Younes Baba Ali, Zinneke, 2014. Installation in situ, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.
portrait

24 novembre 2021

Younes Baba Ali, Zinneke, 2014. Installation in situ, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba-Ali, ou l’art de shunter le système

Entretien par Marion Zilio

Sommaire de l’édition

Younes Baba-Ali est né au Maroc et a grandi en France avant de s’installer à Bruxelles d’où il s’échappe régulièrement pour mieux revenir. Nourri par une triple culture, l’artiste se présente comme un « double migrant », qui observe le monde de biais, selon un jeu d’adaptations et d’acculturations réciproques. Capitale de l’Europe, Bruxelles, la « bâtarde » (Zinneke), devient pour lui une terre d’accueil dans laquelle la multiplicité des communautés et des langues façonne un terrain propice à la perturbation et au détournement des rapports de force. Son œuvre use de métaphores, d’approches obliques ou poétiques, dans le but de court-circuiter les discours autoritaires qui oppriment et conditionnent les peuples. Parfois ambiguë, voire schizophrénique, sa démarche brise les lois de la représentation au profit de créations sonores où résonnent des voix singulières et interagissent des points de vue souvent opposés.

Marion Zilio : Plusieurs de tes œuvres et actions infiltrent l’espace public afin d’interpeller les passants (Intrusion, 2008 ; Call for Prayer — Morse, 2011 ; Carroussa Sonore, 2012) ou, au contraire, introduisent des éléments de l’espace urbain tels qu’un dos-d’âne (Untitled (Speed bump), 2012), des barrières de sécurité (Barriers, 2013), des enseignes lumineuses (Multiculturalism / Multicommunitarism, 2014 ; MORO©©O, 2015) ou des paraboles (Paraboles, 2011 – ongoing) à l’intérieur des lieux d’art. Comment expliques-tu cette nécessité de désacraliser et de démocratiser l’art ?

Younes Baba-Ali : Cela provient de mon éducation artistique en France et de mon rapport au Musée. Historiquement, il y a toujours eu la volonté de désacraliser l’art, pourtant notre époque contemporaine continue d’entretenir une vision élitiste, en fétichisant de manière exagérée ses œuvres.

Plus jeune, je me sentais mal à l’aise dans ces institutions que je trouvais en tous points inhumaines, alors que je poursuivais des études d’art. Si moi-même j’éprouvais cette frustration, où en étaient les publics ? Le Musée, surtout en France, reste un lieu de conservation et non pas d’activation des œuvres, où les visiteurs sont constamment surveillés, tenus à distance, soumis à des parcours ou des règles : « ne pas toucher », « ne pas parler », « faire attention ». Ces consignes autoritaires génèrent le sentiment d’être comme dans une prison, en étant limité-e-s dans chacun de nos actes.

Younes Baba Ali, Barrières, 2013. Installation. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, Barriers, 2013. Installation. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Ce rapport hiérarchique, propre au Musée, fige et archive, juge et discrimine, tout en cultivant un art fait pour des amateurs et non à l’attention du peuple qui ne peut que se sentir dépossédé, complexé et désabusé. L’œuvre paraît ainsi inaccessible autant physiquement qu’intellectuellement pour celui ou celle qui n’a pas les bonnes références, concepts ou théories, même pour des artistes. Dans mon travail, je cherche à désamorcer cela.

Lors de mes études aux Arts décoratifs de Strasbourg, j’ai eu l’occasion de visiter de nombreux centres et musées en Suisse ou en Allemagne, tels que le ZKM Museum à Karlsruhe, la Fondation Beyeler à Bâle ou bien le MAMCO à Genève. J’ai pu ainsi par mes séjours culturels dans les pays limitrophes découvrir le concept des Kunsthallen, qui sont de véritables foyers des arts qui m’ont réconcilié avec l’institution. Ce sont à l’origine des forums comme dans les villages, des lieux de réflexion, d’échanges, de partage, d’enseignement, où l’on peut manger, faire des ateliers, se prélasser, se réapproprier les institutions.

