Fantômes de démocratie
géopolitique

mémoire, Mémorial, 19 septembre 2019

Fantômes de démocratie

Fantômes de démocratie

Chronique par Luc Clément

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Madrid, 14 juillet 1977. Francisco Franco est mort depuis bientôt deux ans, après 36 années de règne fasciste, et repose dans son grandiloquent mausolée de la Valle de los Caidos. L’un des cadres dirigeants de son ex-administration, Adolfo Suarez, vient tout juste d’être élu chef du gouvernement. Il est le premier dirigeant porté démocratiquement à la tête de l’état espagnol à la suite du dictateur. Ce jour-là, un ensemble de parlementaires socialistes, communistes, mais aussi Basques et Catalans présentent devant les Cortes, assemblée nouvellement recomposée, un projet de loi historique, le « pacto del olvido » (pacte de l’oubli). Venant compléter la loi d’amnistie, visant notamment à libérer tous les prisonniers politiques d’Espagne, quel que soit leur bord, le pacte entend offrir au pays une transition douloureuse mais assumée, préférée à la tentation du silence ou celle de la chasse aux sorcières.

40 ans plus tard, Porte de Moncloa, à quelques centaines de mètres du Palais éponyme, résidence du président de la république espagnole. Invité par la Casa de Velasquez, l’artiste français Sylvain Couzinet-Jacques découvre l’Arc de la Victoire qui marque l’accès nord de la ville et dont les guides touristiques recommandent la visite pour son point de vue immanquable sur de splendides couchers de soleil. Ce que les guides mentionnent moins, c’est que la victoire que célèbre ce monument, improbable croisement de la Porte de Brandebourg berlinois et de l’Arc de Triomphe parisien, est celui des forces nationalistes sur les républicains et le souvenir de la bataille de l’Université qui détruisit en partie la jeune institution madrilène en 1936. Le spectacle auquel assiste l’artiste semble avoir exercé sur lui une étrange fascination qu’il restituera dans une installation vidéo multi-écrans de près de 10 heures. Désormais cerné par des rubans d’asphalte autoroutiers, isolé des quartiers adjacents par le flot incessant des véhicules qui entrent et sortent de la ville, dominé par le phare de Moncloa, bâtiment rétro-futuriste culminant à 110 mètres de haut, érigé en 1992 quand Madrid fut capitale européenne de la culture, la Porte de Moncloa est un squat à ciel ouvert. Tessons de bouteilles, fragments de pierres tombées de la façade, cohorte d’étudiants désœuvrés donnent au lieu son allure crépusculaire que l’affluence au couchant ne suffit pas à expliquer.

On pense à l’écrivain anglais James Graham Ballard tant cette tranche de dystopie urbaine semble directement tirée de ses pages. Un sentiment que renforce encore le climat d’érotisme qui se dégage des images que Sylvain-Couzinet-Jacques a saisies et recompose dans un dialogue d’écrans polyptyques et un défilement ralenti à l’esthétisme ambigu. Les corps se frôlent, les mains se croisent, un ventre se dévoile, les lèvres s’entr’ouvent, exprimant une possible extase ou exhalant la fumée d’un joint, omniprésent. Dans le ciel qui flamboie, les silhouettes oscillent lentement dans une apparence de cérémonie au sens insaisissable. Culte ardent rendu au Caudillo ? Ames perdues revenues hanter l’un des symboles de la dictature franquiste ? (Il en resterait pas moins de 86 dans toute la ville.) Si la réponse existe, le petit peuple de la Porte de Moncloa semble le premier à l’avoir oublié. A défaut de savoir qui hante qui, comme le souligne l’artiste lui-même, on comprend peu à peu, par certains signes récurrents, des logos multipliés à l’infini aux smartphones hypnotiques, qu’un asservissement pourrait bien en avoir remplacé un autre. De ce non-lieu, enclave urbaine devenue zone de non-droit, Sylvain Couzinet-Jacques a capté un an de – très lente – vie, observé chaque soir les protagonistes, toujours les mêmes, adolescents semblables à des millions d’autres, venir s’encanailler dans une communauté quasi-tribale, sans que jamais leur geste n’ait une quelconque signification politique. La bande audio, composition auto-générative réalisée par l’artiste sur synthé analogique, qui ne représente ni son, ni bruit, finit d’entretenir le trouble qui se dégage de cette œuvre.

Celle-ci fait singulièrement écho à la polémique engendrée par le projet d’exhumation du dictateur de la Valle de los Caidos et de transfert de sa dépouille dans un lieu plus discret du centre de Madrid. Le Pacte de l’Oubli, scellé quatre décennies plus tôt, n’a malheureusement pas suffi à balayer les plus terribles ambiguïtés – autour de Franco sont enterrés dans une funèbre unité les victimes de la dictature et leurs bourreaux – ni chasser les fantômes qui planent sur la société espagnole, de même que sur l’ensemble des démocraties du monde.

Couverture : Sylvain Couzinet-Jacques, Sub Rosa, extrait de l’installation video, 2019. © Sylvain Couzinet-Jacques

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