Chroniques de la soustraction
Chroniques de la soustraction

CHRONIQUES
DE LA SOUSTRACTION
Épisode 1 – Signes de la décroissance

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Peut-on réduire un chef d’œuvre de l’art à un « simple énoncé signalétique » ? Plus globalement peut-on tout traduire en « beaucoup plus petit » ? C’est un autre défi lancé par La Société de Conservation du Présent .(SCP). « Trop grand… et pourtant jamais assez grand. C’est le paradoxe de la vie moderne. » Small is beautiful.

[ 2 ]

N°10, printemps 2011, page 64.

[wptpa id= »2″]

Entre 1985 et 1994, à Montréal, se crée un collectif du nom de La Société de Conservation du Présent ou .(SCP)1.

Le collectif imaginera plusieurs projets de soustractions intéressants :

En faisant la proposition de réduire l’œuvre iconique Étant Donnés de Marcel Duchamp conservée au Philadelphia Museum of Art en « un simple énoncé signalétique ». Ou encore en célébrant un mouvement artistique canadien intitulé Ti-Pop, en référence au Pop Art, émanation et version pauvre du mouvement américain incontournable. Commentaire du collectif, on est en 1985 : « Un de nos buts était de faire entrer le mot Ti-Pop dans le dictionnaire. On avait organisé le lancement d’une brochure intitulée Ti-Pop au dictionnaire. D’une certaine manière, on a « ready-madisé » un mouvement d’art québécois d’avant-garde postcolonial qui calquait le pop américain en proposant Ti-Pop avec toute l’ironie de ce calque. Et nous, avec cette soirée, on venait après pour faire notre propre calque en mode contemporain colonial. »

Enfin, la .(SCP) réalise des pictogrammes à partir de 1987. Selon leur concepteur, l’artiste canadien Jean Dubé, il s’agissait à l’époque « d’une ludique et absurde tentative visant à répertorier l’intégralité des médiums utilisés par le collectif. ».

Un de ces pictogrammes s’intitule « ABSENCE ». Mais rien, en toute logique, de ce qui a été fait sous l’orientation de ce médium, n’est décrit dans le catalogue des œuvres de la .(SCP). Le pictogramme fait trou, il désigne une absence.

L’expérience Ti-Pop et son ambition « à petite échelle » ne va pas sans rappeler un recueil d’essais de l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher édité en français sous le titre Small Is Beautiful, une société à la mesure de l’homme. Dans celui-ci Schumacher fait valoir plusieurs critères qu’il sait être en désaccord total avec la marche du monde au moment où il écrit, en 1974 : l’échelle humaine, le capital naturel (s’interdire de penser la nature comme un revenu), la prise en compte de l’intégrité environnementale dans les décisions commerciales, l’économie de la permanence, et enfin le décentralisme. En bref, toutes ces notions sur lesquelles nous n’avons absolument pas travaillé ces quarante dernières années.

Dans l’épilogue de son livre, Schumacher écrit : « Nous nous égarons si nous croyons que les forces destructrices du monde moderne peuvent être maîtrisées simplement en mobilisant davantage de ressources − de richesse, d’éducation et de recherche − pour lutter contre la pollution, préserver la faune, découvrir de nouvelles sources d’énergie et parvenir à des accords plus efficaces sur la coexistence pacifique. »

Cette chronique est le lieu, précisément, où l’on peut se poser la question du petit.

Le philosophe américain Théodore Roszak a écrit : « Trop grand… et pourtant jamais assez grand. C’est le paradoxe de la vie moderne. » Le trop grand, voilà le problème.

Dans Écologie et liberté, en 1977, faisant état de lourds dysfonctionnements observés dans la société, le philosophe et journaliste français André Gorz semble déconstruire ce constat – le mauvais, c’est le grand – en écrivant : « En résumé, nous avons affaire à une crise classique de suraccumulation compliquée par une crise de reproduction due, en dernière analyse, à la raréfaction de ressources naturelles. La solution à la crise ne peut plus être trouvée dans la croissance économique (…) le lien entre plus et mieux est rompu. Mieux, ce peut être moins : créer le minimum de besoins, les satisfaire par la moindre dépense possible de matières, d’énergie et de travail, en provoquant le moins possible de nuisances. »

À peu près au même moment, en 1979, dans De l’entropie à l’écologie, le mathématicien et économiste américain d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen, à qui l’on doit, pour le dire vite, l’appellation « décroissance », écrit : « Peut-être le destin de l’homme est-il d’avoir une vie brève mais fiévreuse, excitante et extravagante, plutôt qu’une existence longue, végétative et monotone. Dans ce cas, d’autres espèces dépourvues d’ambition spirituelle – les amibes par exemple – héritent d’une Terre qui baignera longtemps encore dans une plénitude de lumière solaire ! » Problème de temps. Dans la revue « Entropia2 », Aux sources de la décroissance, Aurélien Cohen commente ce passage célèbre.

Il s’interroge : « Simple trait d’humour ? Cela n’est pas si sûr. Peut-être faut-il au contraire donner tout son sérieux à cette réflexion et l’interpréter comme la reconnaissance de cette liberté humaine totale qui est de pouvoir choisir contre son intérêt, contre celui de son espèce ou plutôt de pouvoir ne pas laisser rabattre son intérêt sur celui des générations futures. Écofasciste, la décroissance ? […] il est important de présenter ouvert devant nous tout l’éventail des positions éthiques sans exclure trop rapidement l’apparente absurdité du choix de l’autodestruction généralisée. »

Mais alors quid du pictogramme « ABSENCE » de la Société de conservation du présent ?

Ce pictogramme est peut-être de l’ordre d’une prémonition. Qui nous dit : il faut imaginer que tout puisse continuer sans nous.

C’ÉTAIT : Opter pour le petit comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

[wp-faq-schema accordion="1"]
Envie de réagir ?
[wpforms id="17437"]

Lire aussi...

Parcourez nos éditions

Jean Dupuy par Renaud Monfourny pour la galerie Loevenbruck
04
04

Hommage à Jean Dupuy

Découvrir l’édition
Beaucoup plus de moins
03
03

Beaucoup plus de moins

Découvrir l’édition
Encyclopédie des guerres
02
02

L’Encyclopédie des guerres (Aluminium-Tigre)

Découvrir l’édition
O. Loys, bal des Incohérents
001
001

Décembre 2021

Découvrir l’édition
Younes Baba Ali, art et activisme en Belgique
01
01

Art et engagement Enquête en Belgique

Découvrir l’édition

Parcourir nos collections