Ai WeiWei, vue d'exposition avec la série de vases
société

disparition, 29 avril 2021

Ai WeiWei, vue d'exposition avec la série de vases

Vandalisme au musée, analyse d’un phénomène Destructions, dégradations et interventions dans les musées en Europe et en Amérique du Nord depuis 1970

Entretien par Éric Mangion

Sommaire

Pourquoi s’attaquer à une œuvre d’art et, de surcroît, dans l’enceinte sacralisée d’un musée ? La chercheuse Anne Bessette publie une étude inédite qui analyse une série de cas avérés de vandalisme, perpétrés entre 1970 et 2014 dans des musées d’art européens et nord-américains. Envisageant d’un point de vue sociologique les tenants et aboutissants de ces actes, et les réactions qu’ils suscitent, l’ouvrage se penche sur les mécanismes du vandalisme artistique, qu’ils soient activés dans une intention de disqualification, de création ou de dialogue artistique, et sur la manière dont ils éclairent le fonctionnement du milieu de l’art.

Eric Mangion : Vandalisme est un terme associé à la brutalité et l’ignorance, créé et défini par l’Abbé Grégoire durant la Révolution Française. « J’ai créé le mot pour tuer la chose », a-t-il écrit dans ses Mémoires. La « chose » existe toujours. Mais la notion de vandalisme a-t-elle évolué depuis ?

Anne Bessette : Je pense que la notion de vandalisme, dans les idées et les représentations qu’elle véhicule, n’a pas beaucoup évolué depuis. Elle est toujours utilisée pour désigner, voire stigmatiser des comportements considérés comme destructeurs et condamnables. Je passe en revue dans mon ouvrage une partie des stéréotypes qui sont associés au terme de « vandalisme ». Le Petit Robert définit ainsi le vandalisme : « Tendance à détruire stupidement, à détériorer, par ignorance, des œuvres d’art » et le vandale : « Destructeur brutal, ignorant ». Cette conception du vandalisme demeure prégnante aujourd’hui.

Asger Jorn en Karl Marx, Institut scandinave de vandalisme comparé

Asger Jorn grimé en Karl Marx sur la couverture de l’un des ouvrages publiés par l’Institut scandinave de vandalisme comparé qu’il a fondé et dirigé.

EM : Pour autant, au XXe siècle, le vandalisme a pris un autre sens avec la tabula rasa des avant-gardes. Les Futuristes italiens appelaient à la destruction plus ou moins métaphorique des œuvres anciennes. Les Situationnistes sont parfois passés à l’acte. Mais vos recherches portent sur le vandalisme dans un contexte très précis, et différent à la fois sur un plan historique : dans les musées et depuis les années 1970. C’est-à-dire dans un cadre strictement institutionnel et au bout du bout des avant-gardes. Pourquoi ce choix ?

AB : Le vandalisme muséal pose des questions particulières. C’est la pratique qui a retenu mon attention parce que je me posais la question des raisons qui pouvaient pousser les personnes qui portent atteinte à des œuvres exposées – et protégées – dans des musées à prendre un tel risque. Dans l’espace public, on peut espérer ne pas se faire « attraper ». Dans un musée, le risque de l’être et d’en subir les conséquences est important. Le rapport à l’institution muséale m’intéressait à ce titre et il s’avère que c’est l’institution muséale dans ce qu’elle représente est visée par certains actes de « vandalisme ». Son pouvoir de légitimation est en effet parfois remis en question par une « attaque ». L’un des types de vandalisme muséal que j’ai dégagé est ainsi le vandalisme comme critique esthétique ou institutionnelle.

Sur un plan historique, je trouvais intéressant de pouvoir appréhender l’influence des avant-gardes sur les actes portant atteinte aux œuvres d’art dans des musées. L’apparition de certaines formes de vandalisme muséal dans les années 1970 a été précédée par un certain nombre d’expérimentations artistiques avec lesquelles elle me semble pouvoir être mise en lien. Ça m’intéressait de pouvoir le faire, et notamment de pouvoir étudier le vandalisme muséal comme acte créatif.

