Claude Cattelain, composition empirique n°7
économie

sabotage, 29 janvier 2021

Claude Cattelain, composition empirique n°7

Go Canny ! 2/3
Corrections à la main du monde qui nous entoure.

Essai par Éric Mangion

Sommaire

Le sabotage doit se construire entre action individuelle et champ social dans une volonté de « transformation ». Il refuse le démon de la posture et du modèle, de se confiner à une méthode établie (donc à une académie), en faisant notamment preuve d’une grande « plasticité  », dégagée de toute uniformisation.

Go Canny, notice de sabotage 10

« Un sabotage peu réussi n’est guère différent d’un autre plus directement efficace. » Cette phrase écrite par Emile Pouget contredit a priori l’esprit même du sabotage qui se définit tel un « acte matériel tendant à empêcher le fonctionnement d’un service, d’une entreprise, d’une machine, d’une installation ». Si l’on veut réellement produire des dysfonctionnements, tout geste se doit d’être efficace. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les résistants mesuraient leurs actions de sabotage à l’aune de l’ampleur des dégâts provoqués.

Fondateur de journaux libertaires comme Le Père Peinard, La Sociale et La Révolution, militant anarchiste, antimilitariste et syndicaliste révolutionnaire, Emile Pouget n’était en rien naïf, ni romantique et encore moins apôtre du sabotage saboté. « Il se dégage que chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui le soin de besogner pour soi. Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et d’exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l’action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s’en rapporter qu’à soi ! A être maître de soi ! A agir soi-même ! »

Selon ce texte que l’on dirait presque extrait d’un manuel d’apprentissage d’arts martiaux, le sabotage ne serait pas une unique modalité d’action, mais une « gymnastique » du quotidien dans laquelle l’efficacité serait loin d’être le seul critère d’évaluation. « La supériorité tactique de l’action directe est justement son incomparable plasticité : les organisations que vivifie sa pratique n’ont garde de se confiner dans l’attente, en pose hiératique, de la transformation sociale. Elles vivent l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent. » Le sabotage doit donc, toujours selon Pouget, se construire entre action individuelle et champ social dans une volonté de « transformation ». Il refuse également le démon de la posture et du modèle, de se confiner à une méthode établie (donc à une académie), en faisant notamment preuve d’une grande « plasticité », dégagée de toute uniformisation.

Go Canny, notice de sabotage 9

Ecrits en 1910 dans son ouvrage L’action directe, les mots d’Emile Pouget n’ont rien perdu de leur acuité. Ils sont nuancés et font sortir le sabotage de ses clichés nihilistes. Le sabotage n’est pas gratuit car il obéit à une logique ontologique qui opère entre l’individu et la société. Même si un sabotage peut être mené collectivement, il s’inscrit dans la manière dont un individu (des individus) peut (peuvent) agir contre un système. C’est une volonté agissante et provocatrice destinée à produire des prises de conscience.

Le sabotage apparaît donc comme un engagement. Il n’est pas forcément lié à une idéologie circonscrite. Saboter peut être la conséquence d’une réflexion politique d’envergure, une nécessité sociale partagée par le plus grand nombre, mais aussi un geste individuel né de notre seul désir. Libre à nous, par exemple, de ne plus consommer un produit connu pour obéir à des processus de fabrication douteux ou nocifs. Le geste est anodin mais on sait qu’il peut s’avérer d’une redoutable efficacité en cas de répétition massive. Libre à nous également de jouer avec les règles absurdes ou outrageusement autoritaires que les systèmes administratifs parfois nous imposent. Ce jeu est beaucoup plus excitant – et peut-être plus efficient – que de se lancer dans une épuisante confrontation avec ceux et celles qui produisent et manipulent les codes de ces systèmes. A l’heure où un jeune président de la République s’est récemment autoproclamé « maître des horloges », il est parfois bon de les dérégler.

Le sabotage est avant tout le refus de se voir imposer un carcan que l’on juge abusif ou étouffant. Il est en ce sens un geste d’émancipation personnel et politique. Il est aussi un geste de courage. Tout le monde rêve d’être courageux mais peu d’entre nous ont le courage de l’être. Le courage relève souvent d’une posture que l’on se donne au gré de principes narcissiques plutôt que d’actes véritables. Le grand malentendu réside certainement dans notre tendance à confondre courage et héroïsme, certainement bercés que nous sommes par le culte grandissant des héros survitaminés de la littérature, du cinéma et désormais des jeux vidéo. Nous pouvons faire preuve de courage en agissant sur notre environnement le plus proche, par de petits gestes, selon une attention de proximité1, ancrée dans le réel et non dans les grands mots. Le courage serait « protecteur 2».

