Cindy Sherman, Untitled 584
Cindy Sherman, Untitled 584

Cindy Sherman, être un.e autre

Investigation par Julien Bécourt

Sommaire

Prodige de la métamorphose et de la démultiplication de soi, Cindy Sherman traverse les générations et nourrit une réflexion plus actuelle que jamais sur la déconstruction de l’identité. En quatre décennies où elle s’est réapproprié tous les stéréotypes de la pop culture pour nourrir un travail critique sur le monde contemporain, elle n’a cessé d’explorer les ressources de l’image photographique, depuis ses premiers autoportraits argentiques jusqu’aux filtres Instagram les plus improbables.

Femme se baissant pour ramasser son sac de courses dans une cuisine, Cindy Sherman, Untitled Film Still #84,

Cindy Sherman, Untitled Film Still #84, 1978. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris. Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

Clown inquiétant, vamp de film noir, femme au foyer, pin-up en bikini, adolescente normcore, bibliothécaire nerdy, Reine de Saba ou comtesse de la Renaissance… Depuis la fin des années 1970, Cindy Sherman se met en scène grimée et déguisée à outrance dans des séries de portraits qui la rendent méconnaissable. Ces innombrables incarnations nous rappellent à quel point le “moi” est multiple, et non circonscrit à une identité délimitée. Entamée modestement, cette œuvre colossale comprend désormais des centaines de photographies qui s’arrachent à des sommes astronomiques sur le marché de l’art. Peu d’artistes peuvent s’enorgueillir d’une telle constance et d’un tel rayonnement international. Mais au fait, qui est la vraie Cindy Sherman ? Existe-t-elle vraiment ?

Déguisements excentriques

La Circé post-cisgenre grandit à Long Island, et comme tous les enfants, elle adore se déguiser. Mais là où ses copines de jeu se rêvent en tenue de fée ou de princesse, elle prend un malin plaisir à s’enlaidir et à revêtir les haillons d’une sorcière effrayante ou les oripeaux d’une vieille dame endimanchée. “C’était sans doute un moyen pour moi d’oublier qui j’étais et d’essayer de devenir quelqu’un d’autre, confie-t-elle dans un entretien accordé récemment au Wall Street Journal. C’était peut-être aussi une manière de me faire accepter de ma propre famille, persuadée que je ne parvenais pas à m’intégrer.” Ses parents, dont l’art est le cadet des soucis, peinent à comprendre son penchant pour l’excentricité. Maladivement timide et refermée sur elle-même, la jeune Cindy compense en dessinant, avant d’étudier la peinture au State University College de Buffalo. Elle ne possède alors de l’art qu’une notion très vague. “J’ai grandi tellement coupée du monde que je n’avais pas la moindre idée de ce que signifiait “être artiste”, se souvient-elle. L’art se limitait pour moi au dessin, j’imaginais l’artiste comme un genre d’illustrateur ou de caricaturiste.

Une peinture d'une femme au sein nu par l'artiste Cindy Sherman, Untitled 216

Cindy Sherman, Untitled #216, 1989. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris. Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

Diplôme en poche, c’est dans l’effervescence artistique du Lower East Side de New York et au contact d’autres artistes de sa génération que sa pratique se développe. Travestie en des personnages qu’elle s’invente, elle fréquente incognito les galeries les plus courues. Elle abandonne alors la peinture et se tourne vers la photographie, qui s’impose très vite comme son médium de prédilection. “Etudier l’art conceptuel et réfléchir à l’usage possible d’un appareil photo m’a fait sentir que je pouvais me focaliser seulement sur le concept de l’image et le reproduire en un instant, alors que la peinture était un processus beaucoup plus laborieux.” Sa rencontre avec l’artiste Robert Longo lors de ses années d’études sera décisive dans la direction artistique qu’elle emprunte. “Elle avait déjà énormément de talent, relève-t-il admiratif. Le sens du détail dans son travail est extraordinaire. Je me souviens d’avoir discuté avec des gens qui disaient : ‘Oh, elle fait de la photographie’. Non, elle ne fait pas de la photographie. C’est une artiste qui utilise le médium photographique.

