Szabolcs KissPál, The Rise of the Fallen Feather
Szabolcs KissPál, The Rise of the Fallen Feather

Mise en scène identitaire : le musée archéologique fictif de Szabolcs KissPál

Investigation par Ágnes Horváth

Sommaire

Fin 2017 à Budapest, l’artiste Szabolcs KissPál présentait sa Trilogie hongroise, un projet foisonnant qui éclaire aujourd’hui encore d’une lumière singulière la Hongrie de Viktor Orbán, un siècle après le traumatisme du Traité de Trianon qui signa le démantèlement austro-hongrois. Sous les apparences d’une rétrospective historique qui réunirait documents, objets et films retraçant la douloureuse histoire du pays au XXe siècle l’exposition s’ingénie à brouiller les pistes, mêlant le vrai et le faux, pour mettre à nu le difficile héritage d’une nation hantée par de profondes blessures.

Baptisée Des montagnes artificielles à la religion politique – une trilogie hongroise, l’exposition de Szabolcs KissPál présentée dans cinq villes d’Europe1, est comparable au roman psychologique à forte intensité dramatique, cher à Stendhal, Dostoïevski ou Kafka. Elle se déroule en trois actes, plus précisément trois scènes ou tableaux juxtaposés construits autour de trois pièces centrales. La première est une vidéo, intitulée La Géographie amoureuse [Szerelmes földrajz], et met en scène la montagne artificielle du zoo de Budapest ; la seconde, nommée L’Ascension de la plume perdue [A lehullott toll felemelkedése], évoque le culte résurgeant du Turul, oiseau mythique à la source de l’identité magyare, et du Touranisme, idéologie politique chère au nationalisme turc et à la Hongrie de la fin du XIXe ; enfin, la troisième, titrée La Trouvaille de canyon [Szakadéklelet], réunit un ensemble de textes et documents, dont certains authentiquement retrouvés ou sortis des archives et d’autres, littéralement créés de toutes pièces.

La dimension symbolique du lieu de l’exposition

Szabolcs KissPál, Chasm Records, carte postale révisionniste (1920), photo Zsuzsanna SImon

Szabolcs KissPál, Chasm Records, carte postale révisionniste (1920), photo Zsuzsanna SImon

L’Institut d’histoire politique de Budapest, qui abrita l’exposition à la fin de l’année 2017, donne sur le bâtiment rococo du parlement, tentaculaire et disgracieux, édifié durant les préparatifs du Millénium, “festivités officielles” organisées en 1896 pour célébrer le millième anniversaire de la conquête du pays magyar par les Hongrois en 895. Il se trouve que l’Institut, symbole de modernité, risque de se voir expulser des lieux pour qu’y soit transférée la Curie, destinée à remplacer la Cour Suprême en place depuis 1949. Le nom de Curie remonte au parlement de l’entre-deux-guerres gouverné par le revanchard Miklós Horthy, régent du royaume de Curie Hongrie entre 1920 et 1944, un personnage pour lequel la droite et l’extrême droite actuelles ne cachent pas leur nostalgie.

Le titre même de l’exposition, Des montagnes artificielles à la religion politique, pose d’emblée le problème. L’idée même d’ériger une montagne s’avère tout aussi fallacieuse et archaïque que d’élever la politique au rang de religion, et ainsi la sacraliser. Les fenêtres de l’Institut d’histoire politique nous réservent ainsi un point de vue privilégié sur le Parlement où sont actuellement fabriquées à la chaîne des lois terrifiantes qui, petit à petit, décomposent la démocratie hongroise tout juste naissante. Dans les salles d’exposition, les visiteurs sont accueillis par des photos, des vidéos, des objets et des textes en écriture runique, qui témoignent d’une volonté de représenter la hongritude profonde. Cette forme de rune est celle des peuples sicules que les Hongrois considèrent – à tort – comme leurs ancêtres authentiques, qui menaient une vie essentiellement fondée sur des traditions partagées au sein d’une communauté autarcique.

L’arrière-plan historique : pourquoi les Sicules ? La Transylvanie ? Le paganisme ?

