Chronique de la soustraction 10
Chronique de la soustraction 10

CHRONIQUES DE LA SOUSTRACTION
Épisode 10 – À fonds perdus

Chronique par Jean-Baptiste Farkas

Sommaire

Doit-on archiver ce qu’il convient d’oublier ? Peut-on archiver pour faire disparaître ? C’est à ces étranges conjectures que le LACA (Los Angeles Contemporary Archive) et le Savage Art Institute aux États-Unis tentent de répondre, sans forcément nous donner de réponse.

[ 1 ]

https://hyperallergic.com/419246/the-contemporary-oddities-of-the-los-angeles-contemporary-archive/

Article intitulé « The Contemporary Oddities of the Los Angeles Contemporary Archive », Janvier 2018. Citation dans sa forme originale : « While the purpose of an archive is ostensibly to preserve the material culture of the past, LACA’s focus is on collecting and historicizing the present. »

[ 2 ]

« I wanted you to have a space that you could walk into and immediately know it was for research. Not a white cube. »

[ 3 ]

« What can be forgotten, what’s ok to not remember. », entretien cité, article cité.

[ 4 ]

Fabien Hein et Dom Blake, Écopunk, Les punks, de la cause animale à l’écologie radicale, Éditions le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2016, pages 197-198.

[ 5 ]

Alain Coulombel, De nouveaux défis pour l’écologie politique, Les Éditions Utopia, Paris, 2019.

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Le LACA, ou « Los Angeles Contemporary Archive », situé dans le quartier de Chinatown à Los Angeles, est un fonds créé par Hailey Loman et Eric Kim, deux jeunes américains. Comme beaucoup de structures alternatives et innovantes basées aux USA, le LACA est une organisation labélisée « nonprofit ».

Le projet qu’il renferme consiste à défier les attentes que l’on a d’une archive. Et c’est ici, précisément, que réside « la » ou plutôt « les » soustractions : d’abord le LACA n’incorpore à sa collection que des œuvres ou des non-œuvres reliées à l’art qui se fait à Los Angeles « après sa fondation », soit en 2013. C’est donc une archive du temps présent, du temps en train de se dérouler. Comme l’écrit un journaliste d’Hyperallergic, le forum américain « worldwide » dédié à l’art contemporain : « Tandis que l’objet d’une archive consiste en principe à préserver le matériau culturel issu du passé, le LACA se concentre sur le fait de collecter et d’historiciser le présent1 ». Dans le même article, l’auteur cite Hailey Loman :

« J’ai désiré créer un espace dans lequel en faisant quelques pas vous pouvez immédiatement vous dire qu’il est dédié à la recherche et n’est pas un white-cube.2 » L’archive condense des documents inattendus, comme par exemple les bulletins de paie reçue par l’écrivaine Carol Cheh pendant de nombreuses années passées à écrire des chroniques pour la revue LA Weekly, hebdomadaire culturel publié tous les jeudis à Los Angeles.

D’autre part, toujours selon Hailey Loman, le LACA, en tant qu’archive, « s’intéresse à ce qu’il revient d’oublier », ou encore à « ce dont il convient de ne pas se rappeler »3. Voilà de quoi alimenter cette chronique.

Enfin, il est demandé à toutes les personnes travaillant sur ce fonds, chercheurs, artistes et amateurs, d’incorporer dans la mesure du possible des éléments d’archive à leurs propres œuvres ou recherches, de façon à ce que ces éléments se dissolvent, soient absorbés dans le processus de création lui-même. Il en va presque d’une contradiction si l’on s’en tient une fois encore strictement à ce que signifie le mot archive, soit « un ensemble de documents relatifs à l’histoire d’une collectivité, d’une famille ou d’un individu ». La préservation suppose une mise à l’arrêt de ce qui est conservé, un maintien. La préservation demande l’inertie. Or le LACA remet ces pièces en mouvement. Permettant ainsi à tout un chacun de redéfinir le fonds – quitte à le perdre en partie.

