Chronique de la soustraction 9
Chronique de la soustraction 9

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 9 – L’observatoire du banal

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Qu’est-ce que la banalyse ? Une analyse du banal, du dérisoire ? Bien au-delà si l’on considère que ses adeptes se réunirent en congrès pendant des années à la gare de Fades dans le centre de la France, pour rien moins qu’une « perte de temps absolue, totale et irrécupérable ».

[ 1 ]

Éléments de Banalyse, Édition de documents établie par Marie-Liesse et Thierry Kerserho, Avec une préface des cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse, Pierre Bazantay et Yves Hélias, Éditions Le jeu de la règle, 2015.

[ 2 ]

Éléments de Banalyse, op. cit., p. 23.

[ 3 ]

Éléments de Banalyse, op. cit., p. 24.

[ 4 ]

Éléments de Banalyse, op. cit., p. 536.

[ 5 ]

Ivan Illich, Énergie et équité, Traduit de l’allemand par Luce Giard (Version française initialement publiée par les éditions du Seuil en 1975), Arthaud Poche, Collection « Les fondamentaux de l’écologie », éditions Flammarion, Paris, 2018, page 27.

[ 6 ]

Éloge de la fadeur, Éditions Philippe Picquier 1991, Le Livre de poche 2010 pour les passages cités, p. 21.

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Il était une fois la banalyse, un « mouvement critique et expérimental créé par Pierre Bazantay et Yves Hélias au début des années 1980 ».

Banalyse est un mot inventé qui signifie « décomposition du banal ».

Extrêmement discret, le mouvement donna lieu au « Congrès ordinaire de banalyse, congrès annuel qui s’est tenu de 1982 à 1991 à la halte ferroviaire des Fades, en Auvergne. Ce congrès, où il ne se passait rien, était consacré à l’observation du banal. » Facile ? Là où on pense qu’il ne se passe rien, se posent en réalité les questions cruciales de la présence et de la rencontre.

Dans Éléments de Banalyse1, paru aux Éditions Le jeu de la règle en 2015, les auteurs, Hélias et Bazantay s’expliquent2 :

« D’un point de vue extérieur, il est tentant de réduire ce jeu à une plaisanterie ou à une réminiscence surréaliste tardive. En le pratiquant, nous avons quant à nous, été surpris par ce qu’implique pour la pensée sa confrontation au dérisoire.
Nous avons appelé Banalyse l’agitation mentale, encore assez confuse, que provoque cette expérimentation peu raisonnable, mais exigeante, d’une réalité sans intérêt, mais problématique. Qu’on n’imagine cependant pas que ce terme recouvre un quelconque contenu de savoir : est banalyste celui qui, ayant eu vent du Congrès de Fades, a été fortement tenté d’y venir. »

Reste à savoir pourquoi la gare des Fades : « parce qu’elle représentait », nous disent Hélias et Bazantay, « dans un monde de plus en plus fasciné par la rentabilité, une perte de temps absolue, totale et irrécupérable ».

Imaginé dans la lignée de l’Internationale Situationniste, le positionnement de la Banalyse, même s’il flirte avec une certaine ironie, n’en reste pas moins sérieux et politiquement engagé : « À l’évidence, nous nous trouvions dans une situation désastreuse qui pouvait être analysée de manière simple et étroite. Nous étions impuissants parce que nous étions mauvais, des incapables de la pensée qui n’avaient pas su s’imposer, des handicapés de l’esprit qui occupaient la place qu’ils méritaient.

