Pour un féminisme ordinaire
société

Féminisme, 13 novembre 2019

Pour un féminisme ordinaire

Pour un féminisme ordinaire

Investigation par Camille Reynaud

Sommaire

Le 2 juin 2019, des centaines de personnes manifestaient nues devant les bureaux de Facebook à New-York, arborant des autocollants de poitrines masculines sur leur peau pour protester contre une censure unilatérale de la nudité féminine sur les réseaux sociaux. Organisée par la Coalition nationale contre la censure, cette manifestation a eu un fort retentissement et a été attribuée au photographe américain Spencer Tunick, connu pour ses mises en scène réunissant des centaines de personnes nues. Il s’agit pourtant de la reprise d’un projet lancé en 2014 par l’artiste américaine Micol Hebron contre la suppression sur Instagram et Facebook de photos prises en faveur de la recherche contre le cancer du sein, où des femmes apparaissaient seins nus, tandis que les représentations des hommes torse nu échappent à la censure. La métaphore est double : de même que les poitrines féminines doivent être recouvertes par des poitrines masculines pour avoir le droit d’exister sur les réseaux sociaux, les travaux d’artistes femmes, de scientifiques ou d’écrivaines ont très souvent été sous-représentés ou bien attribués à leurs homologues masculins, comme le déplore l’artiste américaine Oriane Stender dans sa tribune « A Woman’s Work is Never Done (Or, Too Often, Is Done and Attributed to a Man) » publiée le 6 juin 2019 sur le site Hyperallergic.

Ces dernières années, et particulièrement depuis 2018, avec l’ampleur du mouvement #MeToo, ces oubliées de l’Histoire sont peu à peu réhabilitées, dans les manuels et les programmes scolaires mais aussi par l’intermédiaire d’expositions consacrées à la création féminine. En France, « elles@centrepompidou » (27 mai 2009 – 22 février 2011), une exposition thématique dédiée aux artistes femmes des collections permanentes du Centre Pompidou, a donné le tempo, suivie par Women House (20 octobre 2017 – 28 janvier 2018) à la Monnaie de Paris ou encore Créatrices : l’émancipation par l’art (29 juin – 29 septembre 2019) au musée des Beaux- Arts de Rennes. Les deux premières expositions avaient pour commissaire Camille Morineau, également à l’origine de la rétrospective Niki de Saint Phalle au Grand Palais à Paris (17 septembre 2014 – 2 février 2015), et aujourd’hui présidente de l’association Aware, qui entend redonner une place aux femmes dans l’histoire de l’art.

Un article signé Emmanuelle Lequeux du Monde publié en 2009 après l’inauguration de « elles@centrepompidou » et intitulé « Le centre Pompidou glorifie les femmes au risque de les placer dans un ghetto » critique la démarche de tels événements. L’auteure du texte estime que séparer les œuvres en fonction du sexe des artistes est une forme de ségrégation susceptible de légitimer les discriminations envers les femmes, toujours mises à part, à l’écart. Selon elle, dédier une exposition aux femmes est contre-productif. Mais, de même que l’instauration de quotas est un premier pas vers une parité naturelle, n’est-il pas nécessaire de distinguer la création féminine afin de mieux pointer du doigt son absence dans les collections habituelles pour pouvoir ensuite l’y intégrer ?

Pour une meilleure représentativité dans les musées

S’il faut se réjouir des efforts fournis par les galeries et musées pour représenter au sein de leurs collections les populations marginalisées, ces efforts doivent cependant être mis en perspective.

Mona Chalabi est une artiste et journaliste britannique d’origine irakienne spécialisée dans l’analyse de données statistiques, qu’elle a pris soin de restituer sous forme d’illustrations. Elle réside aujourd’hui aux États-Unis où elle a constaté un manque de représentativité des collections, en termes de genre ou d’origine ethnique. 85 % des artistes exposés par les principaux musées américains sont en effet des hommes blancs, et, inversement, les moins représentés sont des femmes de couleur.

En réaction, l’artiste a dessiné la série « Who Are You Here to See? » (Qui êtes- vous venu.e voir ?), qu’on a pu voir à la Zari Gallery à Londres. Au travers de ses dessins, elle pointe cet état de fait mais propose aussi une composition plus égalitaire des artistes exposés dans les musées en ajoutant ce qu’elle appelle « les personnages manquants ». Elle a ainsi ajouté 189 personnages supplémentaires à l’une de ses peintures (79 femmes blanches, 26 femmes latinos, 18 femmes noires, 7 femmes asiatiques, 5 femmes et 4 hommes d’une autre origine ethnique, 22 hommes latinos, 16 hommes noirs et 12 hommes blancs). Le nombre final de personnages correspondrait à un nombre d’artistes d’un musée représentatif de la population nord-américaine.

Mona Chalabi, exposition « Who are you here to see », Zari Gallery, mai 2019.