Go Canny, notice de sabotage 11

Cette pensée du courage rejoint l’éthique de la sollicitude, plus connue sous le nom anglais d’ethics of care. Cette dernière a connu en France une gloire furtive lorsque Martine Aubry se l’est appropriée en 2010 lors de la pré-campagne pour la primaire du Parti socialiste. Rapidement abandonnée car jugée soit comme un « galimatias de bons sentiments3 », soit comme trop anglo-saxonne et surtout peu conforme au principe de l’État protecteur, elle mérite cependant d’exister au-delà du simple symbole de marketing politique. Le care se veut une réflexion sur les conditions de vie dans nos sociétés et notamment sur les moyens d’entraide, de prévenance et de soin, dégagée des valeurs morales, juridiques ou politiques dictées par des penseurs ou des juristes qui agissent selon des conceptions dominantes. Des pratiques marginales de l’entraide – hors des cadres reconnus – pourraient être ainsi mises en valeur. Sandra Laugier voit par exemple dans le care un moyen de modifier les règles de la « politique ordinaire » fixées par le patriarcat en faisant évoluer la morale avec des idées plus diversifiées. Le care n’est donc pas une pensée édulcorée, une nouvelle charité religieuse qui promettrait le salut en échange de bonté, mais une forme de contestation pragmatique dont le but est de redéfinir et d’améliorer la relation que nous pouvons entretenons avec autrui – et plus globalement avec le monde – par l’action au quotidien, avec des moyens plus expérimentaux, tant dans leur élaboration que dans les faits.

Cette façon de concevoir le sabotage comme une éthique de l’action loin de toute violence gratuite a constitué le fil directeur de l’exposition Go Canny! Poétique du Sabotage. Le sabotage n’est en rien une blague potache ou un gag social. Il est un acte de déstabilisation d’un système à ne pas confondre avec le vandalisme qui s’apparente plutôt à la destruction d’un objet symbolique, même si les deux occurrences font parfois preuve de similitude. C’est ainsi qu’en brisant à coup de masse le mobilier d’empêchement urbain, Laurent Lacotte n’opère pas un geste gratuit. Son but est de mettre à mal une pratique officielle de l’anticivisme qui empêche bien souvent les plus démunis de s’installer dans notre voisinage. A la violence sociétale, l’artiste oppose une pratique de sculpteur engagé. Ici, vandalisme et sabotage se confondent.

Go Canny, notice de sabotage 12

Aucune leçon

Dans une ville de Nice frappée par le terrible attentat du 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais qui a profondément marqué les consciences, il était hors de question de se tromper de sujet. Le fait d’organiser cette exposition dans un centre d’art inscrit dans une école n’était pas innocent. Il s’agissait de montrer aux étudiants comme aux visiteurs et visiteuses que le sabotage nécessite une part d’invention et donc de création.

Nous nous sommes inspirés pour cela du travail en perruque, c’est-à-dire de l’utilisation du temps et des outils de travail de l’entreprise par un employé pour effectuer des travaux qui ne correspondent pas à ceux pour lesquels il est payé4. Cette activité répond généralement à des objectifs personnels ; elle est parfois connue et acceptée par l’employeur5. Tout en produisant des formes singulières, il s’agissait au départ de résister à un travail monotone, répétitif et aliénant. L’un des premiers projets mis en place fut d’inviter Michael Sellam qui a négocié avec une grande partie des personnes travaillant à la Villa Arson la non-utilisation de certains de leurs outils quotidiens, présentant ces derniers à l’intérieur du centre d’art pendant le temps exact de l’exposition. C’est ainsi que le matériel servant au nettoyage des galeries (aspirateur, balais, serpillères et divers produits ménagers) est resté inemployé entre les 10 février et 30 avril 2017. L’exposition a fini son parcours, envahie par la poussière et les traces de vie les plus diverses.