C’est pourquoi, j’introduis des éléments de la rue ou je ramène des objets populaires qui parlent de précarité, d’immigration ou de marché noir, à l’intérieur de ces boîtes blanches. C’est un peu le rôle que je me suis donné : créer du lien, des ponts, des allers-retours ou des courts-circuits entre ces deux mondes que tout semble opposer.

MZ : De fait, tu évolues souvent hors des circuits conventionnels des galeries et du marché de l’art, préférant les temps longs parfois improductifs des résidences ou la création de plateformes expérimentales et collaboratives (Saout l’Mellah, 2018). Tu n’as pas non plus d’atelier et produis presque exclusivement de manière contextuelle. Cherches-tu à t’émanciper d’un dogme productiviste, voire spéculatif au profit de biens communs ?

YBA : Du fait de ma double culture artistique, française et marocaine, j’ai d’abord eu le besoin de m’éloigner des objets finis et du décoratif pour faire de la recherche en créant des environnements qui me bousculent, me sortent de ma zone de confort. Je ne suis spécialiste de rien, et ne veux surtout pas être enfermé dans une case. Les projets collaboratifs et interactifs me permettent de décliner mon travail sous de multiples facettes. Lorsqu’on évolue dans un contexte inconnu, on est désarmé, aux aguets, mais aussi plus en phase avec ce qui nous entoure. Les résidences sont ainsi devenues pour moi des espaces/temps de réflexion et d’erreurs, des laboratoires transversaux et d’expérimentations, où tout se négocie et se joue dans les marges.

Peu à peu, mes projets ont ainsi pris plusieurs formes : performance, installation, création sonore, etc. lesquelles m’ont éloigné du produit fini et ont, sans doute, multiplié les points d’entrée, de vue et d’écoute avec les différents publics.

Younes Baba Ali, TV Beug, 2009. Installation vidéo, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, TV Beug, 2009. Installation vidéo, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

MZ : Dès tes premières œuvres apparaît la volonté de détourner des objets du quotidien : une télévision, des sèche-cheveux, des klaxons. Au-delà de la perturbation des espaces privés et publics, est-ce une manière pour toi de parasiter nos habitudes et nos gestes inconscients ?

YBA : Complètement. C’est aussi l’idée de court-circuiter nos modes de consommation. Nous sommes tellement habitués à certains objets du quotidien que nous ne les voyons plus, ne les considérons plus. Leur banalité les rend invisibles et automatise nos gestes qui entrent dans des fonctions réflexes. En étant soumis sans relâche à ces technologies, nous en devenons les servomécanismes. Aussi, je souhaitais produire une sorte de révolution des objets quotidiens, en créant des petites révoltes. Dans Tv Beug (2009), une télévision boude, retournée contre un mur et génère ses propres contenus, en maltraitant ses fichiers vidéo. Les données visuelles sont converties en son à partir d’une manipulation de connexion entre la source vidéo et la sortie sonore du téléviseur. Il s’agit d’un « court-circuitage » (shuntage) qui génère un bug de l’objet même, donnant l’impression qu’elle marmonne dans un langage crypté. Dans Hair dryers, la même année, des sèche-cheveux refusent leur utilisation docile et se mettent à exister de manière étrange à la présence des visiteurs… Tu pousses ces objets à la limite de leur usage ? De leur usage oui, mais aussi à la limite de la folie, voire de la rébellion. Ces outils, personnifiés, contestent leur fonction aliénante pour jouir d’un comportement dysfonctionnel, presque anarchique.

Il y a enfin cette idée qu’on nous impose des technologies dont on ne comprend ni ne contrôle les langages implicites qui façonnent en retour nos subjectivités. Je fais partie de cette famille d’artistes, comme Malachi Farrell, Delphine Reist ou Kristof Kintera, qui font des objets industriels leur matériau. En détournant ces objets ou en les rendant inaptes, on se réapproprie une culture contemporaine et des manières de consommer, pour ne plus les subir.

