Chronique de la soustraction, qui peut le moins peut le plus
Chronique de la soustraction, qui peut le moins peut le plus

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION # 14 – Qui peut le moins peut le plus.

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Pour sa quatorzième CHRONIQUE DE LA SOUSTRACTION, Jean-Baptiste Farkas compare deux héros de fiction qui ont délibérément choisi de réduire leur vie aux limites de l’insignifiance. En ce temps de confinement cette double lecture nous aide à analyser les limites ou peut-être les espoirs d’un tel choix.

« — La posologie de l’existence m’est encore inconnue.
Dans le doute j’ai toujours peu vécu par crainte de m’empoisonner. »

Malgré sa brièveté, cette phrase extraite de la nouvelle Les replis du disque dur (Microfictions, Gallimard, 2007) de Régis Jauffret annonce de façon précise tout ce qui va suivre.
Un programme. À savoir la description scrupuleuse d’un mode de vie volontairement dévasté par la modération, et dont on apprend qu’il est mis en application tout autant par le narrateur, odieux, que par sa femme du prénom de Lisbeth et leur enfant unique. La modération, on en vante parfois interminablement les mérites, est cette fois convoquée sous un jour cauchemardesque :
− La vie ? : « étroite comme une entaille ».
− L’éducation d’un enfant ? : bornée et débouchant sur un total manque d’envergure.
− Le travail ? : au mieux, indexé sur le SMIC.
− Les repas ? : pommes de terre et jambon blanc.
− La santé : « se contenter d’organes aux performances modestes ».
Et, d’ajouter, au passage :

« — Nous n’avons jamais connu la cuite, ni le tabagisme. »

Rendue extrême, intrusive la modération dicte tout un rapport au monde et contraint jusqu’à la moindre action, le moindre geste. Pour survivre, semble vouloir démontrer le narrateur, il nous revient de vivre le moins possible et pour affronter la dangerosité infinie que représente l’existence, d’éliminer et l’excès et la complexité.
Confinement depuis le début.
En soumettant cette curieuse expérience à l’épreuve de l’ère numérique, l’éthique de notre narrateur semble peut-être moins délirante qu’il y paraît. Par exemple, on évoque souvent en informatique le phénomène de la discrétisation Elle aussi peut-être interprétée comme une forme de modération ou de limitation de l’excès. C’est une faux. Et un enfermement dans certaines limites. Elle consiste à convertir le flux que constitue l’infinité des variations en un nombre fini de points. Sur la voie de l’abstinence, notre narrateur cherche-t-il à réduire sa vie à une combinaison de zéros et de uns ? Toujours moins de sensations, moins d’imprévus, de différences, pour ne plus arriver qu’à la plus élémentaire des différences : 0/1, oui/non. Effroyablement appauvrie, son existence s’en trouverait discrétisée ?

Au sein des arts, la limitation est une vieille histoire, parfois même un peu rance. Notamment lorsqu’elle s’acoquine à l’idée de pureté, au « sans tâche, sans souillure », ou encore lorsqu’elle se rêve « exempte de ». Pureté dont on apprend d’autre part que le terme, ce qui n’a rien d’étonnant, était essentiellement employé dans la langue religieuse. En art, qui n’aborde pas les puristes avec une certaine appréhension ?

En 1957, l’artiste et essayiste américaine Elaine de Kooning (1918-1989) publie un article intitulé « Pur peint un tableau ». Malicieuse, cette fiction décrit M. Pur, artiste de son état qui a réduit son champ d’action créatif au moins autant sinon plus que le narrateur des Replis du disque dur a contraint sa vie. Grisaille contre grisaille, insignifiance contre insignifiance, tout rapproche les deux personnages créés à environ cinquante ans d’écart :

« M. Pur a été élevé par un lointain cousin qui stérilisait les bidons de lait pour le compte d’une coopérative agricole. C’est en l’aidant que M. Pur avait eu la révélation de sa vocation de peintre pur : “La pureté ne peut pas être créée directement, pas plus qu’elle n’existe préalablement dans la nature. Elle doit être obtenue négativement, c’est-à-dire, en ôtant les impuretés. Cette démarche négative est absolument nécessaire pour une peinture correcte.” […] M. Pur énonce les Tables de la Loi de la nouvelle esthétique : les 10 Non (–savoureuse, –crédible, –odorante, –visible, –vendable, –observable, –remarquable, –soutenable, –aimable, –capable) qu’il résume par une maxime dérivée du célèbre Less is more “Plus votre art est pur et plus vous pouvez donner moins” (The more pure your art is, the more you can give less). »