Gender surfing

Le travestissement représente avant tout des enjeux politiques, et si le travail de Cindy Sherman a beaucoup nourri la réflexion autour du genre – du gender surfing au gender fluid -, c’est dans sa manière de démasquer le déterminisme social et de parodier les stéréotypes attachés à la représentation de la femme dans la société patriarcale. En pastichant ces modes de représentation à travers l’histoire, elle ouvre une réflexion critique sur la construction sociale du sexe et du genre. Par extension, elle pointe la manière dont le conditionnement culturel du WASP (Anglo-Saxon Blanc et Protestant) influe sur la perception du monde et de l’altérité. Ce sont d’abord les archétypes féminins du cinéma hollywoodien des années 1950-60 dont elle s’empare, avec sa première série en noir et blanc intitulée Untitled Films Stills et réalisée en 1977.

Ses postures alternent alors celle de la femme fatale, glamour et mystérieuse, propre à l’âge d’or du film noir, et celle de la ménagère de moins de cinquante ans, stéréotypes tenaces véhiculés par la société occidentale, et plus spécifiquement par l’Amérique prospère des années 1950-60 dans laquelle elle a grandi. Une représentation ambivalente, dénotant un ascendant de la femme sur l’homme, mais au prix d’un jeu de séduction qui incarne dans l’imaginaire hollywoodien une “menace” pour le sexe opposé. “J’ai commencé à sentir qu’en me regardant dans le miroir, se remémore-t-elle, je ne me voyais plus du tout moi. C’était un sentiment à la fois étrange et euphorisant.” S’ensuivent une succession de séries, parmi les plus réussies, qui passent au crible la mythologie américaine à travers un détournement des codes du cinéma ou de la peinture classique : Fairy Tales (1985) et Disasters (1986) font dériver la féérie des contes de Grimm vers le cauchemar, entre fascination et répulsion, tandis que dans History Portraits / Old Masters (1988-90), elle reproduit 35 portraits de grands maîtres italiens du XVIe siècle. « Quand je faisais ces photos historiques, se remémore-t-elle, je vivais à Rome mais je n’allais jamais dans les églises et les musées de cette ville. Je travaillais uniquement à partir de reproductions. » Usant de prothèses et d’artifices ostentatoires, l’artiste se rend de plus en plus méconnaissable, jusqu’à la désagrégation de son identité. En devenant son propre modèle, Cindy Sherman saccage le mythe du Pygmalion et de sa supposée muse. Au-delà du pouvoir de fascination immédiat qu’exercent ses images, c’est aux notions de réalité et de simulacre, inhérentes au médium photographique, qu’elles nous renvoient. Et quoi de plus visionnaire en cette période où les fake news mettent en doute la consistance même du réel et où la représentation de soi et la « communication » sur les réseaux sociaux priment sur tout autre critère ? Serions-nous tous voués à jouer un personnage de fiction ? Serions-nous tous devenus des avatars de nous-même ? Des imitations d’imitations ?

Tronc de mannequin en plastique figé dans une posture pornographique, oeuvre de l'artiste Cindy Sherman

Cindy Sherman, Untitled #258, 1992. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris. Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

Clichés identitaires

Déjouer et déconstruire les clichés identitaires en les amplifiant jusqu’au malaise est l’un des principes-clés de la postmodernité camp dont Cindy Sherman est encore perçue comme l’une des icônes. Si le postmodernisme a fini par se prendre au piège de son cynisme ricanant, Sherman ne s’est jamais lassée d’en repousser les limites formelles – des troncs de mannequins en plastique figés dans des postures pornographiques, au croisement entre Hans Bellmer et Paul McCarthy (Sex Pictures, 1992), jusqu’à ses incarnations de Clowns au rictus terrifiant (2003-2004) ou ses hideux portraits distordus postés sur Instagram, en passant par ses Horror and Surrealist Pictures (1994) qui poussent très loin le curseur de l’ignominie et du mauvais goût.

Le monde de la mode n’est pas en reste. Depuis sa série Fashion, entamée en 1981, les « streetstyle fashionistas » et autres rombières de la mode, enguirlandées comme des sapins de Noël et défigurées au Botox, en prennent pour leur grade. « Les efforts des gens pour paraître beaux me dégoûtent, leur autre facette m’intéresse beaucoup plus », déclare-t-elle dans le catalogue de sa rétrospective à la Fondation Vuitton. Paradoxalement, les griffes de luxe n’ont de cesse de la courtiser : Jean-Paul Gaultier, Castelbajac et Comme des garçons en 1983, Dorothée Bis en 1984, M•A•C en 2001, Marc Jacobs en 2005, Balenciaga en 2007, Chanel en 2010, Gucci en 2016, Stella Mc Cartney en 2019… Un domaine dans lequel elle trouve matière à détournement, tout en se faisant grassement financer. Qu’elle incarne une tendanceuse narcissique, une jet setteuse défraîchie à la Anna Wintour ou un spécimen white trash gavé de junk food, le traitement reste le même : chevelure péroxydée, hâle jaune-orangé à la Trump, breloques clinquantes, sourire à la blancheur factice… Cindy Sherman est un film d’horreur à elle toute seule, épousant toutes les tares de la société américaine. Sans distinction de genre, de race ou de classe sociale.

