Marcel Duchamp, air de paris
portrait

15 juillet 2021

Marcel Duchamp, air de paris

Beaucoup plus de moins #2 _ Thierry Davila

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire de l’édition

Dans le cadre d’une nouvelle série de chroniques intitulée Beaucoup plus de moins, en partenariat avec Riot Éditions, Switch (on Paper) retrouve l’artiste Jean-Baptiste Farkas au travers d’une suite de dialogues avec des artistes et auteur·rice·s sur le thème inépuisable de la soustraction. Aujourd’hui, Thierry Davila, historien de l’art, sur la notion d’inframince chère à Marcel Duchamp.

Jean-Baptiste Farkas : Lorsque Marcel Duchamp substitue à l’objet d’art un objet manufacturé, ne fait-il pas une soustraction à plusieurs niveaux ? Elle revient notamment à soustraire le grand art ? La main ? Mais pas la signature (donc pas tout à fait la main). Duchamp, au moins en partie, incarne-t-il un artiste soustracteur ?

Thierry Davila : Le readymade est une manière de réduction au sens phénoménologique de ce terme, une façon de prendre en considération la forme comme telle sans projection évaluative, sans jugement, sans établissement de hiérarchie. C’est un allégement : ne comptent ici ni le savoir-faire – pas de virtuosité –, ni la personnalité de celle ou de celui qui fait un readymade – pas de célébration romantique de la créatrice ou du créateur –, même si ce dernier peut être signé, ni la valeur esthétique de l’objet. En ce sens, il s’agit bien de se dépouiller d’un certain nombre de réflexes qui accompagnent habituellement la saisie de l’œuvre, ou sa mythologie. Il y a donc effectivement une réduction, une soustraction, comme si le readymade était un objet auquel on ne parvenait qu’en étant le moins chargé d’a priori possible, en étant au ras de la forme, en restant au pied de son apparition.

JBF : L’inframince est-il une soustraction ? Ou, en sens inverse, un ajout par rapport au fait de partir de rien ? Les deux ? Un écart ?

TD : L’inframince est le nom donné à une phénoménologie des choses inaperçues : il s’agit de faire apparaître ce qui n’est pas considéré d’habitude par le sujet percevant, ce à côté de quoi on passe sans le remarquer, sans le saisir, sans le noter. C’est le nom donné à une ouverture de la perception, à un agrandissement du sensible, à une extension de notre champ perceptif. En ce sens c’est une addition, un ajout, en tout cas une ouverture (sensorielle), mais dans les parages les plus infimes voire intimes du perçu, dans sa manifestation la plus délicate voire disparaissante. De ce point de vue c’est une opération qui joue avec l’infime, avec le presque rien, et qui passe par le moins que l’objet, le moins que la forme, par le peu de réalité – ce qui ne signifie pas le peu d’intensité.

JBF : Toujours en référence à l’inframince, que signifie « produire des intensités par soustraction » ? De la même façon qu’il y a le plus et le moins, le yin et le yang, peut-on dire du système des différences propre à l’inframince qu’il est un jeu dont la partie se déroule au sein des complémentarités ?

TD : Il faudrait relire l’histoire de l’art non pas à travers le prisme de la beauté, mais à travers le filtre de l’intensité : qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est intense, et non pas belle ou laide ? De même, qu’est-ce qui fait qu’une pensée est forte ? C’est une question plus féconde et plus ouverte, plus heuristique, que celle qui consiste à poser les cadres d’une évaluation esthétique pure et simple. L’inframince est un outil pour cela. C’est toute une économie – à la fois façon de faire, façon d’être, façon d’organiser, et principe de rareté – du sensible qui va avec ça, toute une parcimonie qui accompagne cette relance du perçu, cette revitalisation de la perception. Le peu n’est pas l’ennemi du plus, c’est un de ses visages possibles. C’est toute une économie de l’intensité qu’invente Duchamp. Lorsqu’il travaille à la deuxième version du Nu descendant un escalier (1912), il déclare : « Réduire, réduire, réduire était mon obsession. » Dans ce cas, la soustraction est une essentialisation, une épure, ce qui conditionne l’intensité. La réduction est une façon de rendre possible, de faire apparaître, ce qui n’est ni vrai, ni bon, ni beau, ni laid, mais intense. On retrouve cette opération dans les notes sur l’inframince et leur attention à ce qui compte à peine et qui fait pourtant partie de notre rapport au monde ici-bas. Par exemple la chaleur d’un siège que l’on vient de quitter : elle nous laisse devant une trace – réduction – du passage du corps qui est comme sa signature spatiale et matérielle – ce qui le rend à nul autre pareil, ce qui est comme sa quintessence.