Nous avons également invité des artistes qui s’inscrivent ouvertement dans la désobéissance civile dont on reparle beaucoup depuis quelques années6. Elle s’incarne par le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. Marine Semeria a mené avec sa propre banque un véritable jeu de dupes dans lequel l’artiste a testé face à une énorme puissance financière les limites de la légalité. Il en est de même pour Dora Garcia qui, quant à elle, expérimente avec finesse les franges de la désobéissance du visiteur de l’exposition en le transformant en voleur potentiel.

Go Canny, notice de sabotage 13

L’autre difficulté était de ne pas diluer le contenu de l’exposition dans des discours superficiels, trop référencés ou, pire, faussement rebelles. Aucun des organisateurs de l’exposition – le titre de « commissaires » ne semple pas approprié ici – n’est activiste, ni même spécialiste des mouvements contestataires. Nous ne pouvions en aucun cas nous positionner en donneurs de leçons. De plus, la Villa Arson, de par son importance institutionnelle, n’aurait pas pu supporter des perturbations trop radicales, notamment en terme d’organisation interne et bien sûr de sécurité. C’est donc parfaitement conscients de nos limites que nous avons petit à petit concentré le projet sur des pratiques individuelles, quotidiennes et contemporaines du sabotage. « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner », suggérait Michel de Certeau.

Enfin, il n’a jamais été fait mention des sabotages menés par des artistes liés aux avant-gardes du xxe siècle. Notre volonté n’était pas de nier ou de renier l’histoire, mais de ne pas créer d’amalgame ni de raccourci idéologique. Quand Dada ou plus tard l’Internationale situationniste ont mené leurs actions contre les pesanteurs de leur temps, les temps étaient justement différents. On ne peut pas comparer les années 1910 ou 1960 aux années 2010. Les idéologies qui sous-tendaient ces époques d’utopie (aux tendances anarchiques pour Dada) étaient résolument autres. Un sabotage s’inscrit avant tout dans son contexte politique et/ou social.

Être contestataire aujourd’hui n’est pas une mince affaire. On peut estimer que certains groupes reproduisent des formes d’autorité qu’ils sont censés combattre. La contestation dite de rue ne fonctionne plus vraiment et les critiques politiques les plus virulentes émises ces dernières années sont pour la plupart réactionnaires. Les idéologies sont confuses et les esprits contradictoires. Le temps est plutôt à la résignation7. On peine à s’appuyer sur un grand récit – hormis celui de l’environnement qui a tout de même du mal à s’enraciner. De plus, le pouvoir occidental (politique ou d’entreprise) a appris depuis les années 1970 à appréhender, gérer puis digérer la plupart des mouvements rebelles8. Les crises font désormais partie du système. Malgré toute sa pertinence, Occupy Wall Street a fini par occuper le paysage urbain de manière aussi exotique qu’un jardin en plein centre-ville. Par trop de caméras, de discours, de prises de position quotidiennes dans la presse ou ailleurs, Nuit Debout s’est noyé dans la médiagénie, ce mal de notre société qui tend à transformer le moindre événement en cimetière de signes et d’images. Sans pour autant tomber dans le ridicule folklore des sociétés secrètes, on oublie souvent que la contestation a besoin d’un contingent non négligeable de discrétion, voire de clandestinité.

Go Canny, notice de sabotage 14

Au ralenti dans une foule dynamique

Au départ l’exposition devait s’appeler Go Canny! Politique du Sabotage. Afin d’éviter toute ambiguïté, nous avons remplacé le mot « politique » par « poétique ». Ce terme est à prendre ici non pas dans son acception littéraire mais au sens originel, comme une forme délibérée de création portant en elle ses propres préceptes. La dimension politique n’a pas été pour autant évacuée. Nous avons délibérément choisi d’inviter des artistes qui ne se revendiquent d’aucune cause affichée mais produisent des œuvres fortes et symboliques tel Raychel Carrion Jaime qui en 2007 perturbe le défilé du 1er Mai à la Havane (manifestation par tradition pro-gouvernementale) en marchant au ralenti dans une foule dynamique. Il est discrètement évacué par le service d’ordre pour comportement « contre-révolutionnaire ». Son geste est résolument individuel. L’artiste ne porte ni écriteau, ni slogan ; il est mutique et hermétique. De même, alors que la loi interdit vigoureusement de s’en prendre à ce symbole hautement symbolique, quand Fayçal Baghriche enroule en 2010 le drapeau français pour ne laisser apparaître que le rouge (couleur des révolutionnaires), il produit un geste plein d’ironie autour de l’identité nationale alors en plein débat provoqué par Nicolas Sarkozy.