Autre structure américaine enregistrée dans l’état de New York et active depuis 2009, le Salvage Art Institute, fondé par l’artiste et chercheuse Elka Krajewska. L’Institut travaille sur des objets d’art ne pouvant plus circuler dans le marché de l’art pour avoir été endommagés de façon irréversible, durant une exposition, des transports, ou en raison du fait de n’avoir pu être protégés de désastres survenus à l’endroit où ils étaient remisés. D’après la déclaration d’intentions divulguées sur son site, l’Institut dit s’intéresser aux « cadavres ».

Ces œuvres d’art détruites, ces restes, constituent une lacune juridique dans laquelle le Salvage Art Institute s’est engouffré. Une lacune qu’il va exploiter, de façon tout autant théorique que pragmatique. Mais « salvage », pourquoi sauvetage ? Une œuvre d’art est dite récupérée, le terme est juridique, à partir du moment où il est possible de déclarer sa perte totale de valeur financière, et lorsque cette perte a fait l’objet d’une indemnisation. C’est à partir de ce moment, précisément, soit lorsqu’elle n’appartient plus à l’art (qu’elle est « No Longer Art »), qu’elle va intéresser ledit Institut. Le travail du SAI consistera dès lors, en s’appuyant sur ces œuvres devenues la propriété de grandes sociétés d’assurance comme A.X.A. les ayant définitivement retirées de la circulation, à développer un espace de discussion centré sur « l’art définitivement perdu », marginalisé parce que privé de valeur pécuniaire. La mise en parallèle de cette « sortie du marché » avec la notion de réensauvagement, ou de « rewilding » aux États-Unis n’est pas sans nous intéresser. Dans la lignée du théoricien de l’anarcho-primitivisme John Zernan, le « rewilding » prôné à partir de 2004 par la revue Green Anarchy incitait à « rompre les amarres avec la société industrielle et toutes ses formes de ‘’domestication’’, et à se préparer à son effondrement inévitable en adoptant le mode de vie supposé des sociétés humaines préagricoles » (d’après le livre Écopunk paru en 20164).

Mais revenons à nos moutons, le LACA et le SAI. Ces deux exemples montrent comment la recherche a de plus en plus d’importance en art, aux États-Unis mais aussi partout ailleurs. Hailey Loman et Elka Krajewska ne se servent des objets que comme points de départ pour spéculer et engager de nouveaux enjeux théoriques. Ce qui importe avant tout, fonds d’archive ou institut, c’est de faire de ces plateformes des organes de connaissance malléables et évolutifs.

Dans un monde de l’art sursaturé d’objets d’art, où tout est plus ou moins équivalent, la présence grandissante de la recherche nous rappelle que l’art, avant d’être une matrice à produire des fétiches rares et chers, est la révélation d’une limite susceptible d’exercer notre mental. Archiver le présent et exploiter cette archive au nom de l’art, ou encore s’intéresser à des œuvres bannies du marché de l’art, voilà deux façons de s’extirper de ce que l’art a de plus regrettable.

Extrapolation : être artiste et chercheur aux États-Unis en 2019 participe certainement de ce qu’on a appelé contre-culture par le passé. « Revenir à ce qui nous échappe. Mettre en jeu la division, la panne. Quitter l’imaginaire du plein et de la puissance.5 » En bref, des défis qui concernent tout autant l’art que l’écologie politique.

C’ÉTAIT : Dissoudre une archive dans le vivant est une soustraction. Traquer les œuvres ayant perdu toute valeur financière est une soustraction.

Couverture : © Anaïs Enjalbert

1.Article intitulé « The Contemporary Oddities of the Los Angeles Contemporary Archive », Janvier 2018. Citation dans sa forme originale : « While the purpose of an archive is ostensibly to preserve the material culture of the past, LACA’s focus is on collecting and historicizing the present. »

2.« I wanted you to have a space that you could walk into and immediately know it was for research. Not a white cube. »

3.« What can be forgotten, what’s ok to not remember. », entretien cité, article cité.

4.Fabien Hein et Dom Blake, Écopunk, Les punks, de la cause animale à l’écologie radicale, Éditions le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2016, pages 197-198.

5.Alain Coulombel, De nouveaux défis pour l’écologie politique, Les Éditions Utopia, Paris, 2019.

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