Chroniques de la soustraction 5
Chroniques de la soustraction 5

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 5 – Les vérités qui n’en sont pas

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Peut-on parler pendant des heures et ne rien dire ? Du moins dire des choses qui n’expriment aucune logique ? Tel était le but des conférences de l’artiste belge Éric Duyckaerts : nous mener nulle part. Son secret de fabrication : l’improvisation. Il parle comme il skie, empruntant des pistes à toute vitesse sans savoir à l’avance laquelle il va choisir.

[ 2 ]

MAC/VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Éric Duyckaerts, /idéo, ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « /idéo » qui s’est tenue au MAC/VAL du 5 mars au 5 juin 2011, © MAC/VAL, 2011, entretien intitulé « Les mailles du tricot », à partir de la page 56.

http://www.macval.fr/eric-duyckaerts-66

[ 3 ]

« Les mailles du tricot », entretien cité page 61.

[ 4 ]

Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Éditions du Seuil, Coll. « Anthropocène », Paris, 2015

http://www.collapsologie.fr/veille-biblio/#tppubs

et https://www.thinkerview.com/effondrement-de-civilisation-pablo-servigne/

[ 5 ]

Comment tout peut s’effondrer, op. cit., p. 15.

[ 6 ]

Y. Cochet, « L’effondrement, catabolique ou catastrophique ? », Institut Momentum, 27 mai 2011.

[ 7 ]

Comment tout peut s’effondrer, op. cit., p. 261.

[wptpa id= »11″]

Dans le journal Libération1 daté du 27 avril 2019 paraît le communiqué suivant : « Mort d’un funambule verbal : orateur extravagant et émouvant, l’artiste liégeois Éric Duyckaerts, connu pour ses conférences-performances improvisées où il mêle avec humour les arts plastiques et la vulgarisation des savoirs, s’est éteint samedi, à l’âge de 65 ans. » La meilleure façon d’évoquer ces conférences-performances, sans aller trop avant dans l’analyse, consistera à égrener quelques titres d’articles leur étant consacrés, écrits entre 1994 et 2007 : « Un roman post-philosophique », « Démonstrations », au pluriel, « Mutationnelles », « De la pluralité des discours », « Lacan, la mathématique, Hermès et l’artiste », « Éric Duyckaerts Para-Docte », « Les vérités qui n’en sont pas ». Tous ces titres rendent compte à leur façon de la personnalité de l’artiste, tout à la fois accessible et difficile à cerner.

Ses conférences l’étaient également, difficiles à cerner, puisque l’objectif de Duyckaerts en les performant était de perdre son audience dans des entrelacs psychiques – un filet de phrases courbes et brisées dont elle ne trouvait que très difficilement la sortie. Duyckaerts s’exprimait ainsi pour décrire le mode opératoire mis en pratique : « On peut comparer ça à une descente en ski : tu peux prendre plusieurs chemins, choisir telle ou telle bosse, tel dénivelé, mais tu dois le faire très vite. », « dans ma boîte crânienne, il y a des bifurcations possibles et je dois choisir en vitesse laquelle est la bonne. Ce n’est pas toujours la meilleure, parfois on tombe sur une impasse, alors on recommence. »

Mais de quoi est-il vraiment question dans ces conférences ?

De quoi nous parle Duyckaerts ?

Pour le comprendre, citons maintenant quelques moments d’un entretien que l’artiste accorde en 2011 au commissaire d’exposition et critique d’art français Frank Lamy alors qu’il est invité à monter une exposition2 au MAC VAL (Musée d’art contemporain du Val-de-Marne).

Lamy aborde la chose ainsi : « Commençons avec cette phrase de l’écrivain français Joseph Mouton, qui résume assez bien les questions que l’on peut se poser devant tes pièces : Mon Dieu, mais que nous dit cet homme au bout du compte ? »

Duyckaerts : « Mais où peut-il bien nous emmener ? On ne le saura pas parce que je ne le sais pas non plus. Uniquement de l’improvisation, les choses s’enchaînent d’une manière qui peut me surprendre moi-même. Quant aux nombreuses références, anecdotes, différents théorèmes et savoirs que j’essaye de convoquer sommairement, mais dans la mesure du possible avec exactitude – ou avec la plus grande exactitude possible selon mes faibles moyens –, ils me servent d’embrayeurs de conversation pour montrer un style d’élocution, un style de persuasion, un style de personne : parfois enthousiaste, passionné par les connaissances qu’il a lui-même élaborées, parfois un peu blasé ou un peu dogmatique. »

Bref, sur ce point : « Mais que nous dit cet homme ? » La réponse est : « On ne le saura pas. » C’est précisément dans cette suspension de la question sans réponse, dans ce vide, que se glissent des postures, des figures, des styles. Le langage se soumet à une logique, mais il évite soigneusement d’emmener les idées à l’endroit où elles pourraient trouver une conclusion, et c’est pour cela même qu’il y a soustraction.