MZ : Tes œuvres se situent souvent sur le seuil, à la frontière des territoires, des langues et des cultures. Je pense à des objets comme le paillasson, des barrières, des passeports. Du fait de leur double entrée, ces œuvres semblent mettre dos à dos les politiques d’hospitalité et d’immigration.

YBA : Oui, c’est aussi une question d’expériences, à l’image de mon projet multifacette de passeport réalisé au Congo. En 2019, j’ai été invité à la Biennale de Lubumbashi au Congo par Sandrine Colard, pour un projet de recherche intitulé Arrival/Departure qui sonde ma position d’immigré. Dans beaucoup de pays en Afrique, tu trouves sur les marchés des pochettes pour protéger les passeports avec le blason du pays local, alors qu’ici, en Europe, cet objet est presque invisible pour des questions d’usage ou de falsification. J’ai donc décidé de confectionner une série de pochettes rouges en copie conforme avec le passeport belge, en travaillant avec une relieuse belge avec qui nous avons fait un choix de similicuir, réalisé des gaufrages, des dorures, etc. J’ai ensuite mis une partie de ces pochettes rouges en circulation en les vendant au prix d’un visa belge (Schengen) sur un stand ambulant au Centre Wallonie Bruxelles de Lubumbashi. Le Consulat de Belgique était alors fermé dans la ville pour des raisons obscures, ce qui obligeait les Congolais à se rendre à Kinshasa en payant leurs billets d’avion une fortune.

Younes Baba Ali, Arrival/Departure, 2019. Installation comprenant une vidéo, des couvertures de passeports et un stand de vente. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, Arrival/Departure, 2019. Installation comprenant une vidéo, des couvertures de passeports et un stand de vente. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Cette édition d’artistes se dissémine dans le flux et le trafic, mais elle permet aussi d’expérimenter les préjugés de l’administration quant à la couleur du passeport. Il faut savoir que le rouge est réservé aux ex-pays communistes et à l’Union européenne ; le bleu, symbole du « nouveau monde », est destiné à la plupart des pays d’Amérique du sud, les USA et Israël ; le vert est affecté majoritairement aux pays musulmans et le noir à certains pays d’Afrique centrale ou à la Nouvelle Zélande, sans parler de toutes les autres couleurs dédiées aux passeports privilégiés des diplomates. J’ai ensuite réalisé une vidéo qui restitue les témoignages et expériences d’artistes congolais et ami·es de longue date qui ont glissé leur passeport dans ces pochettes pour voyager. J’ai moi-même eu un passeport vert en arrivant en France, puis rouge à l’obtention de ma nationalité française sur lequel j’avais mis une pochette de passeport marocain, ce qui me permit aussi d’expérimenter ces décalages. Ces passeports fictifs révèlent les hiérarchies, les privilèges et la corruption qui officient dans les zones de transits. Ils montrent également la manière dont les autorités ou notre entourage se comportent, et les transformations de mentalité qui opèrent entre le nord et le sud.

MZ : Dans Cabinet des confidences populaires, tu inverses la critique migratoire et les adresses en mettant les protagonistes face à leur responsabilité, voire culpabilité.

YBA : Pour ce projet, j’ai en effet converti une cabine de vente de rue en « cabinet des confidences populaires » pour faire entendre la voix des habitants à la cohorte d’étrangers qui exploitent et détournent les richesses du pays, en étant complètement déconnectés des réalités. Les messages recueillis ont ensuite été traduits en hindi, en arabe ou en chinois sous forme de proverbes, puis affichés sur des pancartes à l’arrivée de l’aéroport de Lubumbashi. Cette région est la capitale de la zone minière du Congo et fait l’objet d’un énorme trafic de la part d’entreprises internationales, chinoises, libanaises, européennes d’extraction et de traitement des matériaux. De fait, des quantités d’expatriés profitent sans participer ni s’adapter à la ville, en vivant dans des hôtels privés ou des zones protégées.

Ces proverbes, soulignant ou condamnant le manque d’intégration, n’étaient lisibles que par les émigrés. Si bien que les pancartes ressemblaient davantage à des noms de personnes que l’on venait chercher. Ainsi, nous faisions passer des messages directement adressés aux concernés, ce qui suscita l’indifférence ou l’amorce de discussions.