Nous n’avions ni le panache, ni le talent des esprits forts, ceux là seuls qui méritent la reconnaissance du monde et la possession de la puissance. Nous dûmes prendre acte d’un fait cruel, nous ne faisions pas partie de l’élite. Cette frustration radicale, au-delà de sa désagréable douleur, nous libérait d’un poids. Elle nous rendit soudainement audacieux et, en conférant une publicité au congrès des Fades, nous entendions faire savoir de quel bord nous étions. »

La clé du tout se trouve du côté de l’homme banal, notion travaillée au corps par Hélias et Bazantay et que le romancier autrichien Robert Musil, célèbre pour son Homme sans qualités, aurait certainement appréciée : « L’homme banal », écrivent les banalystes, « c’est probable, représente le produit le plus achevé de l’époque ». « Assigné par un emploi du temps qu’il ne saurait maîtriser à la répétition de tâches dépourvues de toute épaisseur, il reproduit inlassablement des attitudes sur lesquelles il n’a plus de réelle prise. L’immense désert de l’acculturation moderne est sa résidence. Les lieux qu’il habite s’abolissent sous le même signe du nulle part. L’apesanteur historique est le destin qui lui est démocratiquement réservé. C’est de la conscience naissante de l’homme banal que procède la banalyse.4 »

Aujourd’hui : avec l’œuvre intitulée Une minute pour le temps, l’artiste française Carol Cultot nous invite à nous arrêter. Sur le communiqué qu’elle distribue depuis quelques années la plupart du temps de la main à la main, elle écrit :

« Prenons une sorte de rendez-vous. Tranquillement assis sans rien faire. SUSPENDONS TOUTE ACTIVITÉ DURANT 1 MINUTE. »

Prendre son temps. Opter pour le bas régime. Rappelons les propos d’un important penseur de l’écologie politique, Ivan Illich : « Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite.5 »

Mais revenons à cette « perte de temps absolue, totale et irrécupérable » qu’est la gare des Fades, en Auvergne, où les banalystes avaient choisi d’élire domicile pour « considérer, chaque année, un réel insignifiant ».

Et examinons de plus près ce qu’est la fadeur pour achever cette chronique.

En occident, la notion pose problème. On dirait spontanément du fade, qu’il incarne l’absence de position, la mollesse ou encore « le flou artistique ». De façon exemplaire, le philosophe français, helléniste et sinologue François Jullien démonte cet apriori point par point : « dans la culture chinoise », écrit-il dans Éloge de la fadeur, paru aux Éditions Philippe Picquier en 1991, « la fadeur est reconnue comme une qualité, plus encore, comme la qualité, celle du centre, de la base6 ». Et, nous explique Julien, cela s’adresse en particulier aux arts : puisque ceux-ci sont particulièrement aptes « à rendre plus sensible cette insipidité fondamentale – ils ont pour mission de révéler la fadeur à travers le son, le poème, la peinture ».

« Quand nous commençons à voir poindre », dit encore le philosophe, « au delà de nos automatismes idéologiques, de notre conditionnement culturel, une positivité possible de la fadeur, nous serons entrés en Chine ». Le « Poème pour raccompagner le moine Canliao », écrit il y a plus de mille ans, dit exactement la même chose : « Le salé et l’acide ont part, l’un et l’autre, à tout ce qu’on peut aimer. Mais c’est au centre que réside la saveur suprême – qui n’en finit jamais. »

C’ÉTAIT : L’intérêt pour ce qui n’a (en apparence) que peu d’intérêt comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

1.Éléments de Banalyse, Édition de documents établie par Marie-Liesse et Thierry Kerserho, Avec une préface des cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse, Pierre Bazantay et Yves Hélias, Éditions Le jeu de la règle, 2015.

2.Éléments de Banalyse, op. cit., p. 23.

3.Éléments de Banalyse, op. cit., p. 24.

4.Éléments de Banalyse, op. cit., p. 536.

5.Ivan Illich, Énergie et équité, Traduit de l’allemand par Luce Giard (Version française initialement publiée par les éditions du Seuil en 1975), Arthaud Poche, Collection « Les fondamentaux de l’écologie », éditions Flammarion, Paris, 2018, page 27.

6.Éloge de la fadeur, Éditions Philippe Picquier 1991, Le Livre de poche 2010 pour les passages cités, p. 21.

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