La poésie sonore
portrait

forme, Poésie sonore, 21 mars 2019

La poésie sonore

La poésie sonore comme émancipation du langage

Investigation par Éric Mangion

Sommaire

Résolument alternative, la poésie sonore est une branche de la littérature méconnue. La raison principale en est peut-être qu’elle échappe au langage traditionnel : les mots sont transformés en sons et les sons deviennent des mots. Derrière ce renversement se cache une conception du langage comme pratique sociale. Cette idée a accompagné les révolutions esthétiques des avant-gardes du début du xxe siècle. Il fallait lutter contre les systèmes et les dogmes, à commencer par les règles imposées du langage. Les temps ont changé, les combats aussi. Mais à l’heure où les nouvelles technologies formatent le verbe, où l’oralité et la parole sont omniprésentes, la poésie sonore conserve toute son actualité et sa singularité.

La poésie sonore est couramment définie comme une forme de poésie qui utilise les possibilités offertes par les outils technologiques pour transformer la voix et les sons produits par le corps en les mixant avec toutes sortes de sonorités naturelles (issues du monde réel) ou artificielles (issues d’instruments).

Elle est avant tout une poésie qui s’affranchit du livre, donc de la lecture, mais aussi dans la plupart des cas des mots et de la sémantique. S’ils sont présents, les mots prennent une texture sonore. Ils peuvent être déclamés, répétés, chuchotés, déformés, fragmentés ou inventés. Très souvent il ne s’agit même plus de mots mais d’onomatopées, de babillements, d’échos, de résonances, de bruits domestiques, de souffles, d’étouffements, de râles, de vibrations, de frottements, voire de hurlements d’aliénés, de cris de douleur ou de bruits d’animaux.

Le spectre de la prosodie – l’inflexion, le ton, la tonalité, l’intonation, l’accent, la modulation que nous donnons à notre expression orale – est très large. Les poètes s’appuient souvent sur la phonétique – les sons du langage – au travers de techniques articulaires (positions et mouvements des organes utilisés pour la parole par son émetteur), acoustiques (transmission de l’onde sonore entre son émetteur et son récepteur) ou auditives (façon dont les sons sont perçus et décodés par son récepteur). Le langage devient complexe, plastique. Il se forme et se déforme par exercice ou processus de répétition, d’accélération, de réverbération, de saturation, d’altération, mais aussi de césures ou d’ellipses et bien d’autres techniques encore.

Les cabarets

Cette poésie trouve son origine dans les années 1870-1880 au sein des cabarets enfumés qui connaissent alors un énorme succès dans la plupart des villes d’Europe. On y boit, on y chante, on s’invective, on déclame des textes, on joue des scènes de la vie quotidienne dans un esprit de révolte, de joie ou d’ironie. L’« animateur » de cabaret n’est ni un artiste impressionniste, ni un peintre pompier. Il refuse les catégories. Il est souvent un musicien aventureux, un journaliste libertaire, un poète marginal, un bohème issu de l’esprit dandy né quelques années plus tôt. À Paris, la Commune et la fin de la censure vont jouer un grand rôle. L’affichage urbain se démocratise et permet aux cabarets de mettre en place de véritables campagnes de marketing tout à fait innovantes pour l’époque. Le Chat noir est le plus emblématique de ces lieux interlopes.

L’origine

Mais c’est réellement dans l’avènement des avant-gardes au début du xxe siècle que la poésie sonore va se théoriser, devenant le fer de lance d’une nouvelle esthétique. En 1912, en pleine bataille d’Andrinople en Turquie, Filippo Tommaso Marinetti, fondateur du Futurisme (1909) et auteur d’une « enquête internationale sur le vers libre » (1905) écrit un texte intitulé Zang Tumb Tumb, suite d’onomatopées censées décrire « l’orchestre d’une bataille ».

En 1913, un autre futuriste, Luigi Russolo écrit un texte manifeste qui va marquer l’histoire de l’art du xxe siècle : L’art des bruits. Il y soutient l’idée que l’oreille humaine s’est familiarisée avec la vitesse, l’énergie et le bruit de l’environnement sonore urbain et industriel, et que cette nouvelle palette sonore nécessite une approche renouvelée des instruments et de la composition musicale. Il expose un certain nombre de conclusions dans lesquelles il décrit la manière dont l’électronique et d’autres technologies permettront aux musiciens du futur de « substituer le nombre limité de sons que possède l’orchestre aujourd’hui par l’infinie variété de sons contenus dans les bruits, reproduits à l’aide de mécanismes appropriés ».

