Ep02S01 : Road-movie Cruise, until the end of the world #forever
portrait

œuvre, 10 septembre 2020

Ep02S01 : Road-movie Cruise, until the end of the world #forever

La fête est finie

Investigation par Éric Mangion

Sommaire

En septembre 2019, le duo Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot, ex-La cellule (Becquemin&Sagot), embarque sur un énorme paquebot de croisière pour une traversée de la Méditerranée. Elles en tirent Road-Movie Cruise/Until The End of The World #forever, un film composé de dizaines de petites scènes qu’elles ont postées tout au long de l’été dernier, sur Instagram. Cette aventure au cœur d’un monstre marin illustre et dénonce un style de vie et une économie qui sombrent sous nos yeux.

[ 1 ]

Le titre original de la série est Love Boat. L’expression « la croisière s’amuse » ne concerne donc que les amateurs francophones.

[ 2 ]

Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot ont déjà réalisé deux œuvres en forme de road movie. Road-movie péplum, deux sirènes chez les Argonautes en 2017-2018 et Road-movie Pop-corn en 2014-2016. Le premier était une traversée de la ville de Montpellier vue comme une cité antique. Le second, une exploration de villes balnéaires du Languedoc.

[ 3 ]

Cet article de David Foster Wallace est publié en français dans l’ouvrage Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas (éditions Au diable vauvert), recueil de sept textes sur des sujets aussi divers que la télévision, le tennis, la Foire de l’Illinois et bien sûr le tourisme de croisière.

En quelques années les paquebots de tourisme sont devenus les symboles du Capitalocène, c’est-à-dire d’une économie généralisée qui a perdu tout sens de la raison. Les images de ces gigantesques bâtiments défigurant Venise et sa lagune (et bien d’autres sites encore) ont fait le tour du monde. Mais au-delà du déséquilibre environnemental et économique qu’ils provoquent, ils ont réussi à incarner l’imbécilité la plus consternante au travers de deux faits divers tragico-burlesques qui ont marqué l’actualité. En janvier 2012, Francesco Schettino, commandant du Costa Concordia, s’approche trop près des côtes toscanes pour épater une jeune femme auprès de qui il roucoulait… Après avoir heurté des récifs, la coque est éventrée sur 53 mètres de long et 7,30 mètres de large : le bateau prend l’eau immédiatement. Magnifique jusqu’au bout, le commandant abandonne au plus vite le navire en plein naufrage avec plus de 4 000 passager.ère.s. Bilan : 32 morts, des dizaines de blessés et des centaines de millions d’euros perdus dans la remise à flot et la réparation du paquebot. Plus récemment, le 21 mars 2020, alors que le Celebrity Apex est en quarantaine dans le port de Saint-Nazaire, les quelque 1 400 membres de l’équipage confinés pour cause de présence à bord du Covid-19, organisent une fête dans l’une des discothèques du bâtiment. Une vidéo postée sur Snapchat trahit les joyeux drilles. Le virus se propage de plus belle, leur confinement est prolongé et l’affaire devient la risée de millions d’internautes.

Il n’y a pas si longtemps, le tourisme de croisière représentait pourtant dans l’inconscient collectif le symbole de l’élégance désuète et de la douceur du voyage entre gens de bonne compagnie. La série TV La Croisière s’amuse (diffusée dans de nombreux pays entre 1977 et 1987) – qu’alors seuls les plus de 60 ans regardaient – est devenue culte. Tout le monde ou presque connaît l’univers de pacotille du Pacific Princess, théâtre d’historiettes d’amour surjouées qui se terminaient systématiquement dans l’allégresse, grâce notamment à la complicité potache des membres de l’équipage. « La croisière s’amuse » est même devenue une expression en soi, l’expression de la légèreté et de l’insouciance1. Sauf qu’aujourd’hui la fête commence à sentir le moisi. Ces paquebots blancs, massifs et métalliques ne font plus du tout rire.

