Chroniques de la soustraction 8
Chroniques de la soustraction 8

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 8 – Scènes de la destruction ordinaire

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

La destruction est-elle un corollaire à l’art ? N’est-elle pas initialement le contraire de la création ? Depuis la nuit des temps, l’humanité crée et déduit ce qu’elle crée. Mais quand l’artiste détruit lui-même ce qu’il produit, l’enjeu n’est pas le même. Pour le pire comme pour le meilleur.

[ 1 ]

Tout l’inventaire des destructions, éditions Incertain Sens, 2018.

[ 3 ]

Revue Critique, numéro de janvier-février 2019.

[ 4 ]

ARTS & Sociétés / Lettre du Séminaire N°110, « Objets, déchets », Isabelle Bellin et Christian Duquennoi, mise en ligne sur le site de Sciences-Po en avril 2019.

[ 5 ]

Alain Coulombel, De nouveaux défis pour l’écologie politique, Les Éditions Utopia, Paris, 2019.

[ 6 ]

Article de M.H. Miller paru dans le New York Times en mars 2019, « From Claude Monet to Banksy, Why Do Artists Destroy Their Own Work? ». Le passage traduit par nos soins est le suivant : « What is clear is that we’ve now reached a point in which destroying a work can at the very least dredge up decent publicity on behalf of the destroyer, and maybe even produce a desirable object to own. »

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Depuis 2000, l’artiste français Éric Watier travaille à son inventaire des destructions. Dans celui-ci, il collecte des destructions d’œuvres d’art, généralement perpétrées par la volonté de leurs auteurs. En 2018 paraît Tout l’inventaire des destructions1.

Le livre condense 200 exemples recensés. En voici quelques-uns :

En 1861, Paul Cézanne écrivit à Émile Zola : « Ton portrait, je viens de le crever. J’ai voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus mauvais, je l’ai anéanti.

En 1888, Auguste Renoir, totalement découragé, détruisit un grand nombre de ses tableaux : il les trouvait trop secs.

En 1906, avant de quitter Koursk, Kasimir Malevitch a brûlé ses peintures réalistes et ses paysages romantiques.

Il ne reste rien de ce que Barnett Newman peignit en 1931, année où il partagea son atelier avec Adolph Gottlieb.

« L’idée de l’inventaire m’est venue instantanément au cours d’une conférence que j’ai donnée à La Sorbonne dans le séminaire d’Anne Mœglin-Delcroix en 1999 », raconte Watier dans un entretien.2 « Je ne sais plus très bien quel était le sujet de la conférence », continue-t-il, « sans doute une présentation générale sur les pratiques artistiques du don. J’ai donc parlé de certains cas exemplaires : Fluxus », dont on connaît le goût pour les processus artistiques ouverts « ou encore la revue Potlatch », qui était envoyée gratuitement à des adresses choisies par sa rédaction, et à quelques-unes des personnes qui sollicitaient de le recevoir.

« J’ai dû conclure la conférence par une lecture de « Donner c’est donner » où j’énumère des dons faits par des artistes. C’est alors qu’un étudiant m’a demandé si les artistes qui donnaient détruisaient aussi. La réponse était évidente : il n’y avait qu’à leur poser la question. » Ainsi naît L’inventaire des destructions.

Mais : en quoi est-il une soustraction, et pourquoi  intéresse-t-il cette chronique ?

L’inventaire des destructions consiste en des trous, faits dans l’Histoire de l’art.

Ce qui fait une Histoire, ce sont des jalons. Dans le cas de L’inventaire des destructions, ces repères sont des manques, ce sont des œuvres d’art définitivement perdues – mais que l’Inventaire rappelle à notre mémoire, grâce au langage. L’Inventaire consiste en une Histoire de l’art par la soustraction.

Et plus largement, la destruction en art, que peut-elle bien apporter ? Créer n’est-il pas le contraire de détruire ? La chose est plus compliquée qu’il n’y paraît et, ces temps-ci, la destruction en art est abondamment commentée. Le sujet fait l’objet de séminaires et de colloques. Il sert aussi de contenu à de nombreux articles qui nous rappellent que « notre monde est fragile », que « dans nos ruines prolifèrent de nouveaux mondes »3, ou encore que « les déchets sont un sujet de société, éminemment complexe, qui traverse et convoque de nombreuses disciplines scientifiques »4.