Les futuristes russes (Velimir Khlebnikov, Alexeï Kroutchenykh et Ilia Zdanevitch) inventent quant à eux le zaoum (1913), une poésie qui vise principalement l’organisation des sons pour eux-mêmes. Zaoum est composé du préfixe russe za- (« au-delà ») et du mot oum (« esprit ») et peut se comprendre comme « trans-mental ». Le zaoum n’a ni règles grammaticales, ni conventions sémantiques, ni normes de style. Il exprime uniquement les émotions et les sensations primordiales. Les sons précèdent les significations et représentent un élément naturel, donc universel, de la communication humaine.

Le Cabaret Voltaire de Dada est inauguré à Zurich le 5 février 1916 non pas par une exposition mais par des gestes, des sons et des mots, ainsi décrits par Hans Arp : « Sur la scène tapageuse, hétéroclite et surpeuplée, plusieurs figures étranges et bizarres […]. Autour de nous, les gens crient, rient et gesticulent. Nos répliques sont des soupirs d’amour, des salves de hoquets, des poèmes, des meuglements et des miaulements de bruitistes médiévaux. Tristan Tzara tortille son derrière comme le ventre d’une danseuse orientale. Marcel Janco joue d’un violon invisible avec coups d’archets et raclements. Emmy Hennings, au visage de madone, fait le grand écart. Richard Huelsenbeck martèle sans arrêt une grosse caisse. Hugo Ball l’accompagne au piano, aussi pâle qu’un fantôme de craie. On nous conféra le titre honorifique de nihilistes. »

L’Ursonate (1921-1932) du dadaïste Kurt Schwitters est certainement le poème le plus emblématique venu des avant-gardes. Mais si cette œuvre est si connue, c’est peut-être parce qu’elle est la première à avoir été enregistrée par son auteur (une première fois en 1932). Néanmoins, on ne peut pas vraiment considérer ce poème comme de la poésie sonore. Aucun son extérieur, aucune intervention technique ne sont réellement présents dans cet enregistrement. Il est toutefois un trait d’union exemplaire entre deux époques.

L’apport de la machine et des techniques

Ce qui différencie la poésie sonore d’une poésie essentiellement phonétique telle qu’elle était pratiquée dans la première partie du xxe siècle, c’est avant tout l’apport de la machine et donc des technologies. Le corps, la bouche, les sons des mots ne sont plus les seuls protagonistes. Les techniques d’enregistrement qui se simplifient et se démocratisent au fil des années permettent non seulement d’enregistrer les poèmes et d’inventer de nouveaux modes de diffusion, mais également de superposer aux mots et aux sons produits par le corps des sources sonores extérieures.

Le philologue suisse Paul Zumthor – spécialiste des textures grammaticales et linguistiques des textes, lui-même poète et proche du monde artistique entre les années 1950 et 1970 – insiste sur le large usage des médias électroniques par la poésie sonore à partir des années 1950 : « Un lien étroit, presque génétique l’attache aux techniques. »

Les appareils ReVox vont jouer un grand rôle. Conçus en 1948, commercialisés à partir de 1951, leur succès est foudroyant, particulièrement dans les studios des stations de radio. Ils sont pour l’époque légers et simples à manipuler. La bande magnétique devient une source d’inspiration autant technique que poétique. Elle se coupe et se superpose selon les mêmes principes du collage développés par les peintres modernes quelques années plus tôt, mais aussi selon la technique du cut-up inventée par les poètes Gil Wolman et Bryon Gysin : un texte original est découpé en fragments aléatoires puis recomposés pour produire un texte nouveau. La bande magnétique permet également l’invention d’un nouveau son, reconnaissable entre mille par sa matière sonore presque métallique, faite de particules d’oxyde de fer assemblées et aimantées sur un film plastique souple. La fameuse formule du théoricien canadien de la communication Marshall McLuhan The medium is the message prend ici tout son sens.