Pour ses œuvres, Duyckaerts recourt massivement au langage. Il n’est pas le seul. Depuis beaucoup plus d’années encore, l’artiste conceptuel américain Ian Wilson expérimente ce qu’il appelle des Discussions, des œuvres d’art performatives qui reposent elles aussi sur des jeux de langage ardus. Ils consistent par exemple à spéculer sur « la nature de la vérité », « la condition humaine », ou encore « l’infini » – on remarque au passage combien Duyckaerts et Wilson ont tous deux réussi à intégrer brillamment la philosophie à leur art. Au contraire de Duyckaerts qui présentait ses conférences sous la forme de films, une approche qui peut sembler parfois complaisante, Ian Wilson a toujours refusé que ses Discussions soient enregistrées.

Le recours au langage pour faire œuvre semble assez naturel lorsque l’artiste a un rapport difficile aux objets et qu’il ressent le besoin de s’y soustraire dans sa pratique. Écoutons Duyckaerts sur ce point : « Quand j’avais une vingtaine d’années, je commençais ma pratique artistique et je voyais beaucoup d’expositions ; à un moment donné, j’ai eu une sensation d’écœurement. J’avais écrit un texte là-dessus : il y a trop d’objets, c’est une boutique de cadeaux, c’est trop encombré… Je pensais à l’art de l’époque – il y a plus de trente ans » on est en 2011 « – et je m’étais dit : il ne faut plus en faire. C’était une position morale, selon l’idée de c’est trop pollué. Avec mon frère, on aime bien plaisanter un peu là-dessus. Il n’est pas du tout dans le monde de l’art et il me dit : ‘’Tu sais, quand dans deux mille ans, des archéologues retrouveront ça sous les décombres, ils se demanderont ‘’mais à quoi cela pouvait-il bien servir ?’’ Et ils répondront ‘’vraisemblablement une signification religieuse’’…3 »

Revenons à ce qu’il y a de plus important du point de vue qui est celui de cette chronique : il peut exister des œuvres d’art qui ne nous emmènent nulle part. Si l’art que nous faisons est une représentation de notre monde, on pourrait nous dire qu’un monde qui va nulle part ne va pas forcément dans le mur.

Selon les défenseurs de la collapsologie, du latin collapsus, « qui est tombé en un seul bloc », notre société pourrait arriver à sa fin.

Dans Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes4 paru aux éditions du Seuil en 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, respectivement docteur en biologie et éco-conseiller, écrivent5 : « Il ne s’agit pas de la fin du monde, ni de l’apocalypse. Il ne s’agit pas non plus d’une simple crise dont on sort indemne, ni d’une catastrophe ponctuelle que l’on oublie après quelques mois, comme un tsunami ou une attaque terroriste. Un effondrement est le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi6. Il s’agit donc bien d’un processus à grande échelle irréversible, comme la fin du monde, certes, sauf que ce n’est pas la fin ! La suite s’annonce longue, et il faudra la vivre, avec une certitude : nous n’avons pas les moyens de savoir de quoi elle sera faite. Par contre, si nos besoins de base sont touchés, alors on imagine aisément que la situation pourrait devenir incommensurablement catastrophique. »

Dans la postface qu’il fait à l’ouvrage de Servigne et Stevens, l’ancien ministre de l’Environnement Yves Cochet s’étonne à juste titre : « Y a-t-il matière plus importante que celle qui est traitée dans ce livre ? Non. Y a-t-il matière plus négligée que celle-ci ? Non plus.7 »

À quoi pourrions-nous ajouter : et l’art ? Aura-t-il encore une place, dans tout cela ?

Aura-t-il encore une importance ?

C’ÉTAIT : L’intérêt pour ce qui va nulle part comme soustraction

Couverture : © Anaïs Enjalbert

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