Bernard Brunon, that's painting
portrait

05 novembre 2021

Bernard Brunon, that's painting

Beaucoup plus de moins #5_Bernard Brunon

Entretien par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire de l’édition

Dans le cadre d’une nouvelle série de chroniques intitulée Beaucoup plus de moins, en partenariat avec Riot Éditions, Switch (on Paper) retrouve l’artiste Jean-Baptiste Farkas au travers d’une suite de dialogues avec des artistes et aut·eur·rice·s sur le thème inépuisable de la soustraction. Aujourd’hui, l’artiste Bernard Brunon sur son projet d’entreprise de peinture en bâtiment That’s Painting Productions.

Jean-Baptiste Farkas : Durant toute l’existence de That’s Painting Productions1, entreprise de peinture en bâtiment, tu t’es imposé de satisfaire tes clients et tu es passé du grand art au « boulot de chantier bien fait ». Lorsque ceux-ci t’ont demandé de repeindre leur maison en blanc ou en bleu, tu l’as repeinte en blanc ou en bleu. Leur disant : « c’est comme vous voudrez ». De ce fait et vis-à-vis de l’idée que l’on a de l’artiste imposant sa vision, peut-on te considérer comme un artiste soustracteur ?

Bernard Brunon : C’est bien évident qu’en considérant l’artiste traditionnel, version 19e siècle, mon attitude est totalement soustractive. On y retrouve très peu d’éléments correspondant à la définition d’« artiste » ; et l’activité d’un peintre en bâtiment, à la tête d’une petite entreprise, n’est pas comparable à celle de l’artiste démiurge souffrant devant sa toile vierge. La raison pour laquelle je me soumettais aux exigences du client était bien simple : That’s Painting étant une entreprise de peinture, ma responsabilité principale, en tant que chef d’entreprise, était d’assurer un emploi à plein temps pour mon équipe de peintres. Et c’est en respectant les souhaits du client, et en exécutant le travail selon ses directives, directives qui étaient précisées dans le devis détaillé au départ du chantier, que je pouvais garantir un fonctionnement efficace. Donc. Si tu veux, d’un côté, il y avait soustraction par rapport à l’artiste traditionnel, mais aussi une addition dans la mesure où le travail comportait beaucoup d’éléments qui n’appartenaient pas au travail de l’« artiste peintre ».

Jean-Baptiste Farkas : En tant qu’artiste, l’opération soustractive t’a-t-elle déjà occupé l’esprit ?

Bernard Brunon : L’opération soustractive n’était pas la motivation de mon travail. Le point de départ était une analyse de la peinture, à la suite de BMPT et de Supports/Surfaces. Partant de la déconstruction du tableau, qui pour moi allait du geste de peindre aux matériaux employés, mon intérêt s’est porté sur ce qui résultait de cet acte : la production d’une image. Et en poussant le questionnement plus loin, j’ai voulu voir s’il était possible de peindre sans représenter. Il y a sans doute des éléments de soustraction dans les séries de peintures des années 1974-78, où il n’y avait sur la toile que des traces de pinceau, dans un souci de ramener la peinture à ses composants premiers. Mais ce travail découlait d’un désir d’explorer plutôt que d’un souci de retrancher.

Jean-Baptiste Farkas : Tu es peintre et tu as dit dans un entretien : « Si je peignais un volet, ce serait un volet peint, ce ne serait pas l’image d’un volet et de ce point de vue, ça resterait vrai par rapport à ma peinture2». Ou encore : « Je me suis aperçu que lorsque je peignais un mur, une pièce, je ne créais pas d’image3.»

Bernard Brunon : La question portait sur la supposition qu’un collectionneur me donne un volet à peindre, pour ensuite le mettre dans sa collection, ce qui allait à l’encontre de ma position vis-à-vis du marché de l’art.

Jean-Baptiste Farkas : Pour donner forme à ta vision de l’art, il fallait donc en passer par une soustraction de la représentation. That’s Painting Productions répond au comment. Mais, du reste, pourquoi ? Dans quel but passer de l’image d’un volet à un volet peint ? Quels étaient les enjeux de cette soustraction ?

