémie, par un électrochoc, puisse la remettre d’actualité, il faudrait se souvenir à jamais de cette scène, épilogue de La Trilogie marseillaise de Marcel Pagnol, où Marius, dans un souffle poignant nonobstant son accent de pacotille, se livre à César : « Je t’aime bien, papa. » Un aveu, lapidaire, qui vient de loin percer le silence et dont l’économie de mots masque le torrent des sentiments. Mu par cette force que ni les tuyaux à gigabits des datas de l’information et de la consommation, ni aucun algorithme aussi sophistiqué soit-il ne connaitront jamais. La pudeur. Une distance qui confine, elle, à l’élégance intérieure, une part de secret à jalousement garder, un sens du quant-à-soi que l’on pourra méditer à loisir dans nos huis clos, en attendant de pouvoir de nouveau s’embrasser.

Image de couverture : Nicolas Moulin, VIDERPARIS, extrait d’une installation comprenant une vidéoprojection d’images fixes en mode aléatoire, composée d’une série d’images retouchées sur ordinateur d’après des photographies de rues de Paris, 2001 © Adagp, Paris 2020

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