En art, détruire est plus que jamais d’actualité : il n’y a qu’à voir le tapage fait autour de la destruction d’une œuvre de l’artiste de rue, peintre et réalisateur anglais Banksy en salle des ventes chez Sotheby’s juste après son acquisition pour plus d’un million d’euros, pour comprendre que la notion de destruction, loin de nier des modes opératoires économiques, figure au cœur même de notre société de surconsommation « tendue vers le plein, l’accumulation et le redoublement sans fin »5. Dans le New York Times, un journaliste s’interroge sur l’action de Banksy et fait le constat suivant : « Ce qui est clair, c’est que nous sommes maintenant arrivés à un stade où la destruction d’une œuvre peut fournir au destructeur un éclairage publicitaire non négligeable et peut même aller jusqu’à produire un objet donnant envie d’être possédé »6.

En 1966, l’artiste anglais Gustav Metzger voit dans ce qu’il nomme « l’art auto-destructif » un potentiel émancipateur. Beaucoup moins romantique, époque oblige, Watier saisit dans l’acte volontaire de destruction par l’artiste un geste utile et, parfois même, nécessaire. Il y a des raisons valables pour abolir certaines œuvres. Il arrive que le hasard force un peu les choses, ou qu’une certaine malchance entre dans la danse. Dans tous les cas, la disparition de l’œuvre mérite qu’on y prête attention, et s’y dédier froidement, méthodiquement, est ce en quoi consiste fondamentalement L’inventaire des destructions. L’effort est d’autant plus louable que Watier a ôté à son objet tout ce qui aurait pu le rendre plus séduisant ou spectaculaire, par exemple des photos. C’est l’idée, justement : l’Inventaire s’aventure dans un champ de la création longtemps défendu, dont Watier nous affirme à chaque page, indirectement et grâce à ses histoires collectées, qu’il est simplement ouvert et déjà partagé par tous, sans que cela mette quiconque en danger. C’est la destruction avec un petit d. Qui n’est autre que l’acte de création au travail, pris sous un autre angle. De la même façon qu’on peut affirmer qu’il n’y a pas d’immatériel pur, mais des degrés de matérialité grands ou petits, on peut avancer que la destruction est un degré de création moindre – ou encore une façon de créer inattendue.

Pour conclure cette chronique, abordons une autre question : pourquoi détruire quand on peut choisir de ne rien consommer ou presque ? Ou encore de ne rien produire ? Lorsqu’on peut choisir de s’extraire du « toujours nouveau » ? Pris sous cet angle, le fait de détruire peut sembler suranné – on détruit souvent les choses que l’on pense avoir en quantité illimitée.

C’était la vieille économie. Actuellement, beaucoup de projets imaginés comme des alternatives à celle-ci se montent partout dans le monde. Il n’est pas inintéressant, dans le cadre de ces chroniques, de mettre l’œuvre d’art à l’épreuve de certaines d’entres elles. Par exemple l’association Zéro Waste propose le Défi « Rien de neuf » pour l’année 2019 : « Il consiste à limiter au maximum ses achats de produits neufs pendant un an en privilégiant les alternatives à l’achat neuf : location, prêt, occasion, réparation, don ou mutualisation. Le Défi « Rien de neuf » porte sur les produits et équipements du quotidien, excepté l’alimentation et l’hygiène : vêtements, ameublement, électroménager, décoration, high tech, livres, etc. Pour les cas particuliers, les participants sont juges de leurs achats. »

C’est bien dommage que le défi ne porte pas aussi sur les œuvres d’art. Il consisterait alors, pour l’année 2019, à ne pas en réaliser de nouvelles et à se limiter à gérer toutes celles qui sont déjà en circulation. L’idée n’est pas neuve, mais on constate qu’elle a, jusqu’à présent, très peu été mise en pratique par les artistes. Une grève ? Pourquoi pas ?

En économie, on parle de produits vertueux. Ces produits tentent de limiter notre impact sur l’environnement. De la même façon, est-il possible de parler d’œuvres d’art vertueuses ? En quoi et comment ?

Pour nous la chose est totalement impensable à partir du moment où art et morale ne doivent jamais, jamais, s’acoquiner. Vertueux, un art serait mort-né.

C’ÉTAIT : Faire des trous dans l’Histoire de l’art comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

1.Tout l’inventaire des destructions, éditions Incertain Sens, 2018.

3.Revue Critique, numéro de janvier-février 2019.

4.ARTS & Sociétés / Lettre du Séminaire N°110, « Objets, déchets », Isabelle Bellin et Christian Duquennoi, mise en ligne sur le site de Sciences-Po en avril 2019.

5.Alain Coulombel, De nouveaux défis pour l’écologie politique, Les Éditions Utopia, Paris, 2019.

6.Article de M.H. Miller paru dans le New York Times en mars 2019, « From Claude Monet to Banksy, Why Do Artists Destroy Their Own Work? ». Le passage traduit par nos soins est le suivant : « What is clear is that we’ve now reached a point in which destroying a work can at the very least dredge up decent publicity on behalf of the destroyer, and maybe even produce a desirable object to own. »

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