La réponse à la dernière question est très simple : ceux qui, aujourd’hui, entretiennent la tendance païenne, qui séduit tant les conservateurs hongrois actuellement au pouvoir, sont incontestablement des opposants à l’Ouest, et particulièrement à l’Europe. Un ressentiment dont l’origine est liée à Saint-Étienne, premier roi hongrois et fondateur du pays, qui dut se convertir au christianisme en cédant à la pression occidentale, renonçant ainsi au lien ancestral des Hongrois avec l’Est. D’où la diffusion du touranisme, ce mouvement né au XIXe siècle qui vise à réunir dans une même unité tous les peuples pseudo-turcophones dont les Hongrois. Le courant ancestral païen, représentant la hongritude originale, ne se présente encore que sous la forme d’une sous-culture, cependant vivace. Le courant vouant un culte aux Sicules et à la Transylvanie est fondé, quant à lui, en partie sur la nostalgie et en partie également sur des faits historiques. Les Sicules sont de langue hongroise et possèdent une écriture propre, cette fameuse graphie runique. Ils ont longtemps bénéficié de privilèges, et ont fait leur la cause des Hongrois de Hongrie en de nombreuses occasions – en 1848 lors de la révolution et la guerre pour l’Indépendance contre les Habsbourg, en 1956 lors de l’insurrection contre le régime soviétique, ou en 1990 au moment de la chute du bloc communiste. Mais, plus que toute autre, c’est la Transylvanie, avec sa culture singulière, qui symbolise les aspirations essentielles d’un État à l’épanouissement de son autonomie. Durant l’occupation turque, entre 1541 et 1699, elle formait une entité séparée, bien que redevable au Sultan. Quelques décennies plus tard, sous la domination des Habsbourg, la principauté de Transylvanie obtint une forme d’autonomie. On l’a souvent associée à une sorte d’Arcadie en raison de tous les contes et légendes qui lui sont associés, à commencer par ceux écrits par l’écrivain hongrois Móricz Zsigmond, On comprend dès lors le traumatisme suscité par la signature du traité de Trianon. Ratifié en 1920, celui-ci officialisa la dislocation de la Hongrie austro-hongroise à l’issue de la Première Guerre mondiale, et entraîna pour le pays la perte des deux tiers de son territoire, dont la Transylvanie. Une région qui compte, aujourd’hui encore, plus d’un million d’habitants se déclarant Hongrois, phénomène identique, bien que dans une moindre proportion, pour la Slovaquie et la Transcarpatie.

Szabolcs KissPál, Amrous Geography, 2016, vidéo © Szabolcs KissPál

Szabolcs KissPál, Amrous Geography, 2016, vidéo © Szabolcs KissPál

La conception de l’artiste – l’arrière-plan artistique

L’exposition conçue par Szabolcs KissPál repose donc sur trois notions : l’archéologie fictive, le musée comme narration et le mélange réalité-fiction. Depuis que les musées existent, approximativement depuis la transformation du palais du Louvre par Napoléon, ceux-ci ont amoncelé des trésors sous forme de collections d’objets qui, auparavant, n’avaient jamais été présentés ensemble. Leur agencement constitue une sorte de narration s’appuyant sur des faits réels ou sur l’imagination du conservateur. Bien entendu, cet agencement peut être digne de foi ou non, et la narration muséographiée, entièrement basculer dans la fiction. Un pas plus grand encore peut être franchi – et c’est la marque de fabrique de KissPál, pourrait-on dire – pour en arriver à l’archéologie fictive. Si une exposition peut mentir, si, par la manière de les agencer, il est possible de faire intervenir de véritables objets dans une mise en scène mensongère, alors pourquoi ne pas aller jusqu’à fabriquer des objets fictifs ? Ce qui conduit à un nouveau paradoxe : un objet ne cesse-t-il pas d’être fictif dès lors qu’il a commencé d’exister ? L’artiste tend d’autres pièges aux visiteurs. Les deux vidéos commencent par la formule caractéristique des contes, « Il était une fois… », mais les images sont presque toutes des documents authentiques. Tandis que la voix du conteur annonce « Il était une fois un pays qu’on appelait la Hongrie », une ritournelle dont les premiers mots sont « Hongrie, tu es belle, plus belle que le beau monde », résonne en boucle à nos oreilles.

