About 405 Est 13th Street #2, vue de l’exposition, New York, 1974
portrait

Artiste, 21 janvier 2022

About 405 Est 13th Street #2, vue de l’exposition, New York, 1974

Expositions collectives About 405 East 13th Street #2

Essai par Alan Moore

Sommaire de l’édition

Cet article écrit par Alan Moore a été publié en octobre 1974 dans la revue américaine Artforum, alors au sommet de ses réflexions critiques. Il évoque About 405 East 13th Street #2, la seconde exposition collective organisée par Jean Dupuy dans son loft à New York quelques mois plus tôt. L’auteur insiste sur les méthodes de travail de l’artiste, « bricoleur qui s’occupe de problèmes apparemment pratiques qui n’aboutissent pas à une solution pratique, mais à l’art. »

EN 1968, l’artiste français Jean Dupuy, alors âgé de quarante-deux ans, construit Heart Beats Dust, une grande boîte en plastique éclairée en rouge. À l’intérieur, une membrane tendue au-dessus d’un haut-parleur projette de la poussière au rythme du battement contrôlé et amplifié du cœur des spectateurs. L’œuvre fait un tabac, peut-être pour de mauvaises raisons, et Dupuy devient la star des expositions d’art technologique participatif dans tout le pays et en France.

Heart était une sorte de synthèse, une pièce qui s’est construite à partir d’un certain nombre de préoccupations distinctes. La poussière atmosphérique qui s’accroche aux surfaces en plastique de ses premières œuvres l’agace constamment. Elle finit par le fasciner, tout comme Duchamp avait été fasciné par l’accumulation de poussière sur le Grand Verre. Il a décidé de voir s’il pouvait faire une forme géométrique à partir de la poussière, quelque chose de concret à partir de quelque chose d’atomisé. Ce n’est que plus tard qu’il a pensé à utiliser l’énergie du corps du spectateur pour donner une forme à la poussière. Cet aspect participatif de la pièce a fait son succès. En fait, M. Dupuy regrette de ne pas avoir intitulé l’œuvre Cone Pyramid.

Jean Dupuy, Window Mirror OEuvre présentée dans les expositions collectives About 405 East 13th Street #1 et #2, dans le loft de Jean Dupuy, à New York, en 1973 et en 1974 (Photo : Mike Malloy)

Jean Dupuy, Window Mirror, œuvre présentée dans les expositions collectives About 405 East 13th Street #1 et #2, dans le loft de Jean Dupuy, à New York, en 1973 et en 1974. Photo : Mike Malloy.

Aujourd’hui, six ans plus tard, Dupuy a réalisé une autre synthèse, Table Periscope. Table et Heart sont des nœuds dans son développement, des expressions synthétiques et claires d’une convergence de préoccupations pratiques et artistiques. Les chefs-d’œuvre de Dupuy (dommage que ce mot soit si désuet) sont particulièrement susceptibles d’avoir un succès fondé sur une mauvaise interprétation. Quoi qu’il en soit, Dupuy dit qu’il est maintenant irrité par l’exclamation fréquente du public à propos de Table : « C’est comme de la magie ! ».

Dupuy a présenté Table lors de la seconde de deux expositions dans son atelier, About 405 East 13th Street #2. About 405 East 13th Street #11 qui a eu lieu en 1973, a eu un tel succès qu’une nouvelle exposition a été organisée cette année, pour présenter les travaux d’une quarantaine d’artistes disparates, jeunes et vieux, connus et inconnus. Dupuy organise ces expositions, qui fédèrent certaines tendances underground, en alternative au circuit des galeries. Contrairement à l’accrochage commercial et léché des galeries, au 405 les pièces sont entassées, non identifiées, montrées sans motif mercantile. Tout comme Anarchitecture2 à la 112 Greene Street Gallery , l’exposition avait des allures de manifeste. La plupart des pièces étaient vaguement reliées entre elles, car elles traitaient de l’espace et/ou des données architecturales du 405. Dupuy préfère la première exposition à la seconde parce qu’elle était quasiment invisible, et ses pièces, plus subtilement rattachées à la spécificité du lieu. C’était, dit-il, comme si un méta-atelier avait surgi au sein du véritable atelier. Les pièces de Dupuy pour About 405 East 13th Street #2 sont à ce point liées à son atelier qu’il serait d’ailleurs problématique de les transplanter.

Jean Dupuy, Floor Mirror About 405 East 13th Street #2, exposition collective, New York, 1974 (Photo : Mike Malloy)

Jean Dupuy, Floor Mirror, About 405 East 13th Street #2, exposition collective, New York, 1974. Photo : Mike Malloy.

Dans ces pièces, Dupuy amplifie les systèmes optiques (miroirs, lentilles et lumières) confinés jusqu’ici à ses boîtes en bois et à ses collages. Pour Floor Mirror, Dupuy a découpé deux trous dans son plancher, l’un à l’est et l’autre près du mur ouest, et placé un miroir dans chacun. Un spot, reflété par le miroir du mur est, projette un puissant faisceau sous le plancher. Quand on regarde dans le trou du mur ouest, on aperçoit le long couloir étroit formé par les solives du plancher, spectacle inédit – sauf pour les charpentiers et les démolisseurs – et curieusement dépourvu d’échelle. Cette zone poussiéreuse située sous le plancher pourrait être un puits de mine ou une excavation archéologique. C’est le premier Earthwork3 que j’ai vu sous un plancher.