Biennale de Cochin, les femmes et les minorités à l’honneur

C’est dans ce sens-là qu’une biennale unique en son genre s’est déroulée à Cochin du 12 décembre 2018 au 29 mars 2019 en faisant la part belle aux femmes, à commencer par sa commissaire d’exposition, la plasticienne Anita Dube.

La démarche pouvait rappeler celle de Women House, l’exposition à la Monnaie de Paris et au National Museum of Women in the Arts à Washington en 2018, qui montrait comment des artistes femmes se sont saisies de l’espace domestique, considéré comme féminin, pour libérer leur créativité et revendiquer leur légitimité. Women House rendait hommage à la Womanhouse, première installation artistique féminine dans le monde occidental (1971). À cette époque, le manque d’espace, privé comme public, allait de pair avec l’absence de reconnaissance du travail des artistes femmes. Privées du droit de disposer d’un espace pour leurs cours, les artistes canadienne et américaine Miriam Schapiro et Judy Chicago, co-directrices du Programme d’art féministe de l’École des arts de Californie, ont forcé la contrainte en investissant des chantiers abandonnés pour les transformer en ateliers et organiser une exposition « d’art en train de se faire ».

Mais au-delà du débat sur la place de l’art au féminin, Anita Dube a pensé l’édition 2018-2019 de la biennale de Cochin comme un espace d’expression pour les artistes marginalisé.e.s, et plus particulièrement en Inde. La société indienne étant en effet figée par le système des castes certaines catégories de la population sont discriminées et reléguées à des tâches souvent dégradantes, voire totalement exclues, comme les Adivasis dont l’art tribal reste déconsidéré.

Le thème « Possibilities for a Non-Alienated Life » (Perspectives pour une vie sans aliénation) était explicite : inscrire l’événement dans un mouvement plus vaste d’émancipation, vis-à-vis du patriarcat, du brahmanisme, du capitalisme et de l’élitisme culturel. Les femmes, la communauté LGBT+, les Intouchables et artisans autochtones étaient ainsi largement représentés parmi les artistes invité.e.s et les œuvres exposées.

Le cercle vertueux de la féminisation

Si la visibilité des artistes femmes augmente, c’est aussi parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses à la direction d’événements et d’institutions. Pour preuve : si Cochin accueille le plus grand festival d’art contemporain d’Asie depuis 2012, il a fallu attendre 2019 pour que sa programmation devienne socialement représentative de la région. Elle était organisée pour la première fois par une femme qui a tenu à valoriser les invisibles. Dans la même veine, le festival international d’art féministe de Tunis Chouftouhonna promeut depuis 2015 les projets artistiques produits et dirigés par des femmes « car ces dernières sont sous-représentées dans les postes de décision », explique Bochra Triki, directrice de l’association Chouf qui organise chaque automne cet événement .

De plus en plus d’artistes femmes sont aussi choisies pour représenter leur pays lors des biennales comme Laure Prouvost ambassadrice de la France lors de la 58e édition de la biennale de Venise. En Grande-Bretagne on atteint aujourd’hui la parité, ainsi qu’à Venise et aux triennales de Folkestone, Liverpool ou Glasgow. De prestigieux prix d’art contemporain tendent aussi vers l’égalité, comme le Prix Turner, décerné par la Tate Britain, qui a récompensé 66 % de femmes depuis 2009 et dont les trois dernières lauréates sont Helen Marten, Lubaina Himid et Charlotte Prodger. Ces prix, très bien dotés, servent non seulement de tremplin financier mais favorisent aussi une reconnaissance internationale et donc une légitimité sur le marché de l’art.

Vers un rééquilibrage des prix

Selon l’étude « Le regardeur perçoit-il le genre dans les œuvres d’art ? » menée par l’université du Luxembourg en 2018, les pièces réalisées par des femmes sont vendues 47,6 % moins cher que celles des hommes. On retrouve ici les mêmes inégalités salariales qui sévissent dans les autres domaines d’activités, et qui s’expliquent par les mêmes mécanismes : dans un monde de collectionneurs et de commissaires essentiellement masculin, les thématiques sont souvent hétérocentrées et, dans le même temps, l’accès historiquement plus difficile aux ressources financières et éducatives entrave les possibilités de carrière des artistes femmes, qui sont moins visibles, et donc moins appréciées. C’est dans ce contexte que le prix américain Anonymous Was A Woman a été créé en 1996 par la photographe et philanthrope Susan Unterberg. Il récompense chaque année le travail d’une artiste femme de plus de 40 ans afin de mettre en lumière des œuvres conséquentes mais souvent invisibilisées, et encourager la poursuite de carrières déjà bien avancées. « Anonymous Was a Woman » fait référence à l’écrivaine anglaise Virginia Woolf qui dans son essai pamphlétaire Une chambre à soi évoque les femmes qui signaient leurs œuvres d’un « Anonyme » pour avoir une chance de pénétrer un marché où la légitimité des artistes femmes était déterminée par le seul regard des hommes. Une étude menée en Grande-Bretagne par l’universitaire et plasticienne Kate McMillan pour la Fondation Freelands fait état d’un décalage toujours important entre les collections publiques et les galeries. Si 55 % des œuvres temporaires exposées dans les musées britanniques en 2018 sont signées par des femmes (contre 39 % en 2017), elles restent minoritaires dans les galeries et par conséquent dans les ventes où elles ne représentent par exemple que 22 % des acquisitions conclues aux enchères par Sotheby’s.