Younes Baba Ali, Cabinet des confidences populaires, 2019. Installation comprenant une vidéo, des dessins et un stand de vente. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, Cabinet des confidences populaires, 2019. Installation comprenant une vidéo, des dessins et un stand de vente. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

MZ : Cette polarisation se retrouve notamment dans la récurrence de certains appareils comme les antennes paraboliques ou les mégaphones présents dans tes œuvres Call for prayer – Morse, 2011 et Untitled (Mégaphones), 2014. Ces outils évoquent autant un dispositif de contrôle qu’un porte-voix, un point de contact avec sa communauté qu’un instrument de stigmatisation. En quoi cette réversibilité te permet-elle de poser à nouveaux frais la question de la migration et de l’immigration ?

YBA : Ce qui m’intéresse, c’est de poser la question des deux côtés et de savoir par quel territoire on traite la migration. Celle du nord vers le sud n’est presque jamais médiatisée ni problématisée, alors qu’elle est une forme de néocolonialisme qui exploite les ressources du sud ou exacerbe un tourisme de luxe à bas prix.

Des objets comme le mégaphone ou la parabole manifestent cette réversibilité. Culturellement, la parabole était le seul lien permettant aux immigrés de rester connectés à leur communauté, de suivre les informations et la culture de leur pays d’origine. Depuis les années 1990 jusqu’à maintenant, elle fonctionne comme un drapeau que tu plantes lorsque tu arrives dans un nouveau territoire sur la façade de ton immeuble. Or si la parabole cultive et affranchit, elle eut aussi pour fonction d’enfermer. Au Maroc, elle permettait de s’ouvrir au monde, de regarder, si tu le souhaitais, les cultures alternatives occidentales ou du porno allemand, jusqu’à ce que les installateurs ne les dirigent plus que vers des satellites du monde arabe. Ils ne voulaient plus prendre la responsabilité de capter les signaux des pays occidentaux, russes ou chinois. De fait, ces techniciens sont devenus des sortes de prêcheurs qui ont exacerbé et canalisé certains comportements conservateurs ces dernières années. La propagande est ainsi passée par ces objets du quotidien, situés au cœur des foyers, plus encore que par les lieux de culte. Alors que la télévision et les satellites eurent une fonction éducative et constructive, ces appareils sont devenus de véritables dispositifs d’enrôlement et de conditionnement.

J’ai réalisé plusieurs versions d’installations avec ces paraboles, en négociant avec les institutions qui étaient souvent frileuses à exposer ce projet. À Namur, dans le cadre du KIKK Festival, j’ai finalement réussi à installer une série de paraboles sur la Cathédrale Saint-Aubain, en direction de la Mecque. Elles sont animées d’un mouvement singulier qui oscille de droite à gauche, comme si elles étaient en crise identitaire ; chacune cherchant sa direction avec un comportement spécifique.

Younes Baba Ali, Paraboles, 2011-. Installation in situ, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, Paraboles, 2011-. Installation in situ, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

MZ : De la même manière que tu détournes l’usage de ready-made, tu mélanges et superposes les langues, à l’image des jeux de mots dans Pulizia, 2016 ou Shalom Aleikoum, 2013. Ces œuvres sont-elles nées en réaction à des évènements particuliers ? Quel est le statut de la langue pour toi, a-t-elle un pouvoir de coercition ?