Actrices de leur aventure

C’est cette atmosphère de fin de partie qu’Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot ont « souhaité vivre de l’intérieur pour mieux l’éprouver » en embarquant sur l’Oasis of the Sea, énorme engin de 220 000 tonneaux construit en 2010, de 361 mètres de long sur 66 de large pour 525 000 m² de tôle d’acier, 5 000 km de fils électrique, 90 000 m² de moquette et 4,1 millions de litres d’eau douce consommée chaque jour. Le navire est étatsunien mais le drapeau est celui des Bahamas, caractéristique des pavillons dits de complaisance qui, selon la définition en vigueur depuis 1974, autorise « la propriété réelle et le contrôle dans un pays autre que celui du pavillon sous lequel [le navire] est immatriculé ». Ce flou juridique permet aux propriétaires d’échapper aux règles de la fiscalité internationale, de la sécurité et du droit commun. A l’intérieur, ce paradis fiscal flottant ressemble à s’y méprendre à un vaste mall californien, clinquant et rutilant, dans lequel la consommation est reine.

Septembre 2019 : départ de Barcelone direction Palma, puis Marseille, la Toscane (visite obligée de Florence), Rome, Naples et retour à Barcelone, le tout sur un rythme effréné, avec 6 500 passager.ère.s et 2 300 employé.e.s à bord. Les artistes se donnent pour mission d’explorer le bateau en une semaine, son architecture mais aussi ses usages et fonctions : la soirée blanche ou la soirée du capitaine « pour madame » avec « les jolies hôtesses pour monsieur », la trentaine de bars et de restaurants, les discothèques, boutiques en tous genres, spa, planétarium, salles de jeux et de sport, murs d’escalade, piscines et même piste de footing qui emprunte les innombrables couloirs. L’équipage est hyper professionnel. L’information est partout. Soit par les messages régulièrement diffusés dans les coursives. Soit à travers une application qui énumère les activités du jour : la météo, l’organisation d’ateliers (pliage de serviettes), le calendrier des soirées et le dress code, et surtout les mesures d’hygiène, avec une vraie hantise des virus gastriques (le Covid n’avait pas encore fait son apparition). Tout est sous contrôle. Même si les déplacements sont toujours fluides (jamais de longues files d’attente), l’expérience est éprouvante tant le bâtiment est immense. C’est l’empire de la démesure !

Le voyage est préparé avec le désir de réaliser sur place des petites actions fondues dans la masse, des sortes de micro-fictions qui mettent en scène de manière décalée la vie quotidienne de tout ce peuple en goguette. Actrices de leur aventure, fausses jumelles, doublures ou avatars jouant sur les clichés de la représentation féminine, les deux artistes incarnent toutes sortes de rôles : maîtresses-nageuses, midinettes ébahies, rêveuses, noceuses, se faisant même appeler par le commandant les French Ladies. Elles se sont équipées du minimum pour filmer : une caméra de type GoPro basique (la G-EYE 900) ainsi qu’un iPhone 8 et un trépied. Tournant sans aucune autorisation, elles se débrouillent avec l’architecture, les angles, les points de vue, les lumières naturelles ou artificielles et filment en Full HD. Les images sont assez belles, ces bâtiments possèdent indéniablement une vraie photogénie. Repoussants et malgré tout fascinants par leur caractère hors-norme, ils suscitent chez beaucoup d’entre nous une indéniable ambivalence. Le résultat est parfois hilarant, avec un sens affirmé du burlesque cinématographique, un art de la scène courte où prime la déstabilisation des corps et du décor (par exemple le moment de danse éméchée sur le terrain de basket ou les incantations/méditations hindoues sur un pont de service). Il y a du Jacques Tati dans leurs attitudes. Il y a aussi des fantasmagories, notamment dans une scène où les deux artistes sont déguisées en phénix sur le pont avant. Vêtues d’une cape, elles jouent aux vigies qui observent le monde en train de se consumer. Les phénix symbolisent cette disparition, dans l’attente hypothétique que la vie renaisse de ses cendres. Ce n’est pas pour rien qu’elles ont sous-titré leur projet « 1. La nef des fous, 2. Allégorie de la débauche et du plaisir, 3. La mort et la misère » en référence directe au triptyque de Jérôme Bosch. Mieux que quiconque, par un humour corrosif et des visions délirantes, le peintre flamand savait décrire les affres de la comédie humaine tout comme les promesses de son effondrement.