Parce qu’elle pratique une section latérale, l’œuvre Floor Mirror rappelle Splitting4 de Gordon Matta-Clark, une maison d’Englewood, New Jersey, divisée en deux parties égales. Bien que le dispositif de miroirs de Dupuy soit minuscule par rapport à l’échelle grandiose de l’acte artistique de Matta-Clark, ces pièces ont un point commun : elles ne soulignent pas la cohérence de la structure architecturale des deux parties scindées, mais relèveraient plutôt d’une espèce d’archéologie anomique, qui dévoile des mystères tectoniques à l’état brut. Deux autres miroirs disposés par Dupuy reflètent le ciel. L’un, coincé dans un trou du mur, capte le ciel au-dessus d’un conduit de cheminée bouché, l’autre en renvoie la réflexion par des conduits d’aération. Une troisième pièce, Window Mirror, révèle un peu des méthodes de travail de Dupuy. Deux fenêtres du loft « s’ouvrent » directement sur le mur de briques de l’immeuble adjacent au 405. Cette absurdité architecturale énerve Dupuy – « C’est du Magritte », dit-il, « et ça ne me plaît pas beaucoup. Je ne suis pas très Surréaliste ». Pour contrer cet effet, Dupuy a placé une bande de miroir juste à l’extérieur de la fenêtre, pour refléter le ciel. Par-delà cette infraction ironique à une réalité surréaliste, Window Mirror frappe parce qu’il introduit la lumière de façon illogique. De jour, le miroir éblouit comme un tube fluorescent. D’autre part, une tâche de lumière réfléchie par le miroir éclaire une partie du plafond, qui n’est pourtant pas illuminé mais semble juste avoir été nettoyé.

Gordon Matta-Clark Ouverture pratiquée dans le mur d’entrée et auprès de laquelle Matta-Clark a placé la photographie d’un bras, qui semble sortir du trou pour atteindre la serrure de la porte. About 405 East 13th Street #2, exposition collective, New York, 1974

Gordon Matta-Clark, ouverture pratiquée dans le mur d’entrée et auprès de laquelle Matta-Clark a placé la photographie d’un bras, qui semble sortir du trou pour atteindre la serrure de la porte. About 405 East 13th Street #2, exposition collective, New York, 1974

Dupuy a d’abord conçu Window Mirror comme élément d’un système optique lui permettant de voir le temps qu’il fait en restant dans son lit. Il avait aussi pensé percer un trou dans le mur adjacent à l’église qui jouxte son immeuble, de manière à pouvoir, dit-il, suivre la messe au lit comme un roi espagnol à l’Escurial. L’installation posait des problèmes pratiques – la perceuse aurait fait tomber du plâtre dans l’église, ce qui se serait remarqué – et donc, pour About 405 East 13th Street #1 Dupuy l’a remplacée par un projet audio, en disposant deux micros dans le mur du fond pour écouter les bruits d’un salon de beauté adjacent.

Comme Marcel Duchamp, dont il tire une grande partie de sa sensibilité, Jean Dupuy est un bricoleur qui s’occupe de problèmes apparemment pratiques qui n’aboutissent pas à une solution pratique, mais à l’art. Nombre de ses premières œuvres font référence à Léonard de Vinci, une figure clé pour Duchamp également. La proto-science de Léonard de Vinci – ses carnets interminables et ce que Vasari appelle « un nombre infini de folies » – fait écho aux recherches esthétiques de Duchamp et de Dupuy.

Le triple parallélisme (de Vinci, Duchamp, Dupuy), marqué par des allusions dans l’œuvre des deux artistes modernes, trace une attitude – l’autojustification de l’artiste. Les artistes qui travaillent avec des éléments abstraits s’attaquent à des « problèmes artistiques difficiles » (composition, couleur, vocabulaire formel) dans un effort apparent pour libérer leur travail de l’allusion et du mystère. Les œuvres de Dupuy sont le résultat d’une résolution de problèmes qui est déroutante et ruminative. Elles peuvent souvent le surprendre. Il renonce alors à toute prétention à les expliquer, puisqu’il n’a pas cherché à contrôler ou à modeler les éléments réels et mentaux de son œuvre.