YBA : Pulizia est née d’un flash que j’ai eu dans un train lors d’un séjour en Italie, réalisée deux années plus tard lorsque je travaillais à Naples. Elle traite de migration et, plus précisément, de la mauvaise gestion des politiques d’immigration en Italie et en Europe. Il y a un jeu de langage entre polizia, la police en italien, et pulizia qui veut dire nettoyage. J’ai créé une fausse compagnie de nettoyage avec des blouses blanches arborant le logo de la police italienne avec le terme pulizia. Il y a donc un double sens et pouvoir de coercition : qui doit nettoyer quoi ? Est-ce l’autorité qui nettoie les migrants dans les rues, ou les migrants qui nettoient le pays ? Ce sont souvent les personnes issues de l’immigration qui se retrouvent éboueurs et assainissent l’espace public ou l’intérieur de particuliers. Je voulais jouer sur cette faille politique et langagière, et l’ambiguïté de ces termes et positions dans la ville… Encore une fois, tu sondes l’ambigüité des rapports et des positions de chacun·e ? Exactement. Shalom Aleikoum, elle, est née au Maroc, alors que je cherchais à me reconnecter avec ma culture et mon histoire. Le Maroc tend à éluder l’importance de sa culture judéo-arabe, par hypocrisie et ignorance. Le pays et le Maghreb tout entier ont été le foyer de cette communauté juive qui a énormément participé à la construction de la vie et de la culture marocaine. Shalom Aleikoum est un clin d’œil à ce qu’on est et d’où on vient. L’expression est un mélange de « bienvenue ». Phonétiquement, c’est presque la même chose, cela signifie « Paix sur vous ».

Encore une fois, ce fut une pièce très problématique et difficile à réaliser, qui interrogeait, en dernière analyse, le statut d’un objet en œuvre d’art. Dans la culture magrébine, le mélange des langues a été compliqué, mais le fait de mettre de l’arabe – la langue sacrée du Coran – sur un support que l’on pouvait piétiner a soulevé, bien plus encore de questions lors de sa fabrication. En revanche et paradoxalement, le paillasson n’a fait l’objet d’aucune précaution particulière dès lors qu’il a été exposé. Les Marocains s’essuyaient naturellement les pieds dessus, alors que les occidentaux le contournaient, en raison de la sacralisation qu’ils et elles projetaient dans l’œuvre d’art… Comment définirais-tu ton rapport au blasphème ? Mon intention n’est pas de choquer ni de provoquer, mais de questionner et d’ouvrir le dialogue entre les cultures et les points de vue. Concrètement cette œuvre demeure un tapis, et sonde notre rapport à l’objet d’art et la polysémie.

Younes Baba Ali, Pulizia, 2016. Installation photographique et vidéo. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

Younes Baba Ali, Pulizia, 2016. Installation photographique et vidéo. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

MZ : Cette critique sociale, migratoire et muséale des rapports Nord/Sud s’accompagne souvent d’un humour grinçant, presque cynique. Je pense par exemple à Mécénat alternatif, un wall text où tu imprimes ton RIB sur le mur d’exposition, ou Ending your life under the sun, un cercueil transformé en cabine de bronzage. Quel est ton rapport à l’ironie et à l’humour ?

YBA : Je pense que c’est lié à ma culture magrhébine où, à force d’être limités, conditionnés et frustrés, seuls l’humour et la dérision nous permettent d’évacuer et d’agir. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreux humoristes internationaux sont d’origine magrhébine. Le fait de grandir avec une éducation marocaine, très contradictoire, voire hors du temps et décontextualisée de la globalisation contemporaine, opère des décalages. L’humour devient un moyen d’expulser notre mal-être, de rire de nous-mêmes. C’est aussi pourquoi je me suis senti à l’aise à Bruxelles. Du fait de sa culture surréaliste et de son autodérision permanente, le pays rit de ses propres failles et dysfonctionnements. J’utilise l’humour comme un langage populaire qui s’adresse à tout le monde, autant aux intellectuels qu’aux analphabètes qui évoluent d’un pays à un autre… L’absurdité te permet aussi de révéler des dysfonctionnements structuraux, comme les blagues sur la police dans l’œuvre Sirens. Sirens est issue d’un projet de recherche, débuté en 2014, à la Maison d’Art Actuel des Chartreux située en plein cœur de la capitale. Intitulé Brussels background, il faisait l’état des lieux de mon rapport à la ville et ses communautés. J’y présentais une série de pièces qui manifestaient un regard décalé sur Bruxelles ou ma propre expérience. Il y avait par exemple l’enseigne lumineuse Multiculturalism/Multicommunitarism, l’installation Zinneke qui établit un parallèle entre les nids communautaires de perruches immigrées dans la ville et les quelques 180 communautés que compte Bruxelles. Ou encore Être et ne pas avoir qui évoque, dans une esthétique de documentaire anonyme, toutes les manières de bénéficier et de naviguer dans le système de sécurité sociale belge.