EM : Vous consacrez en effet une grande partie de votre ouvrage au vandalisme créatif. A priori cela peut paraître paradoxal car le vandalisme s’appuie sur la destruction, ou, du moins, sur l’effacement de la création. L’apport des avant-gardes est justement de l’avoir pensé comme geste artistique associé à une refonte de la vie dans une volonté « d’art et de vie confondus ». Mais, le contexte a changé. Un acte de vandalisme pensé par les artistes radicaux du début du XXe siècle a-t-il le même sens que Maximo Caminero qui casse en 2014 un vase de Ai Weiwei, que Rindy Sam qui embrasse en 2007 une toile de Cy Twombly, ou encore Yuan Cai et Xi Jian Jun qui organisent en 1999 une bataille d’oreillers dans le lit de Tracey Emin ? Tous ces vandales sont artistes. Mais est-ce vraiment du vandalisme, sachant qu’au-delà de ces performances relativement insignifiantes, il n’y a rien de vraiment idéologique ?

AB : Mon intention n’est pas de définir ce qui est ou non du vandalisme, mais d’étudier ce qui a été désigné comme tel, notamment dans les médias. Cela a été le cas des performances de Maximo Caminero, de Rindy Sam ou encore de Yuan Cai et Xi Jian Jun. Dans leurs cas, l’atteinte portée à une œuvre d’art est présentée (par eux et par leurs défenseurs) comme un acte de création. Pour certains, comme Maximo Caminero, l’auteur de l’atteinte présente son geste comme idéologique : ce dernier a déclaré avoir agi en réaction à l’insuffisance de représentation des artistes locaux dans les musées de Miami. C’est selon ses dires pour faire entendre cette revendication qu’il a brisé un vase d’Ai Weiwei, dans un acte qu’il décrit comme une performance protestataire.

Rembrandt, la Ronde de nuit vandalisée

La Ronde de nuit de Rembrandt, vandalisée à de multiples reprises depuis sa création en 1642, ici, en 1975 par l’illuminé Wilhelmus de Rijk au Rijksmuseum d’Amsterdam.

EM : Vous écrivez que les cas de vandalisme agissent comme des « révélateurs » ? Que révèlent pour vous sur notre époque (ce que vous appelez « la réception sociale ») les vandalismes contemporains ?

AB : Les actes de vandalisme agissent comme des révélateurs, notamment si l’on considère la manière dont les sociétés, dans lesquelles ils s’inscrivent, réagissent collectivement à ces atteintes. Mon livre expose par exemple la variabilité de la répression sociale du vandalisme, selon le statut de l’auteur de l’atteinte ou celui de l’œuvre prise pour cible. Selon aussi les mobiles du « vandale ». Il y a en effet plusieurs formes de vandalisme qui font écho à différentes préoccupations contemporaines. La typologie que j’ai établie distingue 6 grandes formes de vandalisme le vandalisme créatif, le vandalisme comme revendication politique, sociale ou personnelle, le vandalisme psycho-pathologique, le vandalisme en réaction à ce qui est figurativement représenté dans une œuvre, le vandalisme comme critique esthétique ou institutionnelle, et enfin le micro-vandalisme, omniprésent mais souvent passé sous silence.

EM : En quoi consiste un vandalisme à revendication personnelle ou un vandalisme psycho-pathologique ? C’est très intrigant. Par ailleurs, en quoi un vandalisme peut-il traduire une action politique ?

AB : Le vandalisme – comme revendication personnelle, politique ou sociale – est l’un des six grands types de vandalisme que mon étude du corpus m’a permis de dégager. Il s’agit des cas où le vandalisme est envisagé comme un moyen de rendre publiques des convictions idéologiques, des cas où le geste est sous-tendu par la volonté de faire passer un message, de promouvoir une cause. L’acte de vandalisme sert alors de véhicule à une expression qui semble dans certains cas n’avoir que peu de rapport avec l’œuvre elle-même. Ces gestes, perpétrés dans le but de faire valoir des opinions, semblent être conçus pour choquer, calculés pour provoquer l’indignation.

Quant à l’expression que j’utilise de « vandalisme psycho-pathologique », elle se réfère aux cas où les mobiles qui président à un acte de vandalisme, les explications qu’en donne son auteur paraissent irrationnels et le geste apparait ressortir principalement de troubles psychiatriques. Il peut s’agir par exemple de cas où des entités surnaturelles ou des forces supérieures sont invoquées par le vandale pour justifier de son acte, comme lorsque Wilhelmus de Rijk, l’homme qui a attaqué La Ronde de Nuit de Rembrandt à coups de couteau en 1975, a expliqué avoir agi ainsi parce qu’il avait été « commandé par le Seigneur ».