Et vogue le navire

Mais, en définitive, ce qui ressort de cette expérience, ce n’est pas tant l’humour allégorique que l’impression de désuétude. Le montage des images participe de cette atmosphère : 42 courtes scènes de 2 à 3 minutes chacune, réalisées à l’identique et selon le même rythme, destinées à la réalisation d’une série en trois saisons basées sur le triptyque de Bosch. Chaque épisode a été posté sur Instagram à 19 heures à partir du 4 juillet dernier, tels des souvenirs de voyage touristique, égrenés au jour le jour. Instagram est l’outil idéal pour représenter l’insistance narcissique de notre monde qui se moque de tout sauf de sa propre image. Les saynètes, mises bout à bout, composent, comme le titre de l’œuvre l’indique, un road movie2, un film sur l’errance. La bande-son est du même acabit : mièvre musique à connotation hawaïenne qui pourrait tout aussi bien accompagner une bluette pour la télévision que se retrouver dans n’importe quel ascenseur d’hôtel 2 étoiles. Les voix en anglais sont celles de l’application qui rythme la vie quotidienne de l’Oasis of the Sea. Chaque scène se termine sur l’image désenchantée d’un horizon nuageux et répétitif avec toujours la même phrase en fond d’écran : Until the end of the world, suivi du hashtag #forever. Cette répétition est celle de l’horizon de la mer omniprésent mais aussi celle du moteur qui n’arrête pas de tourner, même lorsque le navire est à quai (afin de produire en permanence de l’électricité pour assurer nuit et jour toutes les fonctionnalités du bâtiment). La boucle est incessante, lancinante, d’un ennui déprimant.

C’est sans doute pour cette raison qu’Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot lisent par trois fois en voix off des extraits différents d’un texte de David Foster Wallace, génial et percutant écrivain américain, qui s’est suicidé en 2008, et avait du mal à supporter la vulgarité de ses contemporains. Il avait embarqué en 1996 pour les Caraïbes sur un paquebot similaire afin de rédiger un article pour le magazine Harper’s Bazaar3. Il y faisait déjà le récit d’un passager pas comme les autres, épiant la vanité de cet aveugle emballement touristique. « J’ai entendu des adultes nantis demander au Bureau Relations Clientèles si la plongée avec masque et tuba nécessitait qu’on se mouille, si le ball-trap aurait lieu en plein air, si l’équipage dormait à bord et à quelle heure se tenait le buffet de minuit… » Et d’ajouter sans concession : « Les vacances offrent un répit au déplaisant, et comme la conscience de la mort et de la décomposition sont des choses déplaisantes, il peut sembler étrange que les vacances dont les Américains rêvent par-dessus tout impliquent de se retrouver sur une gigantesque machine de mort et de décomposition. » La messe est dite !

Une fois que nous aurons fait le tour de la terre, découvert et usé ses moindres recoins, et même ses profondeurs marines, il faudra bien inventer d’autres destinations touristiques. Le prochain road movie d’Emmanuelle Becquemin et Stéphanie Sagot est prévu dans l’espace. « Nous nous y perdrons, nous y collecterons images, impressions, expériences, en gardant en tête cette question : peut-on réserver le ciel ? »

Couverture : Ep02S01 : Road-movie Cruise, until the end of the world #forever, 2020
courtesy H Gallery (Paris)

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