Artiste photographe engagée, notamment proche des luttes ouvrières, et chercheuse, Caroline Bach dresse pour Switch (on Paper) le portrait d’une série d’œuvres d’autres artistes qui ont marqué son regard ces dernières années. Toutes ont en commun de se plonger dans les formes du monde du travail, de l’argent ou de l’exploitation des terres, avec une actualité souvent implacable. Pour cette quatrième chronique : l’installation Dream a wish, wish a dream de Hema Upadhyay et la vidéo Ubikutopia de Maxime Martins.
L’installation Dream a wish, wish a dream de l’artiste indienne Hema Upadhyay (1972-2015) est une commande de la manifestation culturelle Lille3000, présentée en 2006 dans l’exposition Bombay Maximum City, conçue par la commissaire Caroline Naphegyi. Elle se présente sous la forme d’une grande maquette qui évoque un bidonville, posée sur le sol et composée de matériaux récupérés à Bombay : bois, carton, bribes d’objets et morceaux de tuyaux. Le rendu est précis et réaliste avec les habitations, les rues et l’accumulation d’abris plus ou moins réguliers. Le recours à la forme de maquette, son aspect bricolé et le développement de l’espace par imbrication font écho à la façon dont les bidonvilles se forment et s’étendent : le campement, installation rudimentaire et nomade ayant a priori une vocation provisoire, devient sédentaire et durable. Les portraits qui complètent l’installation ajoutent à l’effet de réalité. L’artiste représente-t-elle Mumbai (Bombay), et plus précisément le bidonville de Dharavi, car la maquette montre des toits bleus, visibles sur les photographies du bidonville indien ?
À partir de la dimension visible présentée par l’installation, il faut en imaginer la partie invisible et informelle : se figurer la surpopulation et l’agitation, les conditions sanitaires particulièrement précaires, se faire une idée aussi de l’activité produite dans ce bidonville, depuis le recyclage du plastique ou des appareils électroménagers jusqu’à l’artisanat (poterie, cuir et broderie), générant entre 500 millions et 1 milliard d’euros par an. Le bidonville, à sa façon, est un véritable centre économique et fait vivre des milliers de gens. Or, les autorités indiennes ont le projet de réhabiliter le périmètre en un quartier moderne dans un projet de Smart city, composée de tours et de centres commerciaux, et dotée d’une belle marina, projet soutenu par les familles royales des Émirats arabes. 70 000 familles, parmi les habitants actuels ou venant d’autres quartiers, pourraient occuper gratuitement un appartement d’environ 28 m2. Mais les habitants de Dharavi, au nombre de plus de 600 000, sont totalement opposés à ce projet. Ils n’ont nulle part où aller. Ils ont lutté pour aménager leur petit espace de vie, fabriqué avec ce qu’ils trouvaient. C’est leur lieu de vie – là, et nulle part ailleurs. Voilà pourtant ce que pourrait devenir Dharavi…
Un vaste système qui s’est refermé sur lui-même
Ubikutopia (2015) est une œuvre vidéo de l’artiste Maxime Martins dans laquelle un personnage anonyme revient sur l’utopie technologique qui a marqué le début du XXIe siècle en évoquant la création et la construction ex nihilo de la ville de Songdo (« île des pins »), en Corée du Sud, la première ville intelligente, ubiquitaire. Sur un écran, au début de la vidéo, un sous-titre indique : « […] l’harmonisation du monde par la technologie était redevenu un idéal au début du XXIe siècle. Il prit vie dans la ville intelligente […] ». En 2015, Maxime Martins est parti en Corée du sud pour participer à une résidence d’artistes à l’Incheon Art Platform. La ville de Songdo toute proche étant sortie de terre depuis peu, l’artiste s’y est rendu pour voir à quoi ressemblait ce qui était annoncé comme la ville du futur. Il découvre une ville neuve quasiment inoccupée. En parcourant ces immenses avenues vides et flambant neuves, il a la sensation d’être projeté dans un monde post-apocalyptique où la ville, bien que fonctionnelle, est totalement dépourvue d’habitants. Il décide alors de la filmer comme une ville nouvelle et abandonnée, dans laquelle un personnage se remémore sa première vision de Songdo. Il la décrit comme une utopie technologique sans pouvoir dire si les espoirs qu’elle incarnait ont été concrétisés ou si elle s’est transformée en dystopie.
Construite sur un polder gagné sur la mer Jaune, la ville se situe à 65 km à l’ouest de la capitale sud-coréenne, Séoul. Sa raison d’être est de servir de centre d’affaires pour la zone économique franche d’Incheon, ville portuaire sud-coréenne. Elle est d’ailleurs reliée à l’aéroport international d’Incheon par un pont sur la mer, ce qui l’inscrit dans un hub connectant les grandes villes d’Asie. Démarrée en 2003, sa construction a été menée par un partenariat public-privé (le consortium privé est composé Gale International (61 %), du producteur d’acier POSCO (30 %) et de la banque d’investissement Morgan Stanley (9 %). Le projet de la société Gale, son concepteur, est de vendre ce concept clé en mains à d’autres pays comme l’Inde, la Chine et le Viêt Nam. Le coût estimé s’élève à 36 milliards d’euros.
