Chroniques de la soustraction
Chroniques de la soustraction

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 7 – Le goût pour le neutre

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Est-ce qu’une œuvre peut exister en dehors de sa dimension physique ? Sans matérialité, peut-on la considérer comme de l’art ? C’est la réflexion proposée par Édouard Levé dans son livre Œuvres qui « décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Derrière ce défi, se cache le penchant de l’auteur pour les « marginaux excentriques et les excités » que l’artiste Robert Filliou a si bien incarnés.

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Dans Œuvres, livre de l’artiste et écrivain français Édouard Levé paru en 2002 aux éditions P.O.L, on trouve quelques soustractions dignes d’intérêt, par exemple :

Fragment 354 : « Au lieu d’être dressée sur une table, la vaisselle y est creusée. »

Fragment 408 : « Dans un musée, les peintures sont couvertes de papier noir et les sculptures drapées de tissu noir. Seuls sont visibles les cadres, les socles, les cartels. »

Fragment 456 : « Un bocal d’un décilitre contient un litre d’eau déshydratée. »

Œuvres est un recueil dont le sens nous est expliqué dès la première page : « Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées. ».

Non réalisations = soustraction. Or voici l’œuvre non réalisée de Levé dont nous souhaitons parler aujourd’hui dans cette chronique :

Fragment 520 : « Une balle de revolver troue un roman. Les mots disparus sont retrouvés dans un autre exemplaire. Une nouvelle, intitulée Le Trou, n’est constituée que de ces mots. »

Ce protocole nous rappelle que toute soustraction « remplit ailleurs », qu’il n’y a jamais de soustraction pure, intégrale, mais plutôt un déplacement, soustraire à un endroit revient à ajouter ailleurs. C’est mathématique, sinon géologique (l’image des plaques tectoniques qui s’affaissent d’un côté, pour ressurgir d’un autre).

Déjà, dans « Un Manifeste de Moins », le philosophe français Gilles Deleuze, en parlant de l’auteur de théâtre et metteur en scène italien Carmelo Bene, écrivait que « […] vous commencez par soustraire, retrancher tout ce qui fait élément de pouvoir, dans la langue et dans les gestes, dans la représentation et dans le représenté. Vous ne pouvez pas dire que c’est une opération négative, tant elle engage et enclenche déjà des processus positifs ».

Dans un article récent sorti dans le journal Libération, Philippe Lançon rend compte de la sortie du livre Les forçats, de Bruno Gibert, qui relate les années de ce dernier passées avec Édouard Levé (publié en 2019 aux Editions de l’Olivier).

Aujourd’hui écrivain, Gibert décrit maintes situations mettant Levé en scène. Gibert analyse la personnalité singulière de son ami : « Levé » écrit-il dans Les forçats, « suit volontiers dans la rue toutes sortes de marginaux excentriques et surexcités, dont un clochard atteint du syndrome de la Tourette qui crie à la boulangère : ‘’Branle-toi avec tes éclairs !’’ » Gibert continue, « Je compris un jour pourquoi mon ami portait un tel intérêt aux freaks. Celui qui ne cherchait jamais le conflit, n’adoptait pas de position qui pouvait heurter, présentait aux autres l’apparence la plus lisse possible, soudain jouissait d’être submergé par l’antineutre. » Levé nourrissait un « goût absolu pour le neutre ». Dans son article, Lançon tire des conclusions : « Gibert et Levé sont joueurs, mais ils ont des principes : mise à distance, sarcasme refroidi, pudeur presque militaire face aux débordements complaisants du monde. »

Ceci nous demande de nous interroger sur la neutralité, comme ailleurs, dans une autre chronique de la soustraction, nous nous sommes interrogés sur la fadeur.

Ah, mais, non, c’est peut-être trop redondant. Creusons plutôt du côté des « freaks », comme Bruno Gibert les appelle.