JBF : N’est-ce pas le propre des opérations, l’inframince en ferait partie, que de viser l’entre-deux, « l’impermanence » (« la non-éternité ») plus que le résultat ?

TD : L’inframince est vraiment une opération c’est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire de Duchamp, un écart. Autrement dit, l’inframince est une différence produite, un processus de singularisation absolue, un mouvement intime de prise de forme infime. C’est ce qui échappe à la réification et donc qui est moins un résultat qu’un mouvement de prise de forme. Encore une fois, il s’agit d’une production différentielle beaucoup plus que d’un objet stable, que d’une forme établie une fois pour toutes. En ce sens il y a une fragilité, une délicatesse de l’inframince qui va mal avec une volonté d’éternité ou de permanence, avec même un désir d’ancrage.

JBF : L’inframince peut-il exister par lui-même ? Ou serait-il, avant tout, le récit qu’on en fait ? Il nécessiterait une supplémentation par le langage. En bref, faut-il qu’il y ait toujours quelqu’un pour en parler ?

TD : Le sujet fait l’inframince comme le regardeur fait le tableau. Le sujet invente l’inframince dans le double sens de ce verbe : il le découvre, parce qu’il était là avant lui, et il le produit, parce qu’il le met au jour, il le pointe, il le désigne. C’est un archéologue des choses inaperçues, un archéologue de l’invisible. Il faut donc cet opérateur ou cette opératrice pour faire l’imperceptible. Mais en même temps, ce dernier existe en dehors de nous, la fumée vit par elle-même même s’il n’y a personne pour la remarquer. Il s’agit d’un entrelacs, de quelque chose qui est là de toute éternité mais qui se manifeste visiblement depuis le sujet, avec et grâce à lui. L’inframince, c’est un point de jonction, de conjonction entre une subjectivité percevante et la mondanéité du monde, l’être monde du monde.

JBF : L’inframince entre-t-il dans ce que Genette appelle les manifestations partielles ? « Ce mode caractérise toutes les situations où un, quelques, voire tous les récepteurs ont affaire, sciemment ou non, à une manifestation incomplète et en quelque sorte défective d’une œuvre dont certaines parties, ou certains aspects, restent momentanément ou définitivement hors d’atteinte.1» Dès lors que l’on considère que c’est un type d’œuvre qui « n’immane pas [ou seulement de façon lacunaire] dans l’objet qui la manifeste2»…

TD : L’inframince est toujours complet. Rien ne lui manque puisqu’il n’est pas un objet mais un processus. Ou plutôt, l’idée de manque n’appartient pas au monde des singularités infimes. Elles n’ont rien à compléter ni à combler. Elles sont un système de différences sans terme positif, autrement dit un système de variations sensorielles, un ensemble de pures manifestations entièrement manifestées et entièrement constituées. Le manque suppose toujours une complétude à atteindre. Le processus est ce qu’il est, il est pure immanence. En ce sens, l’inframince n’est pas à situer du côté du fragment ou de l’objet partiel. Il est le bord/au bord de tout phénomène pour si peu que chacune et chacun s’ouvre à son invention;


Thierry Davila est philosophe de formation et historien de l’art. Il est conservateur au MAMCO de Genève et enseignant à l’HEAD (Haute école d’art et de design)-Genève. Il a notamment publié De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours (Regard, 2e édition, 2019), Pascal Broccolichi. Cartographie de l’inouï (Presses du réel, 2012), Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle (Regard, 2e édition, 2007), In Extremis. Essais sur l’art et ses déterritorialisations depuis 1960 (La lettre volée, 2012). Il dirige un dictionnaire consacré à l’œuvre-vie de Marcel Duchamp à paraître de même que la monographie Franz Erhard Walther : l’usage de la forme. Les années fondatrices (1953-1972). Il prépare une exposition consacrée aux cahiers et carnets d’artistes, d’écrivains, de philosophes, qui ouvrira à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine) au printemps 2022.  

1.Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 2010, w 327 (« Manifestations partielles »).

2.Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, op. cit., p. 324-325 (« Entre œuvre et genre »).

En couverture, Marcel Duchamp, Air de Paris (50cc de Paris), 1919 / 1964 © Association Marcel Duchamp / ADAGP, Paris ; Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais

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