Cancel culture

Portrait d'une femme déguisée en clown, l'œuvre de l'artiste Cindy Sherman, Untitled #414, 2003

Cindy Sherman, Untitled #414, 2003. Collection Fondation Louis Vuitton, Paris. Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

Une polémique a pourtant enflé en 2015 sur le net, en raison d’une série de portraits en noir et blanc datant de 1976 et peu souvent exposée, dans laquelle elle met en scène des individus tels qu’elle les a observés dans le bus, et qui évoque l’Amérique au temps de la ségrégation dans ce qu’elle a de plus abject. Hommes et femmes, noir.e.s et blanc.he.s, y sont représentés, assis ou debout, dans une posture avachie et disgracieuse. Près de cinquante ans plus tard (elle avait alors 22 ans), on lui reprocha sa taxinomie racialiste, au prétexte qu’elle y apparaît notamment grimée en noir.e, empruntant sa physionomie à la blackface de sinistre mémoire. Premier à monter au créneau dans un article intitulé « Cindy Sherman in Blackface » pour la revue d’art en ligne Hyperallergic, le journaliste Seph Rodney s’offusqua de cette représentation caricaturale et dégradante du noir à destination d’un public blanc, et en appela à une campagne d’online shaming, sous le hashtag #cindygate.

Mais les personnages de fiction incarnés par Sherman, quels que soient leur origine ethnique, ne sont-ils pas par définition de purs stéréotypes ? Cette réappropriation des attributs de la Blackface, symbole de la discrimination et du racisme ordinaire tel qu’il est encore tristement en vigueur, ne possèderait-t-elle pas au contraire une dimension ouvertement sardonique et critique ? Le traitement qu’elle réserve aux blancs est tout aussi grotesque, et on conçoit qu’elle pourrait tout aussi bien se grimer en asiatique ou en latino en faisant usage des clichés de la représentation la plus outrageusement racisée, telle qu’elle est encore véhiculée par l’Amérique suprémaciste. C’est précisément l’ignominie de la culture WASP, sa vanité intrinsèque ainsi que son déterminisme sociologique et ethnique que Cindy Sherman s’astreint depuis trente ans à épingler. Par un effet de miroir déformant, elle ne fait que lui renvoyer le reflet de son arrogance, de son inculture et du mépris de classe qui lui sont consubstantiels. Montée en épingle sur le net, cette controverse vouée à un effet boule de neige relève davantage de la cancel culture que d’une analyse éclairée des enjeux de son travail, aussi contestable soit-il sur le plan éthique.

Amérique engoncée

Portrait d'une femme en robe bleu, l'œuvre Untitled #466 de l'artiste Cindy Sherman

Cindy Sherman, Untitled #466, 2008. Collection David Roberts, Londres. Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

Incapable de donner des directives et réfractaire à tout autoritarisme, Cindy Sherman a toujours refusé de s’adjoindre l’aide d’assistants, se satisfaisant de la compagnie d’un appareil photographique, d’une trousse de maquillage et de montagnes de costumes. Réalisés dans son atelier, à la fois studio photo et caverne d’Ali Baba, ces portraits sans nom ne livrent jamais entièrement leur mystère. “Pour moi, ce qui est décisif est ce que je vois dans le miroir. (…) J’aime l’idée que différentes personnes peuvent voir des choses différentes dans la même photographie, même si ce n’est pas ce que je voulais qu’elles voient. (…) A travers mon travail, des choses jaillissent et prennent vie. On se trompe si l’on pense que je réalise des autoportraits. J’agis exactement comme un acteur, comme une actrice.” Une démarche proche de celle du performer australien Leigh Bowery, de la drag queen américaine Divine ou de l’artiste français Michel Journiac, qui ont fait du travestissement leur mode d’expression entre les années 1970 et 1990.