« Dans son atelier à l’unique fenêtre – en fait, un hublot – toujours fermé d’un rideau, M. Pur a fini par ne faire que des cercles, et encore, ni à la main ni au compas, simplement en traçant un carré dont il rogne les coins ! Avant chaque séance de travail, il compulse son dossier de reproductions d’œuvres de la Renaissance et du baroque jusqu’à ce qu’il ait accumulé suffisamment de dégoût pour pouvoir peindre sur une toile entièrement stérilisée. La séance elle-même ne dure que 45 minutes : “Travailler à un tableau plus de 45 minutes, c’est être un gitan. L’art doit prendre le moins de temps possible. Pour ma prochaine exposition, que je vais peindre la semaine prochaine, je vais utiliser des pièces de monnaie comme châssis.” […] Sa démarche soustractive érigée en art de vie le conduit à ne rechercher qu’une seule forme de succès l’échec total (celui que l’on poursuit toute une vie car il ne doit pas être atteint trop tôt !) : “S’il reste la moindre peinture sur la toile à la fin de la journée de travail, j’ai échoué […]. Et échouer […] devrait être la plus haute aspiration d’un vrai artiste”. »

« Pourquoi ouvrir à fond les vannes lorsqu’un mince filet d’eau donne suffisamment de résultats ? » est une façon de résumer le programme que s’impose M. Pur. Combinaisons, là aussi, de zéros et de uns ? Or ce filet d’eau est actuellement notre pain quotidien, justement. CHRONIQUE DE LA SOUSTRACTION oblige, venons-en aux faits.

En raison de l’épidémie de Covid-19, des mesures sanitaires s’imposent. À l’heure actuelle et partout dans le monde, dans chaque ville, parce que rien de mieux pour l’instant n’a été trouvé, un nombre toujours plus important de lieux « recevant du public non indispensables à la vie du pays » sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Au départ, souvent, cette mesure scandalise. Évitement de la contamination nécessaire, voici venir le « peu vivre », et la fadeur intolérable qu’il implique. Mais de quoi ces mesures nous privent-elles réellement ? Pour répondre à cette question cruciale, de nouveau s’impose la voix impitoyable du narrateur des Replis du disque dur :

« Vous vous rendrez compte, un jour, à quel point vos vies merveilleuses sont des supplices. »

De son point de vue inversé si on le compare au nôtre, ce sont « nos vies », débridées, qui posent justement problème et non leur réduction préventive, prophylactique. Comme tout réside dans la limitation au 0 et au 1, l’outrance, la nôtre, quotidienne, c’est de l’empoisonnement. Bien vivre selon nos vues serait donc non seulement une illusion mais aussi et surtout une idiotie. Voilà donc un radical et complet renversement des perspectives : dès lors qu’on y souscrit, ne serait-ce qu’en rêve, la plus grande crainte n’est-elle pas la sortie du confinement ? Le retour à la normale ? Ce qu’on appelle « la normale » de façon faussement ingénue, mais qui n’est plus en réalité, et depuis très longtemps, qu’un gigantesque tour-opérateur, faisant de chaque humain un visiteur ? Faut-il craindre le retour à ces vies que nous pensions « merveilleuses » mais qui en réalité étaient des « supplices » ? Qui d’entre nous, d’ailleurs, et surtout ces derniers mois, pensait avoir une vie merveilleuse ? Dans quelques décennies, on dit du pétrole qu’il sera tari. D’ici là, on aura fini le boulot, tout aura été méthodiquement saccagé. Certes, mais le Covid-19 nous offre une aubaine d’autant plus grande qu’elle est inédite, qu’aucune intention humaine n’aurait pu provoquer ni même n’aurait eu l’audace d’imaginer : tout s’est arrêté — à nous dorénavant de tout faire, tout, pour éviter de retourner à nos « existences merveilleuses » de pacotille.
Un présent n’existe pas selon Stéphane Mallarmé :

« Le suicide ou abstention, ne rien faire, pourquoi ? — Unique fois au monde, parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pas de Présent, non — un présent n’existe pas… Faute que se déclare la Foule, faute – de tout. […] Aussi garde-toi et sois là. »

Le fait que l’on soit enfermés, de force rétrécis, n’implique pas que nos champs d’action et horizons d’attente le soient. C’est même tout le contraire et c’est de cette façon, abrupte, que le « Aussi garde-toi et sois là » mallarméen prend tout son sens dans un tel contexte : si tant est qu’ils restent intacts, et nous avec, nos désirs et leurs manifestations prennent à présent des formes inédites, soumis qu’ils sont à un plus grand effort de conscience, tandis que nous cherchons à repenser notre place, enfermés chez nous, expérimentant l’ennui.
Que demander de plus que ce moins qui ne peut que nous imposer d’évoluer intérieurement ?
Le Covid-19 est horrible. Mais quelle chose moins horrible aurait-elle pu nous stopper dans notre folie et faire tomber tous les faux-semblants de façon aussi radicale ?
On ne sait rien, c’est vrai, de la posologie de l’existence, si ce n’est qu’elle s’avère, parfois, être un monstre.

C’était : « J’ai toujours peu vécu » comme addition.

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