Chroniques de la soustraction 2
Chroniques de la soustraction 2

CHRONIQUES
DE LA SOUSTRACTION
Épisode 2 – La fin de soi et du monde

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Le 7e continent est-il un film de fiction ? Ou un nouveau continent ? Les deux. Dans le film du cinéaste autrichien Michael Haneke nous assistons à la disparition annoncée d’une famille, un couple et leur fille qui s’effacent méticuleusement de leur environnement. Le nouveau continent situé entre Hawaï et la Californie produit quant à lui une substance toxique pour la vie aquatique et la vie tout court. Un continent de trop.

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René Barjavel, Ravage, Éditions Denoël, 1943, Éditions Folio 1972, 2014, Paris.

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Ravage, op. cit., pages 43 et 45.

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En 1989, le réalisateur et scénariste autrichien Michael Haneke réalise un film qui va lui poser quelques problèmes dans son pays, mais va aussi le faire connaître sur le plan international, le 7e Continent.

Le métrage est le récit étouffant d’une famille qui décide de se soustraire à la vie, parce qu’elle ne ressent plus l’intérêt de ce que la société lui propose. L’approche est méthodique, glaciale, banale surtout, certains diront « maladive ».

La « réification de la vie » est partout, dans chaque détail méticuleusement représenté. Évitant le recours facile au flashback, la narration décrit « une journée dans la vie de ces gens, puis une autre, un an plus tard, et ainsi de suite, en juxtaposant le tout ». Durant trois ans, lentement mais sûrement, on voit donc la famille tout faire disparaître – abandonner son travail, puis détruire ses possessions, avant de disparaître elle-même. Enfant compris. Et qui ne serait profondément choqué quant à l’incertitude qu’il y a à savoir si la petite Eva, la fille de ce couple autodestructeur, comprend quelque chose à ce qui se passe ?

À force de ne voir le monde extérieur qu’à travers les vitres de leur voiture, ruisselante d’eau et de savon − quand ils la donnent à laver, ils restent à l’intérieur, − à force de s’essouffler à faire et refaire les mêmes gestes conventionnels, à force de vivre l’invivable, Eva, Anna et Georg vont basculer tous les trois hors la vie. Suicides vécus comme une évasion vers un ailleurs qui ressemble à une image publicitaire.1 »

Dans Haneke par Haneke, livre d’entretiens qui lui est consacré, publié en 2012 aux éditions Stock, le réalisateur parle ainsi de l’origine du film : « J’avais été particulièrement touché par un article qui racontait comment une famille qui avait décidé de se suicider, avait auparavant détruit tous ses biens. L’article avançait des explications d’ordre social et psychologique. Mais moi, ce qui m’intéressait, c’était l’idée que l’on détruise cet univers matériel qui vous a anéanti, avant de se détruire soi-même. » Le résultat est d’autant plus frappant qu’il évite soigneusement l’hyperbole. Haneke, toujours : « Je cherche à éviter ce qui est extrême, car ça sonne immédiatement faux. »

Voici le déroulé du film tel qu’imaginé par le réalisateur, en parfait accord avec cette chronique, nous lui avons seulement ôté quelques lignes, temps d’antenne oblige :

« Linz. 1987. Un couple, Georg et Anna, et leur fillette, Eva. Une réussite socioprofessionnelle manifeste.

1988. Une mécanique existentielle de plus en plus plaquée sur du soi-disant vivant. La vue d’un accident d’automobile mortel n’entraîne plus de réaction émotionnelle, seulement l’éclosion d’une idée.

1989. Georg propose à Anna d’arrêter leur abonnement à un journal. Lui démissionne de son emploi. Elle lègue son magasin à son frère. Le couple retire son argent de la banque. Georg achète une hache, un marteau, une perceuse électrique. Eva ne doit plus fréquenter son école. Georg vend la voiture familiale. Il arrache la ligne téléphonique. Anna déchire leurs vêtements. Eva détruit ses livres. Georg scie les meubles, brise l’aquarium, jette les billets de banque dans les toilettes. Eva absorbe une boisson préparée par ses parents. Anna avale des comprimés. Georg remplit une seringue. Le téléviseur reste allumé, mais il n’y a plus de programme diffusé. »

Un écran de télévision vide, sans programme. On peut aisément imaginer combien cette dernière image du film interpelle les Chroniques de la soustraction. Les programmes s’interrompent lorsque tout va mal.

En 2019, ce qu’on appelle « septième continent » est un îlot constitué de milliards de déchets plastiques flottant entre Hawaï et la Californie. Depuis quelques années déjà, on constate que le « septième continent » est 16 fois plus étendu que ne l’imaginaient les pires prévisions. Les matières plastiques qui constituent le continent infect se dissolvent lentement et forment la « soupe micro-plastique », une substance extrêmement toxique pour les espèces qui vivent dans la mer.

Donc premièrement, le projet de « se soustraire à une vie, ou plus précisément à un mode de vie avec lequel on ne se sent pas en phase » (Haneke), et ensuite « un continent de trop ». Un continent poison, la soupe micro-plastique.

Comparer ces deux 7e continent permet d’interpréter le film d’Haneke d’une nouvelle façon. Son tragique lui vient du fait de concentrer tout son potentiel sur la négativité humaine, sans s’ouvrir vers l’extérieur. On l’a dit : tout le drame qui y est décrit se vit dans un espace clos, au travail, dans l’appartement ou la voiture. Et le film est incroyablement étouffant. On était au tournant des années 1990.

Aujourd’hui, l’extrême attention portée sur ce qui l’entoure éviterait peut-être à cette famille de se soustraire : au lieu d’opter pour le repli, elle pourrait essayer de contribuer à l’avènement de meilleures conditions de vie.

Le fait que nous imaginions aujourd’hui plus que jamais que notre monde puisse s’arrêter brutalement, ce monde des voitures et de l’électricité, de la Fibre et des Starbucks Cafés, change la perspective. La famille d’Haneke voulait fuir un monde qu’ils pensaient fait pour durer. L’actuelle destruction de notre monde, les signes flagrants de son extrême fragilité nous demande au contraire d’imaginer des alternatives sur une page qui risque d’être blanche bien plus vite qu’on ne le pense.

Dans son livre intitulé Ravage2 sorti en 1943 soit en pleine seconde guerre mondiale, le romancier français René Barjavel écrit, l’action se situe en juin 2052 : « Vingt-cinq millions, c’était le chiffre donné par le dernier recensement de la population de la capitale. Pendant les cinquante dernières années, les villes avaient débordé de ces limites rondes qu’on leur voit sur les cartes du XXe siècle. Elles s’étaient déformées, étirées le long des voies ferrées, des autostrades, des cours d’eau. Elles avaient fini par se rejoindre et ne formaient plus qu’une seule agglomération en forme de dentelle, un immense réseau d’usines, d’entrepôts, de cités ouvrières, de maisons bourgeoises, d’immeubles champignons. » Et d’ajouter « Dans les trous de la Ville Dentelle, la forêt vierge renaissait3. »

C’ÉTAIT : La fin de soi ou du monde comme soustraction.
Couverture : © Anaïs Enjalbert

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