L’œuvre de Sherman entre aussi en résonance avec l’activisme féministe dont elle devient à son insu l’une des figures de proue. Des écrivaines, artistes ou performeuses radicales – citons parmi elles Kathy Acker, Annie Sprinkle, Barbara Kruger, Jenny Holzer ou Chris Kraus – font alors entendre la voix discordante, voire franchement dissidente, d’une Amérique engoncée dans les valeurs conservatrices. Le militantisme féministe bat alors son plein. “Bien que je n’aie jamais considéré mon œuvre comme féministe ou comme une déclaration politique, analyse-t-elle rétrospectivement, il est certain que tout ce qui s’y trouve a été dessiné à partir de mes observations en tant que femme dans cette culture”. Férue de série B, voire Z, elle ira même jusqu’à réaliser un long métrage, Office Killer (1997). Dans ce slasher burlesque, une jeune femme harcelée au travail s’y transforme en tueuse sanguinaire qui liquide un par un ses collègues de bureau. Sa révolte passe à la fois par la destruction du carcan patriarcal et des valeurs de domination inculquées par la société néolibérale.

Post-selfie

Même si l’humour est omniprésent, un certain malaise affleure quand on gratte la surface. Vertige d’une représentation qui repousse les curseurs de la norme, où l’apparence se disloque pour laisser place à un corps mutant, inorganique et grotesque. C’est particulièrement frappant dans ses incarnations de figures historiques et ses récents portraits numériques, qui n’ont plus grand chose d’humain. Un sentiment d’étrangeté saisit le spectateur face à ce mélange d’altérité et de familiarité, d’outrance et de normalité. Mais le plus prodigieux est la façon dont son travail traverse les époques sans perdre une once de pertinence, et se révèle même sous un nouveau jour. Prophétique comme Warhol qui ne tarissait pas d’éloges sur elle, quoiqu’elle s’en soit toujours dissociée, Cindy Sherman avait anticipé l’évolution de la société : l’influence de la publicité et du marketing sur les comportements, la confusion entre la réalité et le simulacre, les crispations identitaires, la profusion d’images en flux tendu, le narcissisme et l’individualisme poussés à leur paroxysme… Bref, toutes les névroses compulsives qui façonnent la psyché du nouveau millénaire.

Auto-portrait retouché à l’aide de filtres Instagram de l'artiste Cindy Sherman

Cindy Sherman, auto-portrait retouché à l’aide de filtres Instagram, extrait du compte de l’artiste, 2019

Très active depuis 2015 sur Instagram, c’est avec une joie presque enfantine qu’elle découvre les multiples applications de retouches d’images comme Faceapp, Facetune, Perfect365 ou YouCamMakeUp. Le dernier stade de la chirurgie plastique ? “J’ai commencé comme tout le monde, en pensant que j’allais poster de banales photos de vacances. Et puis, je me suis prise au jeu en découvrant sur Instagram la subculture transgenre, qui invente de nouvelles représentations de soi grâce aux artifices numériques.” En découlent ces figures défigurées, où elle se met en scène comme autant de répliques d’elle-même, toujours aussi insaisissable et sans âge derrière ces trucages numériques qui l’enlaidissent, la déforment, la vieillissent. Plutôt que de répéter encore et toujours la même formule, comme c’est le cas de tant d’artistes au faîte de leur gloire, Cindy Sherman est en permanence à la recherche d’idées neuves, aiguisant toujours davantage son regard sur la société.

Preuve en est avec une nouvelle série dans laquelle elle incarne des figures masculines et des couples, mais aussi d’immenses tapisseries sur lesquelles sont imprimés ses portraits hybrides et distordus qui réjouissent ses quelque 330 000 abonnés Instagram. Mais ne lui parlez surtout pas de selfie ! En superposant l’obsolescence programmée du smartphone à l’artisanat le plus archaïque – high tech versus Arts and Crafts -, elle produit avant tout un commentaire acerbe sur ce monde dématérialisé et déréalisé. Inutile de chercher à dissocier le vrai du faux, Cindy Sherman est définitivement ailleurs, dans une altérité absolue – cet uncanny qui préfigure nos « non-identités » futures. Dans la démultiplication de ses Döppelganger, son ego se dissout et son intimité devient inaccessible. Dans la vraie vie, Cindy Sherman déteste se faire prendre en photo. “Je disparais dans le monde plutôt que d’essayer de révéler quoi que ce soit, insiste-t-elle. Il s’agit de me faire disparaître, de m’effacer pour devenir autre chose.”

Couverture : Cindy Sherman, Untitled #584, 2017-2018, Courtesy de l’artiste et Metro Pictures, New York © Cindy Sherman

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