Bryon Gysin, I am that I am – 1958

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La musique concrète

Les années 1950 voient aussi se développer la musique concrète qui doit également son essor à la simplification de techniques électroacoustiques. Son maître d’œuvre et maître à penser, Pierre Schaeffer, parlait d’une musique « constituée à l’aide d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore ». On découvre des musiciens comme Karlheinz Stockhausen ou Edgard Varèse et son Poème électronique (1953) – qui lui-même avait été influencé trois décennies plus tôt par les recherches de Russolo. La musique quitte ainsi les instruments traditionnels pour épouser les technologies de son temps. Elle quitte surtout le domaine purement musical pour s’apparenter à ce qu’on appelle désormais les arts sonores.

Le lettrisme et le son

Même si le poète belge Paul De Vree est a priori le premier en 1948 à avoir enregistré par montage et superpositions de différentes sources sonores un poème dans un studio de la radio d’Anvers, les lettristes ont incontestablement joué un rôle charnière. Non seulement ils ont réactivé les expérimentations du Futurisme et de Dada que deux sombres décennies avaient rejetées dans l’oubli, mais ils ont surtout placé le son au cœur de leurs préoccupations théoriques et pratiques. Isidore Isou affirmait que son Traité de bave et d’éternité (1951) était avant tout un film sonore. Il y invente le son discrépant, c’est-à-dire totalement disjoint de l’image. Tambour du jugement premier (1952) de François Dufrêne ne comporte quant à lui ni écran, ni image, ni pellicule. Le film n’existe que par la parole de quatre intervenants/performeurs (Wolman, Marc’O, Guy Debord et Dufrêne lui-même) qui, tour à tour, énoncent des aphorismes dans la salle. Quant à L’Anticoncept de Wolman (1952), il n’est qu’un long poème « projeté tel un projectile » sur un ballon-sonde flottant dans l’espace. Les Mégapneumes de Wolman (poèmes basés sur le souffle) ou les Crirythmes de Dufrêne (sons organiques issus du corps) sont interprétés pour la première fois entre 1952 et 1953, et enregistrés quelques années plus tard.

Mais ce n’est qu’en 1958 à son retour du service militaire au Maroc que Dufrêne manipule la bande magnétique comme un matériau à part entière pour composer Paix en Algérie. De phonétique la poésie devient sonore. Elle se compose désormais en trois dimensions : corps, langage et machine.

Henri Chopin et Bernard Heidsieck

Il est toujours délicat de nommer un acte fondateur ou un génie tutélaire, même si Dufrêne et Wolman méritent leur place au panthéon. Mais ce sont Henri Chopin et Bernard Heidsieck qui incarnent le mieux cette nouvelle forme d’expression car non seulement ils la pratiquent de manière régulière, mais ils la diffusent et la théorisent. Leur dualité est d’ailleurs fort instructive. Le premier dépasse largement le verbe, même phonétique, pour tendre vers une expression uniquement sonore, tandis que le second maintient la sémantique. Chopin fonde la revue OU, sur disque vinyle, principal propagateur de poésie sonore entre 1964 et 1974. Heidsieck organise quant à lui de multiples manifestations dans lesquelles commencent à se croiser toutes sortes de poètes contemporains.

Internationalisation

En cette fin des années 1950 et début années 1960, la poésie sonore s’internationalise en Grande-Bretagne (Bob Cobbing), Suède (Sten Hanson ou Åke Hodell), Allemagne (Carlfriedrich Claus ou Franz Mon), Brésil (Augusto de Campos ou Décio Pignatari), Belgique (Paul De Vree), Italie (Arrigo Lora Totino), États-Unis (John Giorno ou Charles Benjamin Amirkhanian), Japon (Seiichi Niikuni), Tchécoslovaquie (Ladislav Novák), Uruguay (Clemente Padín), Pologne (Klaus Groh), Suisse (Arthur Pétronio), Canada (The Four Horsemen). Sans oublier Brion Gysin, artiste sans patrie déterminée qui fait figure de lien entre ses influences Dada et surréalistes, la peinture abstraite, les expériences littéraires et humaines de la beat generation américaine et la poésie expérimentale européenne. Son poème tautologique I Am That I Am (1958) réalisé avec l’aide d’un programme informatique aléatoire programmé par l’ingénieur Ian Sommerville est un modèle du genre.

Le développement du vinyle, les progrès de l’analogique, les premiers synthétiseurs, des vocodeurs ou sampleurs, l’accès facilité aux studios d’enregistrement des radios, et plus généralement de ce que les anglo-saxons appellent le broadcasting, c’est-à-dire de tous les moyens de transmission, sont pour beaucoup dans le développement planétaire de cette nouvelle pratique artistique.