Pour cela, allons puiser chez un spécialiste du sujet, Patrick Declerck. Il est philosophe de formation, docteur en anthropologie et psychanalyste. En 1986, Declerck créé la première consultation d’écoute spécifiquement réservée à la population des sans abri, en France. À cette époque, il réalise près de 2000 entretiens. « J’ai », écrit Declerck dans l’introduction à son livre, Les naufragés, Avec les clochards de Paris,1 « suivi les clochards dans la rue, dans les centres d’hébergement, à l’hôpital, je les ai côtoyés ivres, vociférant ou comateux d’alcool, hagards de rage et d’impuissance », « je pense en avoir soulagé plusieurs », « je sais n’en avoir guéri aucun », « je les appelle clochards parce qu’il faut bien leur donner un nom ». Declerck rencontre Michel2 gare du Nord, lors de la première enquête ethnographique qu’il mène dans la rue. « Michel », raconte l’auteur, « avait alors trente-huit ans, il fumait constamment et sentait souvent le vin, bien que » précise Declerck « je ne l’ai jamais vu ivre ». « La vie de Michel telle qu’il la raconte induit une sorte de malaise » raconte Declerck : « celui d’assister, impuissant, à la noyade d’un homme qui ne maîtrise pas son destin, destin dont il ne soupçonne pas un seul instant qu’il puisse être le père ou l’artisan ». « Insidieusement, de dérives en dérives et nonobstant les invraisemblances administratives, il nous conduit tranquillement à ce constat rien moins que terrifiant : il a égaré son enfant dans le grand désordre du monde, comme on perd un objet ou un chien qui s’est enfui. » Et Declerck d’ajouter : « Dans ce contexte, la pathologie est devenue une telle norme que ce fait nous apparaît comme un incident presque anodin, en tout cas inévitable et dont la responsabilité incombe à l’enchaînement des événements, le lissage de l’épouvante par la banalité s’introduit dans la pensée par cette étiologie proposée, comme si le monde était tout simplement ainsi fait. »

Connectons ce qui vient d’être dit à la figure de l’artiste : « Les artistes trouvent leurs revenus de manière bizarre, quand ils en trouvent. » Cette phrase est de l’artiste français Robert Filliou, célèbre pour sa « Joconde est dans les escaliers », œuvre datée de 1969. Dans les années 1960, Filliou écrit Enseigner et apprendre, arts vivants3. Le texte analyse la figure de l’artiste sous l’angle de l’économie : « En fait, très fréquent ; plus un artiste est libre, plus il est dénué. Ce qui témoigne d’un système de valeurs différent, avec des applications pour la société dans son ensemble. Tenez, moi par exemple, à l’instant même (nov. 1968). Depuis deux ans, je travaille sur ce livre, avec quelques interruptions. Ces jours-ci, j’y travaille régulièrement. Pourtant, j’ignore s’il sera jamais publié et, plus encore, s’il me rapportera un quelconque revenu après sa parution. Je ne peux pas payer mon loyer, mais je continue, tout en me sentant plutôt joyeux. À l’inverse, voyez Picasso.4 » Plus loin dans ce texte, les choses se gâtent franchement et ne vont pas sans rappeler le livre de Declerck évoqué plus tôt : « Par une nuit pluvieuse et lugubre, alors que je pissais dans les toilettes de la station de métro Edgware Road (à Londres), entouré de clochards, d’ivrognes et autres oiseaux de nuit, j’éprouvai une soudaine bouffée de joie en réalisant à quel point je ressemblais à mes compagnons, j’étais un zéro, rien d’autre qu’un zéro, pissant avec l’application simpliste d’un chien. (Certains de mes amis plus réalistes ont parlé de moi en ces termes : complexe et clochard, masochisme, psychologie de l’échec5.) »

Filliou veut transformer cette observation en « une nouvelle théorie des valeurs », elle servira de conclusion à cette chronique de la soustraction. Il écrit : « La production, distribution et consommation optimales des biens et des services aura été atteinte lorsque chacun sera assez riche pour vivre comme les pauvres. Tout le reste sera du loisir. En contribuant à l’utilisation créative de ces loisirs, l’artiste deviendra un producteur de services, ce qui lui permettra d’avoir suffisamment de revenus pour vivre comme les pauvres et jouir de sa propre créativité, liberté et indépendance.6 »

C’ÉTAIT : La neutralité comme soustraction, être un zéro comme soustraction et soustraire pour ajouter ailleurs.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

1.Les naufragés, Avec les clochards de Paris, Coll. « Terre Humaine », Plon, 2001.

2.Op. cit., à partir de la page 115.

3.« Enseigner et apprendre, arts vivants », reproduit dans « La tribune du Printemps #2 », Une édition publiée pour Le Printemps des Laboratoires #2, Ne travaillez jamais !, Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2014.

L’original en ligne au format PDF d’un « long livre court à terminer chez soi »

4.« Enseigner et apprendre, arts vivants », op. cit. p. 70.

5.« Enseigner et apprendre, arts vivants », op. cit. p. 77.

6.« Enseigner et apprendre, arts vivants », op. cit. p. 78.

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