Prologue à l’exposition – Les Trouvailles du canyon

Le prologue de l’exposition nous apprend que « les objets [présentés dans l’exposition] ont été trouvés dans un canyon, sur deux parties abruptes située en est et ouest et séparées l’une de l’autre de cinquante-six mètres2, ce qui explique que l’ensemble a reçu le nom de Trouvailles du canyon. Ces dernières proviennent ainsi d’une malle à munitions et d’un sac à dos contenant une trousse de secours. »

Szabolcs KissPál, From Fake Mountains to Faith, Shooting range Piliscsaba, 2016 © Szabolcs KissPál

Szabolcs KissPál, From Fake Mountains to Faith, champ de tir, Piliscsaba, 2016 © Szabolcs KissPál

C’est par l’entremise de Tamás, le propriétaire du sac à dos, que l’ensemble des découvertes est relié à ce que l’on pourrait appeler la « voix intérieure » de l’exposition.

Le texte de salle poursuit la narration, mélangeant réalité et fiction : « Le sac à dos faisait à l’origine partie de l’équipement de l’unité britannique WAAF (Women Auxiliary Air Force). D’après un extrait de son journal, Tamás l’aurait probablement acquis en juin 1944 auprès de Yoël Palgi, un partisan juif né à Kolozsvár (Roumanie) et vivant en Palestine, alors sous mandat britannique. Le sac à dos pourrait avoir été celui de Hanna Szenes, compagne d’armes de Palgi chez les parachutistes spéciaux des opérations militaires de la WAAF. Szenes était une jeune poétesse juive née en Hongrie qui émigra en Palestine, puis fut enrôlée dans l’armée britannique. Elle fut alors envoyée en Hongrie pour participer à la résistance, avec pour tâche de sauver les Juifs hongrois, après avoir été mobilisée en tant que parachutiste en Yougoslavie en mai 1944. Elle fut arrêtée à la frontière hongroise, emprisonnée et torturée, avant d’être finalement condamnée et exécutée. »

On découvre parmi Les Trouvailles du canyon une carte postale adressée par Tamás à Sára Rosemberg, jeune fille issue d’une famille juive installée à Celldömölk (Hongrie). Elle fut postée le 22 août 1920, quelques semaines après la signature du traité de Trianon et avant l’instauration en Hongrie des lois anti-juives, les premières à voir le jour au XXe siècle en Europe. Cette carte postale irrédentiste est illustrée au recto d’un dessin dramatique, représentant un homme creusant sa tombe. Au verso, on y lit cette inscription : « Nous te laissons juste assez de terre pour creuser ta tombe. » Au dos, il est écrit au crayon : « Ma chère Sárika ! Je suis bien arrivé à Budapest. Mais je dois repartir d’ici trois ou quatre jours. C’est avec plaisir que je repense à vous. J’espère que nous ne serons pas fâchés ? »

Derrière cette trame amoureuse entre deux personnages fictifs, se dessine le cheminement de toute l’exposition.

La phrase clé en est « j’espère que nous ne serons pas fâchés ? » (Remélem, nem leszünk haragosok.). Le mot hongrois « haragos » désigne ceux qui se sont affrontés, les ennemis. Il s’agit ici de l’opposition entre hongrois/aryens/chrétiens et non hongrois/juifs. Il appartient à Tamás et à lui seul de prendre le parti ou non de Sárika. Mais le dilemme de Tamás sous-entend également le fait que Sárika l’aimera toujours et qu’il pourrait y avoir un mariage à la clé. Vue d’aujourd’hui, la question semble dramatique et universelle, mais replacée dans le contexte des horreurs du XXe siècle, elle l’est encore davantage. On sent poindre cette angoisse – légitime – qui, formulée de manière crue et légèrement caricaturale, pourrait donner : « Est-ce que [ce traité de] Trianon te fait autant souffrir, toi, jeune fille juive, que moi ? » C’est cette fameuse « voix intérieure » résonnant de façon obsessionnelle, qui semble exprimer son affliction, mais de manière très étouffée.

Le verso et le recto de cette carte postale sinistre, le premier présenté à l’entrée, le second à la sortie de l’exposition, dessinent la trajectoire historique tragique du pays, de sa naissance jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle.