Les différents styles

Mais sous couvert d’une universalité formelle, les contenus sont sensiblement différents selon les contextes ou les personnalités.

Les Brésiliens sont par exemple influencés par la poésie concrète, à caractère conceptuel, graphique et tautologique. Le poème devait être « une réalité en soi » plus qu’une déclaration sur la réalité, « aussi compréhensible que les signes dans les aéroports ou les rues ».

Certains sont forcément marqués par leur environnement politique, sous les dictatures sud-américaines (Clemente Padín) ou sous les régimes communistes d’Europe de l’Est (Ladislav Novák).

D’autres comme Gerhard Rühm et Ernst Jandl (Autriche) ou Emmett Williams et Jackson Mac Low (États-Unis) appartiennent à des courants artistiques élargis : le Wiener Gruppe pour les premiers et Fluxus pour les seconds.

Fidèle à sa marque de fabrique contestataire, la poésie sonore épouse les mouvements d’émancipation de son temps. Katalin Ladik (Serbie) ou Carolee Schneemann (États-Unis) sont parmi les premières artistes femmes en ce domaine. Elles inventent chacune à leur manière un langage enclin aux préoccupations féministes et tiennent à le revendiquer haut et fort. Cette attitude détonne dans un milieu de la poésie à l’époque très masculin.

La poésie sonore accompagne par ailleurs une autre forme émergente d’art à partir du début des années 1960 : la performance. La confrontation avec le public est le meilleur moyen de conserver cette part de spontanéité, voire d’improvisation issue des avant-gardes face à l’usage de plus en plus croissant des technologies. L’art de la performance est celui du corps dans l’espace. Giovanni Fontana (Italie) est par exemple un remarquable performer qui avec très peu de moyens parvient à occuper pleinement le périmètre qui l’entoure. Heidsieck qualifiait son propre art de « poésie-action » et ses poèmes de « partitions ». La performance est ici résolument performative : « Quand dire, c’est faire », selon l’expression du philosophe anglais John Austin.

Clemente Padín, Descubrimiento del fuego – 1978

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Carolee Schneemann, Mother Lexicon – 1981

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Auto-complaisance et dérives

Mais comme toute forme de création, la poésie sonore n’échappe à l’auto-complaisance. Cette dernière se traduit par les exagérations expressives, les invectives, les vociférations ou les déclamations qui parfois gangrènent les performances. Elles avaient peut-être un sens jusque dans les années 1950, comme autant de cris jaillis du corps pour un art qui se pensait acte d’émancipation contre tous les systèmes, les dogmes et les croyances. Mais les utopies n’ont plus le même visage : les principes issus des avant-gardes sont remis en cause (notamment la croyance dans un langage universel comme lien social), et il est ridicule de vouloir rejouer les mêmes combats alors que les temps ont changé. Une imposture revendiquée en tant que telle par Dada peut apparaître aujourd’hui comme une posture académique.

Il existe aussi chez certains poètes une fascination trop envahissante pour les nouvelles technologies qui peuvent parfois annihiler toute forme de poésie et créer un trop-plein de formalisme. La poésie sonore n’est pas uniquement numérique ou électronique. Après avoir démoli les règles de l’expression, elle ne doit pas s’enfermer dans des nouveaux principes trop étouffants.

L’autre dérive serait un attachement trop musical, en l’occurrence au travers des dérivés du Slam qui certes représente une authentique forme de poésie contemporaine, mais qui, à l’exemple de la poétesse Kate Tempest, s’inscrit dans une logique fort différente, car parfaitement « parlée» et « chantée ». Le rapprochement avec la musique populaire est très complexe à établir. Dans son ouvrage Lipstick Traces (1989), le critique musical américain Greil Marcus a dressé une généalogie – « secrète » selon ses termes – partant de la poésie phonétique puis sonore jusqu’au mouvement punk. L’idée est pertinente et défendue avec brio. Mais il est difficile de comparer la poésie sonore à quoi que soit. Faute de recherche plus poussée, la seule affirmation qu’il est possible de défendre ici, c’est qu’elle est indissociable du phénomène d’amplification électrique qu’a connu le rock à partir du milieu des années 1950.