Sirens partait du constat que la ville est traversée par des sirènes de police, au point de devenir l’identité sonore de Bruxelles. Cela induit une relation de pouvoir, où les individus sont constamment sous pression sonore, sans pour autant que la sécurité soit assurée, comme s’il y avait toujours le bordel, que quelque chose se passait en permanence dans la ville.

Ce projet est né dans le but de créer un pont entre les autorités et les diverses communautés bruxelloises avec lesquelles je travaillais. À l’origine, je souhaitais qu’une voiture de police circule et diffuse dans la ville des blagues dans la plupart des langues parlées à Bruxelles. Je voulais tisser un lien amical entre les communautés, et détendre les tensions des deux côtés. Pour des questions d’autorisation, je ne suis toujours pas parvenu à mettre en place cette action. Mais j’ai travaillé avec l’agent de police de la Brigade Canine de Laeken, Jean-Marie Vanoirbeek, sur la réalisation d’un portrait vidéo le mettant en scène en train d’apprendre, de réciter et de répéter, grâce aux personnes issues de la diversité, une quinzaine de blagues dans les langues les plus parlées de Bruxelles. L’image des forces de l’ordre se trouve inversée, l’autorité d’habitude coupée de sa population, s’approprie et s’intéresse à la culture des minorités.

Chaque farce révèle aussi la mentalité des communautés. Les blagues marocaines et indiennes évoquent la corruption dans la police, la portugaise parle de vol et l’italienne de machisme. Ici encore, j’ai fait le choix de ne pas traduire ni sous-titrer la vidéo afin de ne toucher et d’adresser ces messages qu’aux personnes concernées par la langue maternelle.

MZ : De fait, tes œuvres semblent toujours prises dans une ambiguïté qui ne saurait nous laisser indifférent·e·s, au risque d’être parfois mal comprises, voire censurées. Tu rencontres d’ailleurs souvent de grosses difficultés à mener tes projets à bien.

YBA : Je cherche en effet la limite du possible et à élargir le territoire créatif. Tout mon travail est axé sur la stratégie et surtout la négociation. Négocier et voir ce qu’il est encore possible de faire, tâter le terrain. Cela provient aussi de ma frustration relative au monde figé de l’art qui me pousse à perturber les limites, en fonction des territoires.

J’ai par exemple été invité par La Source du Lion, une structure culturelle indépendante à Casablanca en 2014, qui avait elle-même été conviée par le Mucem à Marseille, dans le cadre du projet Strange paradox. Je voulais alors connecter le Musée d’art moderne et contemporain de Rabat (MMVI), qui était en train d’ouvrir, avec le Mucem, par l’interaction des publics. J’ai proposé d’installer un système de surveillance vidéo et sonore dans le Musée à Rabat, dont le poste de contrôle était lui situé à Marseille et permettait donc au public français d’interagir sur et avec le musée et le public marocain. Cette œuvre entendait dévoiler la mainmise et les hiérarchies entre la France et le Maroc, dont la programmation étaient indirectement chapeautées par des institutions françaises. Je suis alors entré dans des procédures administratives auprès de la direction du MMVI de Rabat, et j’ai finalement obtenu des instances marocaines l’autorisation de faire cette intervention. La France, en revanche, m’a fait comprendre que ce ne serait pas possible, en prétextant des difficultés techniques qui n’existaient pas. La France n’assumera jamais ces rapports de forces alors que les faits sont là… Les limites de l’administration, du légal et du pénal se retrouvent dans nombre de tes pièces… Je ne cherche pas à enfreindre la loi ni à choquer ou blasphémer, mais je remets en question les faiblesses d’une administration ou d’une institution en prise avec ses contradictions. La continuité de cette proposition a finalement abouti au projet Everyting is a border, initié dans le programme d’échange international « Digital imaginaries » entre artistes, commissaires et scientifiques, et structures culturelles à Johannesburg, Dakar et Karlsruhe en 2018. Il faut savoir que l’Afrique du Sud est un pays extrêmement violent et insécure, où les foyers investissent près de 20 % de leur budget annuel dans des dispositifs de sécurité. Les quartiers s’organisent pour faire des rondes et assurer leur propre sécurité.