Cette surprise, ce mystère, anime le sens dans l’esthétique de Duchamp – l’idée que l’œuvre d’art est complétée par l’appréhension qu’en a le spectateur, de sorte qu’elle ne conserve aucun sens constant, ni en elle-même ni dans le temps. D’accord. Cela pourrait se résumer à un truisme. Mais Dupuy convertit ce mécanisme théorique en stratégies littérales de secret et de surprise. Ses boîtes, anonymes en apparence, ne révèlent leur contenu qu’à travers des judas. Il est pratiquement impossible de les photographier. Il faut les rencontrer physiquement, inspecter chaque lentille à tour de rôle. Parmi les nombreux dessins et collages que Dupuy a réalisés en rapport avec ses boîtes, l’un d’entre eux témoigne de ce contact participatif. Dans Table Periscope, les spectateurs regardent à travers une lentille plantée dans une feuille de papier à l’intérieur d’un portfolio ouvert posé sur une table à dessin. Le « dessin » annexe est simplement ce papier marqué par la sueur accumulée de nombreux fronts, et accompagné de deux minuscules photos de la pièce en cours d’utilisation.

Jean Dupuy, J. voit double, 1973 impression sur papier, 25 x 20 cm (Photo : Nicolas Calluaud)

Jean Dupuy, J. voit double, 1973 impression sur papier, 25 x 20 cm. Photo : Nicolas Calluaud.

L’iconographie autobiographique (autoréflexive est préférable puisque les pièces ne sont pas narratives) de plusieurs boîtes souligne l’intimité engendrée par le contact physique entre le visage et la pièce. L’autoréflexion dans ces pièces résonne aussi aux tensions du mythe. Selon Dupuy, le mythe de Narcisse en particulier (auquel font allusion les regards et les odeurs de la fleur narcotique Narcissus vulgaris), amplifie l’idée que le spectateur se regarde lui-même.

Pendant les quatre jours qu’a duré About 405 …. #2, la lentille, antichambre du système optique sophistiqué qu’est Table Periscope a révélé Dupuy assis à une table dans le loft au-dessus, ainsi qu’une image vidéo (provenant d’un moniteur à l’étage) de l’arrière de la tête du spectateur regardant dans la lentille. Table est une œuvre synthétique qui fait référence aux dessins de Dupuy (la table et le portfolio), aux boîtes (la lentille du judas) et aux pièces de miroir (le montage optique et la vue à travers le plafond). Mais la synthèse est plus que la somme de ces expériences.

Couverture : About 405 Est 13th Street #2, vue de l’exposition, New York, 1974.

1.Pour mémoire, les artistes, dans About 405 …. #1 qui s’est tenu du 4 au 14 mai 1973, comprenaient : Joseph Alessi, Brendan Atkinson, Charles Atlas, Claudio Badal, Michael Breed, Norvie Bullock, Paul Cinelli, Stephen Crawford, Juan Downey, Dupuy, Karen Edwards, Dana Egan, Bob Fiore, Jeanne Gollobin, Nancy Harris, Paul Jay, Fred Krughoff, Shigeko Kubota, Gianfranco Mantegna, Lizbeth Marano, Gordon Matta-Clark, Antoni Miralda, Charlotte Moorman, Antoni Muntadas, Chris Murphy, Nam June Paik, Marc Rattner, Larry Rivers, Richard Squires, Fred Stern, Terry Stevenson, Anne Tardos, Patrick Waters et Irene Winter. About 405 . . . #2 incluait Laurie Anderson, Atkinson, Atlas, Kathryn Bigelow, Jim Cobb, lay Craven, Crawford, Frazer Dougherty, Downey, Dupuy, Bob Fiore, Rosalynd Friedman, Phil Glass, Gollobin, Deedee Halleck, Susan Hartnett, Jene Highstein, Nancy Holt, Jerry Hovagimyan, Jay, Poppy Johnson, Philip Kaplan, Kubota, Emile Laugier, Mary Lucier, Jeffrey Lew, Mantegna, Marano, Matta-Clark, Muntadas, Donald Munroe, Murphy, Claes Oldenburg, Patty Oldenburg, Nam June Paik, Rivers, Lynda Rodolitz, Joan Schwartz, Alison Sky, Tony Smith, Anita Thacker et Hannah Wilke. Listes fournies par Dupuy.

2.L’exposition Anarchitecture, du 9 au 20 mars 1974, est le fruit de discussions entre Tina Girouard, Suzie Harris, Jene Highstein, Bernard Kirschenbaum, Richard Landry, Gordon Matta-Clark et Richard Nonas. Toutes les œuvres ont été présentées sans titre dans un format photographique uniforme de 16 » x 20 » comme expression des discussions du groupe.

3.Un Earthwork, littéralement terrassement, est un terme anglais utilisé pour désigner une œuvre d’art créée dans la nature et dont le matériel de base est la terre. Alors que Land Art désigne l’ensemble du courant artistique qui utilise la nature comme matériau, Earthworks s’applique surtout pour les œuvres des artistes américains qui ont utilisé les déserts du sud-ouest pour lancer des projets utilisant de gros moyens techniques et laissant une trace définitive dans le paysage.

4.Bien que Splitting ait été détruite, elle est discutée par Laurie Anderson et l’équipe d’Art-Rite dans Art-Rite, été 1974, pp. 4-5 ; par Liza Bear, entretien avec l’artiste, Avalanche, septembre-octobre 1974 ; et par Al Brunelle, Art in America, septembre-octobre 1974, pp. 92-93.

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