Variations contemporaines

Certains poètes sonores ont su évoluer avec leur temps. Le numérique propose désormais une immense palette de possibilités. Ian Hatcher (États-Unis) s’appuie sur des algorithmes pour varier ses gammes sonores. Anne Le Troter (France) travaille à partir de banques de données issues du Data. Jörg Piringer (Autriche) s’immisce quant à lui dans des systèmes interactifs, sur des communautés en ligne et même sur des jeux vidéo. Eduard Escoffet (Espagne) ou Steven J. Flower (Grande-Bretagne) sont des activistes touche-à-tout, capables de transcender les techniques par l’usage de plus en plus fréquent des tables de mixage.

Les sons ont certes perdu de leur texture analogique qui faisait une grande partie de leur charme, mais ils ont gagné en finesse, en rythme. Le vœu d’une spatialisation des sons, porté particulièrement par le couple Ilse et Pierre Garnier (France) dans les années 1950 et 1960 (poètes peu connus mais fondamentaux) prend aujourd’hui réellement forme. Cette nouvelle dimension est par exemple présente chez Rike Scheffler (Allemagne) qui fait preuve d’une exigence particulière dans les systèmes de diffusion de ses œuvres. Ce n’est pas un hasard si elle a travaillé avec le plasticien Olafur Eliasson (Islande), connu justement pour ses ambitieuses installations dans l’espace.

 Eduard Escoffet, (et) parlo – 2001

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Pratique sociale et théorie de l’information

Mais au fond ce qui prédomine encore et toujours dans la poésie sonore contemporaine, c’est son rapport au langage. Pour les avant-gardes du début du xxe siècle, adeptes de la tabula rasa et de la refonte totale de l’art, on ne pouvait pas imaginer une nouvelle forme de création sans changer le monde et donc sans changer le langage. Tzara haïssait par exemple le langage lisse, propre et formaté, qu’il considérait comme « journalistique ». Le langage Dada devait refléter la complexité chaotique de la vie.
Pour le linguiste et théoricien russe Victor Chklovski, proche des futuristes de son pays, la littérature doit se penser comme une pratique sociale. Concrètement, elle doit s’impliquer dans notre vision des choses, non pas uniquement dans la description narrative des événements, dans le réalisme ou dans la fiction, mais aussi dans les formes mêmes de l’écriture. Chklovski développe ainsi le principe de « défamiliarisation », c’est-à-dire l’invention de « procédés destinés à rendre l’écriture poétique, à transformer le familier par l’insolite ». Il fallait pour cela abolir le sens ancien des mots, effacer toute les logiques séculaires du vocabulaire, recycler les formes usées de la syntaxe et refondre les associations d’idées qui polluent le discours dans ses automatismes. Autrement dit, il fallait détruire la rationalité du langage, source selon Dada et les futuristes du conformisme inhérent aux sociétés bourgeoises et assoupies.
Cette pensée théorique que les avant-gardes incarneront dans la poésie sonore est bien sûr liée aux utopies qui furent les leurs. On peut la juger idéaliste et inapplicable. Elle rebondit pourtant avec un point de vue a priori radicalement opposé à la fin des années 1940 avec la théorie de l’information développée par le mathématicien américain Claude Shannon. Ce dernier met en effet sur pied une pratique techno-communicationnelle de la communication, essentiellement par le codage de l’information, la compression des données et la cryptographie. Shannon était un pur ingénieur travaillant pour la société de communication Bell. Sur le papier, il n’avait rien d’un idéaliste. Et pourtant, parmi ses hobbies, et pour illustrer ses propos, il inventa « la machine inutile », destinée à s’éteindre par le mécanisme de sa mise en marche. Le On active le Off. Cette incongruité caractérisait à ses yeux « les situations ubiquitaires où la communication réside paradoxalement dans l’absence de communication, l’utilité dans l’absence d’utilité ».
Aussi paradoxal que cela puisse paraître cette théorie de l’information, probabiliste et techniciste, fait écho aux travaux des poètes sonores car elle remet en cause elle aussi la logique purement sémantique du langage par l’utilisation d’un ensemble de signes et de codes qui n’ont rien à voir avec ses usages traditionnels. Elle trouvera également un écho dans la musique contemporaine avec le compositeur Iannis Xenakis qui développera à partir de 1956 une musique dite stochastique (par calcul des probabilités), très proche là encore des conceptions analogiques de la poésie sonore.