Bernard Brunon : Oui, on peut parler de « soustraction » de la représentation, mais c’est peut-être parce que la peinture commence d’abord par une addition : appliquer un matériau sur un autre, une action dont le résultat est généralement la création d’une image. Mon intention n’était pas de retirer quelque chose à la peinture, mais simplement de voir s’il était possible de peindre sans faire d’images, si la peinture pouvait exister en dehors de la représentation. Et la peinture en bâtiment présentait la possibilité de peindre sans représenter, ce qui m’a amené à considérer les chantiers de peinture comme ma production artistique, et à fonder par la suite l’entreprise de peinture That’s Painting Productions. Techniquement parlant, je ne suis pas passé de l’image d’un volet à un volet peint, car je n’ai jamais fait de tableau représentant un volet. Les volets que j’ai pu peindre faisaient partie du chantier en cours, et ne se posaient pas comme entités indépendantes. Et dans ces cas-là, il n’y avait pas vraiment eu de « soustraction ».

Jean-Baptiste Farkas : Soustraire de façon aussi radicale que tu l’as fait « s’accompagne de douleurs ». Et tu as signé tes chantiers ton sur ton comme s’il s’agissait de grands tableaux. Pourquoi ?

Bernard Brunon : Le qualificatif de « douleur » pour décrire mon passage du tableau à la peinture en bâtiment était sans doute un peu trop fort. Ce que je voulais dire, c’est que pour moi, passer d’une pratique d’atelier à une peinture de chantier, bien que ce fut en même temps une libération (pouvoir sortir de la représentation), m’amenait aussi à questionner la nature de l’art, et m’a forcé à faire face au dilemme de savoir s’il était possible de réclamer la peinture en bâtiment comme pratique artistique. Et en un sens, on peut voir cela comme une addition, la peinture en bâtiment venant s’ajouter à ce que Marcelin Pleynet appelait « le champ de la peinture ». La signature était la trace concrète de cette addition. Je signais les chantiers pour affirmer cette appartenance de la peinture en bâtiment au domaine de l’art, où les peintures sont traditionnellement signées et datées. Et, comme je l’expliquais à Michael Kosch, je les signais ton sur ton, d’une part pour ne pas salir aux yeux du client le mur que je venais de peindre, et d’autre part pour que la partie portant la signature ne puisse pas être découpée par la suite et exposée ou vendue comme un tableau. Mais cette pratique est vite devenue obsolète lorsque le monde de l’art a commencé à s’intéresser à mon travail.

Jean-Baptiste Farkas : Dans la société, la notion de décroissance semble devenir toujours plus emblématique. Comment perçois-tu cette notion et penses-tu qu’on puisse d’une façon ou d’une autre la connecter avec That’s Painting Productions ? That’s Painting Productions était-il un projet décroissant ?

Bernard Brunon : Je n’ai pas vraiment perçu l’évolution de mon travail comme une décroissance, plutôt comme un déplacement, une dérive comme on aurait dit dans les années soixante-dix.

Jean-Baptiste Farkas : Manque-t-il une ou plusieurs questions à cet entretien ?

Bernard Brunon : Je ne sais pas si c’est une question manquante, ou plutôt un commentaire, mais on peut voir ma position actuelle comme soustraction absolue, dans la mesure où je me suis retiré du monde de l’art, ayant pris ma retraite et fermé l’entreprise en 2016. J’ai ébauché l’explication de cette position dans le petit texte publié dans le catalogue Peinture sans titre, rassemblé sous la direction de Christophe Viart par l’École européenne supérieure d’art de Rennes en 2019.

En couverture : Bernard Brunon, That’s Painting Productions © Bernard Brunon

1.Entreprise de peinture en bâtiment imaginée en 1989 par l’artiste Bernard Brunon et enregistrée en 1991 en tant que D.B.A. (« Doing Business As ») au registre du commerce du Comté de Harris, à Houston, au Texas. Le 19 décembre 2017, Brunon publie sur le mur de son « profil » Facebook une photographie qui le présente, souriant, en train de pêcher à la ligne. Tout autour de lui, un plan d’eau apaisant. On apprend, par le commentaire qu’il fait de cette photo à ses amis, que 2016 marque la fin de son activité de peintre en bâtiment. Elle aura duré presque trente ans.

2.Bernard Brunon, « Entretien avec Pascal Beausse », avril-mai 2007, dans That’s Painting Productions, Roma Publications, Amsterdam, Yvon Nouzille, Paris, 2008, p. 90.

3.That’s Painting Productions, op. cit., p. 74. Il s’agit cette fois d’un entretien entre Bernard Brunon et Michael Kosch (compositeur et écrivain) effectué par téléphone le 3 août 1993. Brunon souligne que cet entretien a eu beaucoup d’importance dans son évolution.

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