Chroniques de la soustraction épisode 3
Chroniques de la soustraction épisode 3

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 3 – Quand les félonies deviennent forme

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

En art, on connaît les faussaires, des artistes voleurs, destructeurs ou tout simplement malhonnêtes. Mais existe-t-il un art illégal ? Un art qui ne soit fait que d’infractions ? L’artiste est-il obligé de répondre à des normes juridiques courantes ? Difficile question. Impossible réponse. Une chose est sûre : l’art établit parfois des connexions avec la déviance.

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En art, il y a des francs-tireurs, des maquisards, autrement dit des artistes que personne ne connaît mais dont les œuvres excentriques, tordues, sont parfois tout aussi intéressantes que celles d’artistes de renom. Voire plus, dans certains cas.

Depuis plusieurs années, chaque année à la même heure et sur la même route, exactement au même endroit, à la même vitesse, Florian B. perpètre un excès de vitesse volontaire. Inertie : son action, qu’il ne qualifie d’artistique que de façon indirecte, consiste à maintenir en l’état, à reproduire à l’identique.

À s’ériger contre le changement permanent. Contre le progrès ?

Mais alors, où est la soustraction ? La voici, l’histoire n’est pas finie. Dans un second temps, Florian B. va s’adresser aux autorités de la façon suivante :

« Ayant des doutes sur les points me restant sur mon permis de conduire, j’ai décidé de consulter mes derniers relevés d’infractions au code de la route ayant donné lieu à des contraventions. Or trois contraventions absolument identiques, datées respectivement des 21/07/2015, 21/07/2016 et 21/07/2017 demandent quelques éclaircissements. » À Florian B. ensuite de contester en toute logique ces trois infractions absurdes, chimériques, puisque en tous points semblables – même heure pour l’infraction, même lieu pour l’infraction, même excès de vitesse à l’instant de l’infraction − à l’exception des années enchaînées, 2015, 2016 et 2017.

Les autorités questionnées opteront-elles pour le bogue informatique ? Le verdict n’est pas encore tombé.

Florian B. met les institutions au défi de la vérité.

Dans l’Histoire de l’art, les transgressions fourmillent, et c’est une bonne chose.

L’artiste incarne une figure qui se soustrait toujours d’une façon ou d’une autre, avec ou sans élégance, à ce qu’elle doit.

En 2016, le critique Andrew Russeth publie dans la revue d’art américain ARTNEWS Magazine un article intitulé « Quand les félonies deviennent forme : L’Histoire secrète des artistes qui utilisent l’enfreinte ou le délit comme médium1 ». Il rappelle un événement daté de 1976 et relativement peu connu qui consista, pour l’artiste allemand Ulay (il avait alors 33 ans), à voler une œuvre de Carl Spitzweg à la Neue Nationalgalerie, Der arme Poet (1839), peinture très appréciée d’Hitler. Après l’avoir dérobée, Ulay installa la peinture dans le salon d’une famille turque berlinoise. L’action fit l’objet d’un film. Bien entendu, l’artiste ne tarda pas à être arrêté. Il eut alors le choix entre faire 36 jours de prison ou payer une amende de 3,600 Deutschemarks. Il fuit le pays, ce qui mit un terme à l’affaire. Chose étrange, dix ans plus tard, en 1986, l’œuvre est de nouveau volée alors qu’elle fait l’objet d’un prêt au Danemark – et n’a jamais été retrouvée depuis. Selon Russeth, l’aventure est paradigmatique en ce sens qu’elle montre bien comment les choses fonctionnent lorsque « les félonies deviennent forme » : l’artiste commet un délit, parallèlement, il en fait la publicité, mais soudain les autorités s’en mêlent, et dès lors, il disparaît complètement. Russeth achève son article en citant cette vieille règle politique du président américain Richard Nixon portant sur le « privilège de l’exécutif » (en 1974, face à l’affaire du Watergate, Nixon demande à bénéficier d’un privilège qui lui permettrait de protéger le caractère confidentiel de ses conversations) : « Quand le Président le fait », avance Nixon, « cela signifie que ce n’est pas illégal ». Dans le contexte de l’art, cette règle se prêterait à une reformulation commode : « Quand l’artiste le fait, ce n’est pas illégal ». Mais bien sûr, nous rappelle l’auteur, on sait d’avance que cette phrase ne satisfera ni les artistes, ni les juges, ni les entrepreneurs de morale.

Venons-en aux faits ! L’art établit de nombreuses connexions avec la déviance.

Dans Outsiders, Études de sociologie de la déviance (1963)2, Howard S. Becker analyse brillamment toutes les contradictions que contient le mot « outsider », que l’on pourrait traduire en français par « étranger à la société » .

« Tous les groupes sociaux – écrit Becker – instituent des normes et s’efforcent de les faire appliquer, au moins à certains moments et dans certaines circonstances. Les normes sociales définissent des situations et les modes de comportement appropriés à celles-ci : certaines actions sont prescrites (ce qui est « bien »), d’autres sont interdites (ce qui est « mal »). Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme en vigueur, il se peut qu’il soit perçu comme un type particulier d’individu, auquel on ne peut faire confiance pour vivre selon les normes sur lesquelles s’accorde le groupe. Cet individu est considéré comme étranger au groupe (outsider). Mais l’individu qui est ainsi étiqueté comme étranger peut voir les choses autrement. Il se peut qu’il n’accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu’il dénie à ceux qui le jugent la compétence ou la légitimité pour le faire. Il en découle un deuxième sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers. »

Il est temps de conclure cette chronique. En 2018 sortent deux films d’horreur très attendus, l’un est Hérédité, métrage américain d’Ari Aster, l’autre est le remake italo-américain de Suspiria, dont la réalisation a été confiée à Luca Guadagnino. Ces deux films ont un point commun : unanimement, la critique voit en eux deux films magistraux gâchés par leur fins, trop attendues, d’une médiocrité sans limite à partir du moment où elles répondent aux attentes les plus convenues du public lambda de ce genre de films. On le sait, en art, les conclusions sont non seulement bêtes, mais elles sont surtout inutiles, dans la plupart des cas. En art, mieux vaut ne pas conclure. On l’a vu lorsqu’il était question de l’article « Quand les félonies deviennent forme » : l’artiste finit toujours par disparaître, et c’est très bien ainsi.

Interviewé sur son film Caché (2005) dont l’une des caractéristiques est d’avoir un final ouvert, sinon incompréhensible, le réalisateur d’origine autrichienne Michael Haneke fait ce brillant commentaire, il va nous servir de conclusion : « Je n’ai compris qu’une chose : il n’y a pas de réponse.3 »

C’ÉTAIT : Défier le pouvoir comme soustraction. Il n’y a pas de réponse comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

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