Chroniques de la soustraction 6
Chroniques de la soustraction 6

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 6 – Quand la musique perd ses notes

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Existe-t-il des musiques que nos sens ne peuvent tolérer ? Des musiques qui ne seraient que bruit, insupportables pour nous comme pour nos proches ? La musique noise se donne tous les droits, y compris celui de se parasiter elle-même, composant avec ce que nous considérons comme des nuisances sonores. Le son devient abrasif.

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Pour commencer cette chronique, définissons ce que l’on appelle musique bruitiste. D’après Wikipédia : « La musique bruitiste, de l’anglais noise music, est une vaste appellation pouvant regrouper divers genres musicaux, relevant de plusieurs grandes familles musicales : l’électroacoustique, la musique improvisée, le jazz, la musique industrielle et le rock. Elle se caractérise par l’assemblage de sons communément perçus comme désagréables ou douloureux, et prend à contre-pied les plus communes définitions de la musique, fondées sur sa dimension esthétique, pour s’intéresser à d’autres aspects de l’œuvre musicale : sa structure, son sens, son effet sur l’auditeur ou les différentes caractéristiques du son. »

À cela, l’Encyclopædia Universalis1 ajoute un commentaire averti :

« Les compositeurs ont toujours manifesté un intérêt pour les sonorités étranges, pour des timbres agressifs, pour des combinaisons sonores originales considérées comme expression musicale à part entière, et l’utilisation du bruit – ou, plus généralement, des bruits – dans les œuvres musicales est une constante, même si son évolution […] peut paraître lente. »

La musique noise est-elle une soustraction ? Répondre à cette question est simple au premier abord : « OUI », de façon évidente, puisque la noise ne laisse rien subsister ou presque de ce qu’on connaît de la musique. La noise, c’est la musique sans la mélodie, et sans l’idée que nous nous faisons d’une composition. Les frontières du domaine musical ne sont pas les mêmes pour tout le monde.

La musique se présente sous mille visages, Merzbow2 en est un.

Merzbow – Masami Akita de son vrai nom, artiste et musicien japonais – commence à faire du bruit à la toute fin des années 1970. La chose n’est pas nouvelle puisqu’avant lui, Luigi Russolo3 par exemple, a conçu le « Congrès d’automobiles et d’avions », joué à Milan en 1914, devant un public effaré. Au départ, Merzbow est un duo. Mais Akita perpétue seul ce projet encore plus que jamais actif aujourd’hui.

Mettre un disque de Merzbow en bruit de fond lors d’un repas relève de la plus complète absurdité. On ne le peut pas, à moins que les convives présents soient déjà des amateurs de cette musique hors-norme. Il en va de même avec le fait de posséder des disques de Merzbow dans un foyer normal – bien sûr, mais qu’est-ce qu’un foyer normal, c’est une autre question ? – ils ne seront jamais tolérés plus de deux ou trois minutes et resteront pour cela éternellement rangés dans les étagères sans jamais être mis à l’honneur de la platine. Pourquoi ? Parce que chaque disque de Merzbow est une éruption de son terrassante, presque avilissante. Un assaut qui occasionne toujours ce type de commentaires : « D’où vient cet insupportable bruit de perceuse ou de machine à laver ? ».

Ce que la noise soustrait, c’est le carcan. À ce titre, Merzbow se donne tous les droits : il livre de l’inaudible, et pire que cela, se contente d’une simple figuration alors que son nom fait le grand titre de l’album, puise dans des registres en apparence contradictoires et voyage dans tous les styles (Industriel, Metal Extrême, Free Jazz, Pop, Electronica). À son actif, il cumule dans les 334 albums, auxquels s’ajoutent plus de 50 singles tandis que ses participations à d’autres projets sont si nombreuses et discrètes qu’elles sont presque impossibles à dénombrer.

À l’heure où je vous parle, en 2019, Merzbow a déjà sorti huit albums. Sans doute neuf, ou même dix ! Et ce n’est qu’un début.

Qu’ils soient bons ou mauvais importe peu. Et c’est à cet endroit que Merzbow est réellement un soustracteur. Sa musique nivelle, égalise, annule les aspérités et ce, bien qu’elle ne cesse d’incorporer des éléments nouveaux, depuis 40 ans.

Au contraire du groupe américain The Residents qui, en 1997, a eu pour projet curieux de tasser ses albums les plus connus − les versions Concentrate figurant dans Our Tired, Our Poor, Our Huddled Masses, un album entier « concentrate » dure une dizaine de minutes −, Merzbow n’en finit jamais d’étaler son bruit : tout commence à la taille d’un mouchoir de poche et finit aux dimensions d’une toile de parachute. Rappelons au passage l’engagement sans faille de Masami Akita pour l’ALF (Animal Liberation Front), ou encore pour la protection de l’environnement. S’engager dans certains débats uniquement à titre de musicien est pour lui de première importance, et c’est également ce qui explique sa présence dans cette chronique.

D’autres artistes noise peuvent être cités ici. Cousins, plus ou moins, de Merzbow. Par exemple le musicien américain William Basinski. Ou encore le projet intitulé The Caretaker, derrière lequel œuvre James Kirby, musicien anglo-saxon dont on sait relativement peu de choses. Tous deux travaillent sur la lente destruction du son, l’un pour mettre en image la fin du monde (Basinski, avec The Disintegration Loops, 2002), l’autre pour évoquer la perte de la mémoire provoquée par diverses pathologies (The Caretaker, avec la série Everywhere At The End Of Time initiée en 2016).

Pierre Boeswillwald, autre musicien de l’extrême à sa façon, commente ainsi son œuvre intitulée Nuisances : « Partant d’enregistrements microphoniques de nombreux sons, l’auteur a choisi de ne pas utiliser systématiquement les « meilleurs ». Il s’agit donc d’une construction cherchant toujours à s’affiner mais constamment polluée par des événements parasites qui sont les nuisances. Comme dans la nature, l’homme cherche à raffiner son environnement mais le détruit par ses erreurs. »

Une bonne description de ce que la musique noise peut être.

Lorsqu’il est question de noise, on peut donc parler de pollution – de pollution dans un bon sens. L’image peut prêter à rire. Certains cherchent dans la rugosité du son ce que d’autres cherchent dans une musique paisible. Cela se situe quelque part entre combler un manque et se faire un vrai ami. Et ainsi en va-t-il de la quête de l’amateur de noise pour le son abrasif. Une fois qu’il l’a goûté, il lui est très difficile d’aimer autre chose.

Si la musique de Merzbow est une représentation de notre monde mise en forme au travers de plusieurs centaines d’albums, elle en est une image parfaite. Sale, douloureuse et jouissive. Toujours proche du désastre et l’évitant toujours de justesse. Jusqu’à quel album ?

C’ÉTAIT : Le bruit considéré comme de la musique comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

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