L’architecture de Songdo correspond à ce que nous imaginons d’une ville nouvelle : des gratte-ciels résidentiels ou de bureaux tout de verre et d’acier, entourés d’espaces verts. Parmi eux, le Northeast Asia Trade Tower (NEATT), deuxième plus haut bâtiment de Corée du Sud, s’élève à 305 mètres de hauteur. Le centre de congrès Songdo Convensia, a ouvert en octobre 2008. Il possède le plus grand hall d’expositions du pays dans lequel s’est tenu par exemple une rencontre internationale sur le développement durable. Enfin, l’université d’Incheon a été déplacée à Songdo en 2009.
La ville est hyper connectée, ubiquitaire. Tous les bâtiments sont entièrement gérés par des systèmes électroniques informatisés. Les habitants peuvent connaître en temps réel leur consommation d’eau et d’énergie. L’omniprésence des caméras de sécurité (500 en tout) quadrille les rues et garantit la tranquillité́ : tout ce qui s’y passe est enregistré. Des lecteurs de plaques d’immatriculation permettent ainsi de contrôler les accès aux parkings et de suivre les habitants à la trace. Lors d’une infraction, la plaque est lue et l’amende est immédiatement débitée sur le compte du contrevenant. Il n’y a plus de décalage entre l’infraction et le règlement : aucune contestation, n’est possible.
C’est aussi une ville qui se veut écologique. Elle a été construite autour d’un Central Park de 41 hectares, rappelant celui de New York. Elle est constituée exclusivement de bâtiments, surmontés de toits végétalisés et de panneaux solaires et comprend 40 % d’espaces verts, sans compter un système de collecte et de filtration de l’eau de pluie. Depuis chaque logement, les déchets sont acheminés directement par un système souterrain à une usine d’incinération, ce qui évite l’utilisation de camions de ramassage d’ordures. Au premier abord, la dimension écologique, la présence de parcs est plutôt positive. Mais si nous y regardons de plus près, on découvre que les parcs ne disposent par exemple que de très peu de bancs, mais proposent plus volontiers des appareils de musculation, ce qui conditionne l’utilisation du parc : pas de contemplation, mais de l’exercice. Les fenêtres des bâtiments ne peuvent être ouvertes et la climatisation fonctionne en permanence ce qui engendre un impact environnemental considérable. Cette vision fonctionnaliste dessine une vie quotidienne sans âme, encadrée et surveillée. Songdo ressemble ainsi à une cité dortoir haut de gamme, qui s’inscrit dans l’imaginaire des gated communities. Songdo est un vaste système qui s’est refermé sur lui-même ; il ne semble plus au service de l’homme, mais évoque plutôt le contraire : c’est l’homme qui est à sa disposition. Qui contrôle qui ? Dans La technique ou l’enjeu du siècle, le sociologue Jacques Ellul énonçait dès 1954 : « D’outil permettant à l’homme de se dépasser, la technique est devenue un processus autonome auquel l’homme est assujetti. » Songdo appartient-elle au monde réel ou est-elle sortie d’un film de science-fiction ? La vidéo de Maxime Martins place le spectateur au cœur de plans fixes où clignote un feu orange, où La frondaison des arbres et les herbes tremblent, un cours d’eau s’écoule, deux oiseaux s’envolent de ces lieux vidés de toute présence humaine. Songdo est-elle une ruine à l’état neuf ?
L’adaptation des villes aux pressions économiques – être capable de loger le plus grand nombre aux moindres coûts – et aux contraintes écologiques – rendre les villes plus responsables, moins polluantes – est bien sûr un enjeu majeur avec l’accroissement de la population et la crise climatique. Dharavi et Songdo constituent les deux extrémités de l’axe sur lequel on peut placer les différentes conceptions de la ville. Au centre se trouve la « cabane » qui représente, pour reprendre l’essayiste Marielle Macé « […] une même lutte, celle d’un « vivre autrement » : se refaire un séjour quand on n’en a pas, ménager et réaménager des mondes. Ici s’énonce au plus fort le rêve d’une autre vie, d’une autre ville, déjà là par endroits, à portée de main. » Il ne s’agit pas de désigner Dharavi comme un type d’habitat à reproduire mais, entre un bidonville et un projet de Smart city, n’existe-t-il pas une troisième voie ? Les villes ne doivent pas simplement s’étendre ; elles doivent se développer, c’est-à-dire être capables de proposer un cadre de vie qui s’appuie aussi sur une contribution des habitants, recherchant sans cesse des solutions pour améliorer les conditions de vie des plus démunis.