Go Canny, notice de sabotage 8

Parmi les autres artistes, il y a ceux qui perturbent l’espace par de la poussière, du son, des tracts ou des déformations de l’architecture ; ceux qui troublent l’espace urbain ; ceux qui perturbent leurs propres mécanismes de vie et une artiste qui nous a même fait croire qu’elle allait participer au projet tout en sachant pertinemment qu’elle ne le ferait pas (son nom apparaît dans les programmes sans qu’elle ait produit une seule œuvre). Avec la collaboration du réseau DISNOVATION.ORG (Disnovation Research Group), l’accent a été mis sur des artistes/activistes/hakers ((h)ac(k)tivistes comme on les nomme) qui, loin des stratégies de cyber-attaque mafieuses (type ExPetr), croisent leurs compétences pour s’attaquer aux techniques de plus en plus envahissantes de la surveillance numérique, notamment au travers de tous ces objets connectés que nous utilisons de plus en plus au quotidien.

Tous ces artistes flirtent avec les frontières du possible et du légal. Rien de spectaculaire cependant. Ce sont plutôt des « éconduites, des réticences ou des ruses9 » qui agissent comme des « corrections à la main du monde qui nous entoure ». Ce terme est d’ailleurs le titre d’une proposition d’IKHÉA©SERVICES10, présent dans l’exposition. Quatre de ses services ont été proposés aux étudiants de la Villa Arson ainsi qu’aux visiteurs.
« S’inviter : participer ou être là, sans y avoir été convié. »
« Interstices créatifs : s’octroyer une tribune par la ruse. »
« Dévolu : sous couvert de s’associer équitablement, spolier ses partenaires. »
« Délayer : délayer un texte, de telle manière que soit exposé en quatre-vingt pages au moins ce qui aurait pu ou dû l’être en quatre. Inversement, diminuer toutes sortes de production. »
Nul ne sait quelle suite ont eu ces propositions, à supposer qu’elles en aient eu une. Aucune n’a été visible, ni médiatisée. Un sabotage ne se dénonce pas.

Couverture : Emilien Adage, Amorce, 2017, © ADAGP Paris, 2021, Vue de l’exposition Go Canny! Poétique du sabotage, Villa Arson Nice (10 février – 30 avril 2017) © Photo Loïc Thébaud

Voir le catalogue de l’exposition

1.L’artiste anglais Jeremy Deller a ainsi réalisé une série de plaques commémoratives (Memorials, 2005) qu’il diffusait dans l’espace urbain à l’endroit même où des personnes anonymes avaient réalisé des gestes courageux mais restés tout aussi anonymes.

2.Pour reprendre le terme de Cynthia Fleury, philosophe et auteur de La fin du courage, Fayard, 2016.

3.Expression du journaliste Jean-Michel Apathie.

4.Le titre Go Canny! vient d’ailleurs d’une injonction de dockers écossais qui signifie « Ne vous foulez pas ! ».

5.Lire à ce sujet l’article de Jan Middelbos.

6.Le texte La désobéissance civile de Henry David Thoreau a d’ailleurs été retraduit et réédité en avril 2017 aux éditions Gallmeister (Paris). Son auteur jouit d’un nouveau culte.

7.Selon le philosophe Frédéric Gros, le plus signifiant n’est pas notre capacité à désobéir, mais bel est bien notre instinct naturel qui nous pousse à l’obéissance (lire son livre Désobéir, Albin Michel, 2017).

8.Voir Lipstick Traces, Greil Marcus, Allia, 1998.

9.Selon des termes empruntés à l’historien Patrick Boucheron lorsqu’il évoque des stratégies intermédiaires de résistance.

10.IKHÉA©SERVICES et Glitch, Des modes d’emploi et des passages à l’acte, éditions MIX, Paris, 2010. Page 34 : « Service n° 15 : Mode d’emploi : corriger ce qui nous exaspère sans délai. Inversement, corriger ce qui se pose comme un fait indubitable. »

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