Chroniques de la soustraction 4
Chroniques de la soustraction 4

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 4 – Réduire, c’est augmenter

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Peut-on réduire pour obtenir plus ? Est-ce vraiment possible ? C’est le défi posé par le groupe américain The Minimalists. Éliminer, se délester, désencombrer, lâcher prise pour obtenir en retour plus de temps, de passion, de créativité, d’expériences, de liberté. Réminiscence du vieux rêve situationniste prônant la « révolution de la vie quotidienne ».

[ 1 ]

Critique de la vie quotidienne II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Le sens de la marche, L’Arche éditeur, 1961.

[ 2 ]

Le texte en anglais figure à cette page https://www.theminimalists.com/about/ :

About The Minimalists

At first glance, people might think the point of minimalism is only to get rid of material possessions: Eliminating. Jettisoning. Extracting. Detaching. Decluttering. Paring down. Letting go. But that’s a mistake.

True, removing the excess is an important part of the recipe—but it’s just one ingredient. If we’re concerned solely with the stuff, though, we’re missing the larger point.

Minimalists don’t focus on having less, less, less. We focus on making room for more: more time, more passion, more creativity, more experiences, more contribution, more contentment, more freedom. Clearing the clutter from life’s path helps make that room. »

[wptpa id= »10″]

L’écrivain, théoricien, cinéaste, poète et révolutionnaire Guy Debord s’est inspiré du philosophe français aujourd’hui trop peu lu, Henri Lefebvre qui, dans son ouvrage Critique de la vie quotidienne II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté1 définissait le concept de « révolution de la vie quotidienne », devenu presque instantanément un des jalons du cahier des charges de L’Internationale Situationniste. L’idée de Lefebvre consistait alors à faire le point sur ce qu’il est possible de changer à la société non pas en s’attaquant à ses pans, mais en repensant son quotidien, tâche que tout un chacun est en principe capable de faire, à moindres frais. C’est une vraie question : pourquoi notre quotidien est-il si peu attachant ? Pourquoi tout n’est-il souvent qu’ennui et engourdissement ? Cela peut-il être changé ?

Le courant américain intitulé The Minimalists, fondé en 2010 par Joshua Fields Millburn et Ryan Nicodemus, apporte une réponse très contemporaine à cette question : pour créer un quotidien plus passionné, plus créatif, plus personnel, plus satisfaisant à bien des égards, il faut soustraire. Vider la pacotille pour faire le plein de qualités réelles et se reconnecter à l’indispensable. En bref, les Minimalists travaillent à la clarification de leur vie quotidienne. Ils jettent abondamment, donnent, se dégagent de responsabilités inutiles, limitent leur consommation.

La chose n’est pas nouvelle si l’on pense par exemple aux apports théoriques allant exactement dans le même sens du penseur français Henri Zisly et des naturiens, c’était il y a plus d’un siècle, vers 1900.

À présent penchons-nous sur ce que Millburn et Nicodemus ont à nous dire des Minimalists : « À première vue, écrivent-ils, chacun peut penser que la chose avec les Minimalists consiste en tout et pour tout à se débarrasser des possessions matérielles : éliminer, se délester, désencombrer, réduire, lâcher prise. Mais c’est une erreur. Vrai : supprimer l’excès est une part importante de la recette, mais ce n’en est qu’un des ingrédients. Si cela seul saute aux yeux, on rate le plus important. Les Minimalists ne se focalisent pas sur le fait d’en avoir toujours de moins en moins. Ils tâchent de créer l’espace nécessaire pour du plus : plus de temps, plus de passion, plus de créativité, plus d’expériences, plus de contributions personnelles, plus de satisfactions, plus de liberté. Nettoyer ce qu’il y a de trop sur le chemin de la vie permet de créer cet espace2. »

Les Minimalists abordent des thématiques comme la retraite, la carrière, les faux amis, les dettes, la propriété, la gestion des sentiments amoureux. Cette approche méthodique à laquelle on pourrait reprocher d’être souvent extrêmement terre-à-terre rejette au passage la notion de système. L’important ici est donc avant tout de saisir que l’engagement des Minimalists ne consiste pas à ériger un énième système à répétition, fondé par exemple sur une anthropologie de la vie quotidienne, mais plutôt à traiter de façon immédiate tout ce qui nous gène dans nos vies, point par point, détail par détail, sans jamais faire la grimace devant une réalité triviale. Et cette attitude est tellement assumée par les deux compères qu’on peut parfois les voir aller jusqu’à accorder quelques minutes d’émission, podcastée sur le site, au choix de leurs chaussettes et de leurs caleçons.

Parce que, nous expliquent-ils, « ceci aussi est une chose importante ».

Hypothèse un peu scabreuse, mais peut-être pertinente d’une certaine façon.

Au fond, les Minimalists ne réalisent-ils pas par le petit bout de la lorgnette le très ambitieux projet Situationniste évoqué plus haut, « la révolution de la vie quotidienne » ?

Écoutons ce qu’en dit encore Henri Lefebvre :

« Dans la quotidienneté, en confrontant en lui le social et l’individuel, à travers des épreuves et des problèmes et des contradictions plus ou moins résolues, l’« être humain » devient une « personne ». Qu’est-ce à dire ? Selon nous, c’est un nuage de possibilités, peu à peu condensé par des choix – par des actes – jusqu’à l’épuisement et la fin : jusqu’à l’achèvement de la mort. C’est un drame, le drame de la personnalisation dans la société, le drame de l’individualisation, et non un tranquille scénario s’acheminant vers un dénouement prévu. […] L’étude critique de la vie quotidienne montrera donc ce conflit : aliénation maximum et désaliénation relative. »

Choisir un caleçon, abandonner un faux ami, ou encore voyager léger, − bien sûr, sur le plan du Grand Art, tout ceci peut sembler pour le moins rudimentaire. Mais les formes géométriques d’artistes représentant l’art minimal américain tels que Robert Morris ou Dan Flavin ne l’étaient-elles pas, aussi, atrocement rudimentaires, lorsqu’elles furent pour la première fois exposées à New York ? Et que dire du dénuement extrême de certains happenings de l’artiste américain Allan Kaprow, qui traversait une rue ou se brossait les dents « longuement » pour faire œuvre ?

Finissons cette chronique par la suivante remarque : en 2019, la pratique de l’art n’a-t-elle pas besoin d’un changement d’échelle ? Ne devrait-elle pas renoncer toujours plus à l’emphase, à sa séparation d’avec le reste de la société pour « créer cet espace » dont parlent les Minimalists ? Et opter, elle aussi, pour le bas régime ? Illusoire ?

C’ÉTAIT : Voyager léger dans la vie comme soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

[wp-faq-schema accordion="1"]
Envie de réagir ?
[wpforms id="17437"]

Lire aussi...

Parcourez nos éditions

Jean Dupuy par Renaud Monfourny pour la galerie Loevenbruck
04
04

Hommage à Jean Dupuy

Découvrir l’édition
Beaucoup plus de moins
03
03

Beaucoup plus de moins

Découvrir l’édition
Encyclopédie des guerres
02
02

L’Encyclopédie des guerres (Aluminium-Tigre)

Découvrir l’édition
O. Loys, bal des Incohérents
001
001

Décembre 2021

Découvrir l’édition
Younes Baba Ali, art et activisme en Belgique
01
01

Art et engagement Enquête en Belgique

Découvrir l’édition

Parcourir nos collections