En réponse à ce phénomène, j’ai donc proposé de privatiser mon espace d’exposition. J’ai engagé une compagnie de surveillance sud-africaine à Cape Town pour contrôler à distance, par le biais d’annonces audio, une zone clôturée par des grillages dans l’espace du ZKM Museum à Karlsruhe, où le résultat de ce programme était présenté et exposé. Je leur avais communiqué un protocole, soit un ensemble de consignes à respecter au sein de cet espace, « ne pas mâcher de chewing-gum », « ne pas prendre de photo », « ne pas être plus de deux personnes », etc., qui caricaturait les comportements proscrits habituellement par l’institution muséale. Cette œuvre creusait l’imaginaire de la frontière et du panoptique globalisé par des bourdonnements et des cliquetis simulant des tensions électriques et un système de surveillance.

Je souhaitais renverser les situations et les rapports de forces en faisant surveiller un espace occidental par des Sud-Africains, et montrer les divers niveaux d’éducation à la sécurité qui traversent le globe.

MZ : Tu prends l’espace public comme espace d’exposition et inversement. Dans Untitled Kanal (2019), réalisée dans les vestiaires de l’ancien garage Citroën à Kanal — Centre Pompidou, tu animes les casiers qui s’ouvrent et claquent. Cette œuvre met les spectateur·rice·s et l’institution face à l’histoire ouvrière qui les précède, mais aussi face aux enjeux politiques et sociaux de l’implantation du Musée. Quelles seraient pour toi les problématiques auxquelles doit se confronter le Musée du futur, initié par le Wiels en 2017 ?

YBA : Le musée doit-il se restreindre à son espace physique ? Contrairement à d’autres formes culturelles comme les Biennales et les Festivals, les Musées ont tendance à ne pas faire l’effort de se rapprocher des publics et des collectivités territoriales, ou à ne pas prendre au sérieux ces enjeux. Pourquoi ne pas créer des complexes culturels transversaux qui diversifient ces activités, comme des Môles. Il est vrai qu’en France, dès lors qu’on s’exprime en ces termes, des voix s’élèvent pour crier au divertissement. Mais le Centre Pompidou ou le Louvre ne sont-elles pas les plus grosses institutions de ce tourisme culturel dénoncé au nom de sa vocation populaire ? C’est aussi une question de volonté, et le désir d’intéresser les publics pour en tirer un bénéfice autre que financier. Ici en Belgique, la consommation des Musées est absolument différente de celle qui se joue en France, la gratuité pour les jeunes et les personnes précaires tient lieu de nourriture intellectuelle. Un bon Musée révèle une société saine… Nous revenons alors à notre première question, avec cette inscription de tes activités en marge des circuits conventionnels et de l’hypocrisie marchande. Je dois avouer que je prends de plus en plus de plaisir à participer à des projets de recherche, parfois même complétement immatériels… Est-ce une volonté de fonctionner sous les radars et dans l’ombre d’un camouflet afin que les effets soient plus redoutables ? Complètement, je joue en mode infiltré ou guérilla. J’essaie de perturber par des micro-gestes en me faisant passer pour un artiste. J’ai toujours aimé les actionnistes viennois qui rentrent dedans sévèrement, mais je n’oserais jamais me mettre sur le devant de la scène. Je pousse les limites et les miennes à l’extrême, mais en agissant de manière discrète, sous la trame. Je pose des petites bombes ou détonation, tout en restant gentil, sans ligne de front.

En couverture : Younes Baba Ali, Zinneke, 2014. Installation in situ, dimensions variables. Courtesy de l’artiste.

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