Barnett Newman, Cathedra, œuvre vandalisée

Cathedra (1951), œuvre de Barnett Newman vandalisée au Stedelijk Museum d’Amsterdam en novembre 1997 par Gerard Jan van Bladeren, le même qui vandalisa irrémédiablement l’œuvre Who’s afraid of red, yellow and Blue III du même Barnett Newman en 1986

EM : On a souvent l’impression dans les exemples que vous citez qu’il y a aussi un vandalisme anti-art contemporain dans son ensemble. Est-ce vraiment le cas ?

AB : Dans le corpus que j’ai étudié, des œuvres d’art contemporain ont été un plus souvent vandalisées que des œuvres d’art moderne ou classique, mais pas énormément plus… Je ne crois pas qu’il y ait un vandalisme anti-art contemporain « dans son ensemble ». En revanche, je montre dans mon livre que ce qui est intéressant c’est que la réception sociale d’un acte de vandalisme peut se faire différemment si c’est une œuvre d’art classique, moderne, ou contemporain qui est vandalisée.

EM : Vous avez réalisé une recherche au sens académique du terme puisque vous avez mené une thèse. Mais à vous lire on a parfois l’impression de suivre une enquête. C’est bien sûr le sujet un peu sulfureux qui donne cette impression. Mais il y a aussi le malaise qui pointe parfois en filigrane dans les réponses des responsables des institutions que vous interrogez. Est-ce vraiment le cas ? Et le cas échéant, est-ce lié à la nature même de la gestion éminemment complexe du patrimoine, à « ces choses sacrées que les interdits protègent et isolent », comme l’écrivait Émile Durkheim ?

AB : Cette recherche est effectivement fondée sur une enquête que j’ai menée pendant plusieurs années, qui m’a amenée à rencontrer une partie des protagonistes des affaires étudiées, et en général des personnes concernées par le vandalisme d’art. Le malaise des responsables d’institutions muséales face aux actes de vandalisme, qui peuvent avoir lieu dans les institutions qui les concernent, est avant tout palpable dans l’absence de réponse ou le refus clairement formulé de communiquer à ce sujet, comme ce fut le cas pour la grande majorité des responsables d’institutions muséales que j’ai contacté·e·s. Dans certains cas, j’avais eu des informations sur un cas de vandalisme – par exemple par le biais de restaurateurs avec qui j’avais échangé et qui avaient eu à travailler sur une œuvre endommagée – et pourtant, les faits ont été niés par les responsables d’institutions muséales concerné·e·s. Cela donne une bonne idée du tabou qui entoure les cas de vandalisme d’art, dont la très grande majorité est passée sous silence.

EM : Il y a une chose de paradoxal dans l’histoire moderne du vandalisme. Si ce dernier n’est pas nouveau (il a toujours existé dans toutes les civilisations depuis la nuit des temps) son concept s’est théorisé, du moins en occident, avec la Révolution française. Et pourtant, c’est avec cette dernière que naît en France les premières mesures liées au Patrimoine national. C’est aussi après la Commune de Paris et son lot de destructions que l’État crée en 1791 le FNAC. Comment jugez-vous cette ambivalence ?

Velasquez, Venus au miroir vandalisée

Détail de l’œuvre de Diego Vélasquez Venus à son miroir, vandalisée par Mary Richardson en 1914

AB : Je ne vois pas cela comme une ambivalence du tout ! Au contraire, c’est parce qu’il y a eu mise en péril du patrimoine que des mesures de protection et de valorisation du patrimoine ont été mises en place. Au moment de la Révolution française, le terme de vandalisme est forgé en même temps que la notion de protection du patrimoine, ce qui mène à la naissance des musées. Tout cela participe d’un même mouvement.

EM : Même si le déboulonnage récent des statues coloniales ne fait pas partie de votre domaine de recherche, comment voyez-vous ces gestes politiques qui, là aussi, ne sont pas nouveaux mais qui disent beaucoup des profondes mutations de notre regard sur l’Histoire ?

AB : Ces déboulonnages sont liés à des prises de conscience et à des mouvements sociaux. Je pense que c’est symptomatique d’une époque et de l’évolution des mentalités. Ce serait un objet de recherche intéressant mais je préfère ne pas trop m’avancer dans l’analyse de ces gestes sans les avoir étudiés.

En couverture : Ai Weiwei, vue d’exposition au musée d’Indianapolis en 2013, présentant la série de vases colorés dont l’un sera détruit l’année suivante par Maximo Caminero

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