À propos des objets fictifs – Géographie amoureuse

Szabolcs KissPál, Chasm Records, “Trianon” hypodermic needle (1930s), 2016, photo Zsuzsanna SImon

Szabolcs KissPál, Chasm Records, seringue hypodermique “Trianon” (ca 1930), 2016, photo Zsuzsanna SImon

L’exemple d’objet fictif le plus savoureux est le Grand Rocher, la montagne artificielle qui se dresse aujourd’hui encore dans le zoo de Budapest et à laquelle le titre de l’exposition se réfère. Le réaménagement de certaines parties du zoo a été confié à l’architecte Károly Kós, Sicule d’origine saxonne et française, et futur inventeur du transylvanisme. L’idée d’une montagne artificielle a été reprise à l’Allemand Carl Hagenbeck qui souhaitait faire disparaître les cages séparant les visiteurs des animaux afin de pouvoir observer ces derniers dans un simulacre de milieu naturel. Bien qu’artificielle, la montagne a besoin d’un modèle naturel et historique. On a d’abord pensé au mont Ararat (selon l’Ancien Testament, l’Arche de Noé se serait posée là), au Mont Sinaï (où, toujours selon l’Ancien Testament, Moïse reçut les tables de la loi), ou au Mont Everest (le plus haut sommet du monde). Mais le choix se porta finalement sur la Pierre Solitaire [Egyes-kő] de Transylvanie – une montagne hongroise. Cette montagne artificielle est devenue une part de la réalité. La vidéo Géographie amoureuse nous apprend que, selon certaines rumeurs, elle serait sortie de terre alors que le pays était réduit à son tiers après Trianon : le choc géopolitique consécutif au traité aurait produit un tremblement de terre tel qu’il l’aurait fait émerger. Lors de la rénovation du zoo, poursuit le commentaire du film, on trouva à l’intérieur de la montagne un texte rédigé en caractères runiques. On convoqua en urgence un spécialiste pour le déchiffrer, mais le texte ainsi que le spécialiste disparurent. Plus tard, on retrouva le document dans la poche de l’un des vêtements du spécialiste, accompagné de la mention : « Allez vous faire foutre avec vos montagnes artificielles ! »

Les trouvailles rassemblées dans l’exposition et l’histoire qu’elles permettent de tisser sont de fait fictives, mais le contexte historique qu’elles évoquent est loin de l’être. Il est écrit : « C’est dans les monts du Pilis, au nord des collines de Buda, à 756 mètres d’altitude, que les trouvailles présentées ici ont été découvertes. L’historiographie alternative et la “géographie sacrée” considèrent ces montagnes comme un lieu saint. » Pour beaucoup de Hongrois, la montagne représente ainsi ce lieu où leur identité nationale prend racine.

D’après le poète anglais William Blake, pourtant, les montagnes, les vraies, sont la promesse d’un avenir plus radieux : « De grandes choses se produisent quand les hommes rencontrent les montagnes [Great things are done when men and mountains meet]. » (Satirical Verses and Epigrams)

Comme la montagne artificielle du zoo fit naître deux mythes au moins, l’horloge – œuvre de KissPál, dont le tic-tac résonne à l’entrée de l’exposition – apparaît comme le summum des fantasmes : elle a la forme de la Grande Hongrie, celle d’avant Trianon. Au moment du changement de régime de 1990, réapparut à droite la carte de la Grande Hongrie, déclarée illégale sous le régime pseudo-socialiste de János Kádár, devenue un symbole de la douleur, de la perte, une attitude nostalgique consistant à pleurer un passé « glorieux ». Au milieu du cadran, l’emblème du traité de paix de Trianon – une croix – rayonne tel un flambeau. Et les aiguilles tournent en sens inverse, présageant du caractère passéiste de la promenade que nous nous apprêtons à effectuer.

Combien sonne creux ce passé à bon marché, construit sur des lamentations !