Une nécessité

Aujourd’hui, même si les esprits révolutionnaires ne sont plus les mêmes, la volonté de remettre en cause la structuration du langage reste encore une nécessité, essentiellement face à toutes les formes de standardisation. L’anglais de Wall Street remplace celui de Shakespeare et s’impose aux quatre coins du monde au détriment des langues vernaculaires. L’oralité a certes le vent en poupe – les podcast prolifèrent – mais le temps de parole est de plus en plus minuté, chronométré par rapport aux contraintes d’attention des auditeurs. Notre société occidentale aime parler ; elle aime surtout commenter en réduisant le jugement ou le raisonnement à des formules lapidaires que les réseaux sociaux entretiennent. Les éditorialistes remplacent bien souvent les philosophes. Mais on s’intéresse peu aux formes du langage en tant que telles, à leur capacité à dire des choses. Le langage n’est pas que verbal. En devenant sonore, il tendrait à devenir universel. Mais un son est-il vraiment universel ? Certainement pas. Les sons obéissent à la même logique que les mots. Leur sens et leur portée varient en fonction des contextes.
C’est pourquoi la poésie sonore est toujours pertinente. Quand on écoute aujourd’hui Maja Jantar (Belgique) ou Violaine Lochu (France), on est frappé par la dimension polyphonique et multilinguiste de leur poésie. Kgafela Oa Magogodi, un des rares artistes africains (Zambie) connu dans le domaine de la poésie sonore, rappelle à quel point les sonorités orales jouent un rôle essentiel dans la construction complexe et diversifiée des langues africaines.

Maja Jantar, Portal to gates – 2008

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Violaine Lochu, B-babil – 2016

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Transformation de la littérature

De manière paradoxale, si les nouvelles technologies sont en partie responsables de la rationalisation digitale du langage par un excès de simplification, elles sont également une occasion de sortir de ses logiques traditionnelles. Même si Kenneth Goldsmith (le créateur de la plateforme UbuWeb) n’est pas un poète sonore et encore moins un révolutionnaire romantique, il défend les nouvelles possibilités qu’offrent le numérique et internet pour une possible transformation de la littérature. Il est l’un des champions de la « poésie post-Internet» : des formes qui utilisent les moteurs de recherche, les blogs, et font de la corne d’abondance du Web leur matière première. Ubu constitue d’ailleurs la plus grande source d’archives disponible sur la poésie sonore, comme sur toute forme de création expérimentale liée à l’image ou au son.

Esprit alternatif

La poésie sonore n’est donc pas le territoire de la résistance du corps humain contre la machine. Elle n’est pas non plus un corps cybernétique qui aurait créé la fusion de ces deux entités. Elle reste avant tout un corps humain, mais un corps qui sait se servir à bon escient des outils de son temps. Elle représente une sorte de langage primitif, un langage qui aurait préexisté à celui que nous pratiquons depuis les débuts de la civilisation et en même temps une tentative de dépassement : un post-langage en somme. Henri Chopin suggérait ainsi que « la poésie sonore est une étape importante dans l’histoire poétique en effaçant la séparation entre musique et poésie. […] Il faut dire [qu’elle] n’est pas du tout un mouvement d’avant-garde. C’est une reconnaissance de millénaires d’oralité avec un court passage de quatre siècles de ce que Zumthor nommait la poésie littéraire ».
C’est peut-être dans cet nouveau paradoxe, entre ce retour à des formes fondamentales et cette volonté de « dépassement » du langage académique tant souhaité par Dada puis par l’Internationale situationniste que la poésie sonore conserve sa singularité. Elle est en effet une des rares expressions artistiques issues du xxe siècle à n’avoir jamais subi aucune récupération idéologique ou commerciale. Près de quatre-vingts ans après ses premiers pas, elle conserve son esprit alternatif. Il faut dire qu’elle n’est pas confortable car pas forcément agréable à écouter. Elle n’est pas lisse et aseptisée. Elle est l’antithèse de la novlangue imaginée par Georges Orwell.

Remerciements : Fondation Bonotto, Palais de Tokyo et Patrizio Peterlini
Couverture : Rike Scheffler, A Glass of Water, performance au kook.mono Festival, Berlin, septembre 2018

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