Cette troisième voie existe en Ardèche, dans la vallée de la Drobie, à Beaumont : six maisons perchées parmi les châtaigniers. Ce sont les logements sociaux des Bogues du Blat, conçus par l’atelier Construire, à partir d’une commande, en 2005, du conseil municipal de Beaumont dans le cadre de l’action des Nouveaux commanditaires de la Fondation de France. A l’origine de ce hameau, il y a la volonté de la commune d’installer des jeunes actifs, avec des revenus limités, face à une population vieillissante. La rencontre entre le maire de Beaumont, Pascal Waldschmidt et Valérie Cudel, médiatrice depuis 2000 de l’action Nouveaux commanditaires en Rhône-Alpes, en Auvergne et en Midi-Pyrénées va faciliter l’élaboration de ces logements.
Les six maisons, juchées sur des pilotis, sont remarquables, avec leur charpente en ogive au bardage métallique. Leurs concepteurs sont les architectes Patrick Bouchain, Loïc Julienne, Sébastien Eymard, avec la participation de Manuel Langevin et le concours de Jean Lautrey, artiste et complice de Patrick Bouchain depuis de nombreuses années. Fidèles à leur façon de travailler, Patrick Bouchain et Loïc Julienne ont mis en avant l’émulation et les échanges, l’importance d’être sur le terrain, de manipuler les formes et les espaces et d’en tirer des maquettes. Les habitations ont été construites sur un terrain de 9 800 m2 au hameau du Serre, une châtaigneraie centenaire, qui appartient à la commune de Beaumont. L’idée initiale était de construire un habitat regroupé. Puis, le projet a évolué vers des maisons individuelles où chacune dispose d’un espace privé. On peut circuler librement d’une maison à l’autre, les habitants partagent un jardin-potager qui se situe en contre-bas, près de la cabane de chantier reconvertie en cabane-outils, respectant ainsi un équilibre entre l’espace commun et le cadre privé.
Vues de l’extérieur, les maisons s’harmonisent et se distinguent simplement par leur couleur. Plusieurs axes ont guidé leur conception : construction « écologique » (bois, toilettes sèches, etc.), espace collectif, part d’auto-construction, dimension évolutive et possibilité d’accession à la propriété. Les habitants ont pu discuter avec les architectes des plans de la façade et des cloisons intérieures, ainsi que de la couleur du toit qui varie d’une maison à l’autre. Ils se sont chargés des finitions des bardages extérieurs et des peintures. Chaque maison est conçue comme une grande grange sur trois étages. Seul le rez-de-chaussée est aménagé avec un séjour, une chambre, une cuisine et une salle de bains. En revanche, les équipements techniques (tableau électrique, poêle, réseaux) ont été prévus pour une occupation maximale du volume. Chaque habitation peut ainsi évoluer du deux-pièces (rez-de-chaussée) au cinq-pièces de 118 m2.
Au départ, huit maisons avaient été prévues : les trois premières maisons devaient être terminées en 2011, suivies de cinq autres. Les résistances administratives, provoquées par la proposition de maison individuelle conçue sur mesure, antinomique avec la conception des bailleurs sociaux, auront ralenti le chantier et éprouvé la persévérance des trois acteurs (commanditaires, architectes et médiatrice). Les trois premières maisons ont finalement été inaugurées en 2013. Et au moment de la seconde tranche, il a été décidé que six maisons, en tout, conviendraient mieux pour laisser des espaces dans la châtaigneraie. Les trois dernières maisons ont été livrées en janvier 2017. Peu importe, les Bogues du Blat racontent avant tout une belle aventure humaine où les personnalités de chacun ou de chacune, les rencontres et la démarche participative ont permis de surmonter les nombreuses difficultés, de finaliser le montage financier nécessaire (lié à l’aménagement du logement social pour la plus grande part avec, en complément, la Fondation de France qui a pris en charge, entre autres, la rémunération des architectes) et surtout, de faire aboutir le chantier. Ils révèlent comment certains architectes imaginent « des façons de vivre dans un monde abîmé. ».
C’est ainsi que la formation du groupe d’habitants des Bogues du Blat a constitué l’un des moments essentiels du projet et un acte fort de la part de l’Atelier Construire. Une association de jeunes architectes, à Lyon, « Local à louer », a lancé une première candidature ouverte sur les réseaux associatifs, puis un dispositif de cooptation s’est mis en place. Un premier groupe d’habitants a été constitué : « Local à louer » a servi de pivot entre ce premier groupe et l’Atelier Construire. À partir de réunions régulières (toutes les trois semaines environ), un certain nombre de points ont été fixés : l’orientation des maisons, qui serait discutée avec les architectes, l’absence de clôture entre les maisons, pas de parking à proximité des maisons, cinquante mètres privatifs tout autour de chaque maison. Certes, les premiers participants ont changé au fur et à mesure du projet, souvent découragés par les ralentissements du chantier, mais cela n’a pas influé sur la méthode de conception. Cette façon de construire des logements sociaux à partir d’un dialogue continu avec les futurs habitants et en laissant la possibilité de personnaliser son habitat, dans un « prêt à finir » comme l’indiquait Patrick Bouchain, rappelle que l’architecture doit être au service de l’homme.
En couverture : Hema Upadhyay, Dream a Wish, Wish a Dream. Installation, techniques mixtes. 760 x 460 cm © Art Fundamental. CC BY-SA 3.0