Trianon, Ady, « Il nous faut un Mohács »

Szabolcs KissPál, Chasm-Records, Wall clock (21st century), 2016, photo Zsuzsanna SImon

Szabolcs KissPál, Chasm-Records, horloge murale (21e siècle), 2016, photo Zsuzsanna SImon

Dans l’imaginaire national, Trianon a vite fusionné avec une autre débâcle, la bataille de Mohács qui marque en 1526 la fin du royaume de Hongrie indépendant et autonome de l’époque médiévale, suivie par l’occupation turque, puis l’intégration dans l’empire des Habsbourg. Le nationalisme romantique du XIXe siècle a fait de cette défaite le symbole national du deuil et d’une catastrophe historique. Au XXe siècle, par la pensée et les écrits du poète hongrois Endre Ady, le présage de Mohács a été transformé. Un poème de 1908, Il nous faut un Mohács, en déploie le symbolisme :

S’il y a un Dieu, qu’il n’en ait pas pitié :
Il est du genre rompu aux coups,
Ce peuple enfant en tziganerie, au cœur tiède ;
Mais qu’il le frappe, et frappe, frappe.

S’il y a un Dieu, qu’il soit sans miséricorde
Pour moi, qui suis né Hongrois.
Sa sainte colombe, qu’elle vienne sans rameau,
Et qu’il me batte, et qu’il me fouette.

S’il y a un Dieu, de la terre au ciel clair,
Qu’il nous traîne tout du long.
Surtout qu’il n’y ait pas une minute de répit,
Car sinon nous serions perdus, perdus3.

Dans ce poème, Mohács n’est plus seulement une catastrophe nationale, mais devient aussi l’emblème de l’impuissance coupable du peuple hongrois.

Il y a deux plaies que nous n’arrivons pas à cicatriser : Mohács et Trianon. Ni la première, ni la deuxième Guerre mondiale n’ont fait souffrir la grande majorité des Hongrois comme ces deux plaies là. Si nous nous sommes tout de même remis de Mohács, Trianon demeure le symbole de la défaite, et ses conséquences politiques se font aujourd’hui encore sentir.

À l’occasion du centième anniversaire du traité de Trianon, KissPál a proposé d’installer dans la Galerie des Cotelle à Versailles, lieu de la signature du traité, un vase qui devait accueillir les fleurs symbolisant chaque peuple impliqué. La tulipe aurait représenté la Hongrie, la rose la Slovaquie, la Ramonda Nathaliae la Serbie, etc. Les visiteurs auraient pu arroser et admirer les fleurs au gré de leurs humeurs. Le fait que la Galerie des Cotelle serve d’abri aux fleurs du Grand jardin en hiver renforce la beauté de cette idée. On y trouve aussi le désir de paix impérissable du « Make love, not War » des années 1960. Mais les conservateurs du château de Versailles ne le virent pas du même œil. Ils rejetèrent le projet, prétextant que le concept ne correspondait pas au profil du musée.

Trianon, Turul, Touranisme

L’exposition se construit également autour de trois T. Non pas ceux du système politique instauré par Kádár, Támogatott (soutenu), Tűrt (toléré), Tiltott (interdit), qui réglementaient les arts en les répartissant en trois groupes. Mais les trois T du post-kádárisme : Trianon, Turul, Touranisme. Trianon : la catastrophe historique, le nouveau Mohács, la défaite, le sempiternel « Il nous arrive toujours quelque chose de mauvais à nous, mais nous, nous n’y pouvons rien. » Le Turul serait le remède à nos ennuis. Cet oiseau des légendes hongroises, « ressuscité » par l’historiographie nationaliste au XIXe siècle, est l’oiseau sacré, l’animal totémique des Hongrois, l’ancêtre, l’oiseau béni qui nous a conduits sur les terres de cette « Sainte Patrie », sur cette chère terre du bassin des Carpates. Le touranisme vient renforcer cette image, chérie par l’extrême droite, qui dote les Hongrois d’une origine cent pour cent turque.

La vidéo L’Ascension de la plume perdue dévoile la permanence du touranisme en Hongrie et celle des mythes du sang et de la terre, en mêlant toujours réalité et fiction. Elle raconte qu’au siècle de la vitesse, on organisa les célébrations du Millénium, symbole d’une époque lointaine et féodale. Puis, on lança en 1902 une montgolfière nommée Turul en direction des États-Unis, tandis qu’une autre, fictive celle-ci, portant l’inscription « Justice pour la Hongrie » partait du Canada4. Le carburant faisant défaut, la montgolfière s’écrasa à Felcsút, village natal de l’actuel Premier ministre Viktor Orbán, commune généreusement dotée, entre autres choses, d’un stade immense et disproportionné. Mais la fiction documentaire continue. Dix ans après le 11 septembre 2001 – la catastrophe qui servit de révélateur aux vicissitudes de notre temps – le gouvernement hongrois organisa un lancer de turuls. Les plumes de ces oiseaux sacro-saints disparurent en plein vol, mais nous, nous continuons de les chercher sans relâche, jusqu’à les découvrir dans la terre lors de la construction du même stade de Felcsút. Pour célébrer cet événement, on construisit une colonne totem en plein cœur du pays, à Ó-Pusztaszer, que le Premier Ministre hongrois inaugura avec les paroles suivantes – effrayantes pour nombre d’entre nous : « Le turul est l’archétype des Hongrois (…). L’archétype appartient au sang et au sol, à la patrie5. Dès que nous sommes venus au monde, nos sept tribus ont fait alliance, notre Saint Étienne a fondé un État, nos armées ont perdu une bataille à Mohács ; tandis que l’oiseau Turul, lui, est le symbole de l’identité nationale des Hongrois d’aujourd’hui, d’hier et de demain. »

Szabolcs KissPál, PM Orbán unveiling a Turul monument, 2012, photo Tibor Illyés/MTI

Szabolcs KissPál, le Premier Ministre Viktor Orbán dévoilant un monument à l’effigie du Turul, 2012, photo Tibor Illyés/MTI

Toute l’exposition parle du manque de liberté, voire de la destruction de la liberté, de nature à susciter un ressentiment sans fin. L’homme d’affaires, milliardaire et philanthrope György Soros, présenté actuellement comme l’ennemi public numéro un de la Hongrie, notamment parce qu’il a construit sa fortune en Occident, a récemment écrit à l’occasion de la célébration des cent ans de la naissance de Miklós Vásárhelyi, combattant de 1956 et premier président de la Fondation Soros en Hongrie : « L’amour accouche de l’avenir, la haine, du faux passé. »

Tout au long de l’exposition, par-delà le mythe ethnique triomphant et le désir grandissant pour la nation de trouver sa voie, on distingue par petites touches les nuages qui s’accumulent au-dessus des Juifs de Hongrie. Nuages d’autant plus sombres qu’ils sont alors étouffés, ce qu’il ne sont plus aujourd’hui, éclatant au grand jour à la faveur de déclarations officielles comme celle de Szilárd Demeter, conseiller culturel de Viktor Orbán, évoquant l’Europe comme “chambre à gaz”. Autre signe de cette relation ambivalente, l’artiste rappelle le geste de l’architecte juif Dezső Freund, auteur de la synagogue de la rue Nagyfuvaros, à Budapest, qui fit inscrire sur sa façade la profession de foi des Hongrois : « Je crois en un Dieu, je crois en sa patrie unique :
Je crois en une justice éternelle divine,
Je crois en la résurrection de la Hongrie !
Amen. »

Dans l’exposition, une vitrine reste vide, mais elle est numérotée. C’est sûr, un objet digne d’elle l’occupera un jour. Cet espace vacant qui signifie « des fois que j’aurais oublié quelque chose » fait aussi partie de la pensée dialectique et critique de l’exposition.

Traduit du hongrois par Virginie Sette
Editeur : Vincent Simon
Couverture : Szabolcs KissPál, The Rise of the Fallen Feather, 2016, vidéo © Szabolcs KissPál

1.Présentée sous son titre anglais : From Fake Mountains to Faith (Hungarian trilogy), l’exposition a d’abord été vue à la Edith Russ Haus für Medienkunst, Oldenburg, Allemagne, en 2016, à Transit RO, Cluj, Roumanie, en 2016-2017, au Project Arts Centre, Dublin, Irlande, en 2017-2018, à Kostka Galleria – Meetfactory, Prague, République Tchèque, en 2017, et enfin dans les locaux de l’Institut d’histoire politique de Budapest, du 10 octobre au 3 novembre 2017.

2.Allusion à la révolte de 1956.

3.Il nous faut un Mohács [Nekünk Mohács kell, in Összes versei, 179. Athaeneum, 1913], traduit du hongrois par Zsófia Szatmári et Jean-François Puff.

4.Le choix du Canada n’est pas innocent. C’est le pays qui a accueilli le plus de Hongrois après l’insurrection de 1956.

5.Un écho au sinistre Blut und Boden qui caractérisa l’idéologie nazie.

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