Un début de rééquilibrage semble cependant se profiler même si le prix des œuvres d’artistes femmes n’atteint pas encore le niveau de leurs homologues masculins. Le 15 mai 2019, la sculpture Maman, 1999 de Louise Bourgeois a été emportée aux enchères pour 33 millions de dollars.

Mais si les artistes femmes ont la côte, ce n’est pas uniquement parce que leurs œuvres sont plus abordables, c’est aussi le résultat de transformations profondes dans les institutions artistiques : musées, fondations, festivals et biennales. Ces évolutions sont particulièrement visibles dans des régions où les droits des femmes représentent un enjeu majeur de développement économique et social. Le thème de la #MuseumWeek de mai 2019 était d’ailleurs #WomenInCulture. Cette mobilisation numérique, qui rassemble chaque année, pendant une semaine, artistes et institutions culturelles du monde entier pour mettre en avant l’art sur les réseaux sociaux, encourage la participation et la valorisation d’artistes qui travaillent dans des zones isolées et défavorisées en termes d’offre muséale, notamment en Afrique, en Amérique latine et en Asie.

Anita Dube, Intimations of Morality, 2004, émail, cuivre et Patafix, 88,9 x 20,3 x 88,9 cm, Courtesy Nature Morte Gallery, New Delhi.

Biennale de Rabat : les enjeux d’un financement public de l’art au féminin

Rabat accueille sa première biennale d’art contemporain du 24 septembre au 18 décembre 2019. Pour cette édition inaugurale, le commissaire d’exposition franco-algérien Abdelkader Damani a choisi d’inviter 60 artistes femmes de 30 nationalités différentes.

S’il s’agit d’une première pour la capitale, le Maroc n’en est pourtant pas à son coup d’essai. La biennale de Marrakech a été fondée par l’Américaine Vanessa Branson en 2004 ; celle de Casablanca en 2012 par le photographe marocain Mostapha Romli. L’une comme l’autre ont acquis une réputation internationale favorable et faisaient déjà la part belle aux femmes. L’édition 2018 de la biennale de Casablanca était dirigée par la Franco-Camerounaise Christine Eyene, secondée par Ethel Brooks, Yasmina Naji, Ema Tavola et Françoise Vergès.

L’avenir de ces biennales, et à travers elles celui de la scène marocaine d’art actuel, est pourtant menacé. La dernière édition de la biennale de Marrakech, qui s’est tenue en 2016 sous la direction de la Palestinienne Reem Fadda, promettait d’être entièrement financée par des fonds publics et privés à hauteur de 15 millions de dirhams (1,3 million d’euros). Deux ans plus tard, un déficit de 300 000 euros accumulé par les éditions précédentes a contraint la curatrice franco-marocaine Mouna Mekouar à annuler la manifestation.

Ce manque de moyens révèle une double défection des sources de financements publiques et privées. Si la dernière biennale de Casablanca a bénéficié d’une aide de 18 000 euros octroyée par le ministère de la Culture, la mairie n’a pas suivi. Or le budget nécessaire à l’organisation de chacune de ces biennales avoisine le million d’euros.

La biennale de Rabat, contrairement à ses consœurs, a finalement pu compter sur des fonds publics de la Fondation nationale des musées (FNM) qui entend financer l’événement à hauteur de 500 000 euros. Et au Maroc le déblocage de fonds privés va souvent de pair avec celui de fonds publics, les sponsors étant plus enclins à participer lorsque le pouvoir royal est impliqué.

Le choix d’organiser dans la capitale marocaine, siège du gouvernement, une biennale exclusivement féminine, soutenue et financée par le roi, est loin d’être anodin. Il s’inscrit dans un contexte social et politique très spécifique : manifestations dans les rues et sur les réseaux sociaux, avancées juridiques, l’année 2018 a été riche en évolutions en matière de droits des femmes au Maroc. Si la loi 103-13 contre les violences faites aux femmes, adoptée en février 2018, a été source de déceptions (elle ne condamne toujours pas le viol conjugal, le mariage des mineures et la polygamie, et ne permet toujours pas un droit égal à l’héritage) et si la loi 19-12 sur le travail domestique reste également incomplète, notamment en ce qui concerne les « petites bonnes », ces fillettes vendues par leur famille comme aides ménagères ou esclaves sexuelles, d’autres batailles ont été remportées. Les femmes peuvent désormais passer le concours pour devenir adoul, une fonction qui permet de rédiger des actes légaux et d’officialiser un mariage ou un divorce. Cependant leur participation économique et leur représentativité politique reste faible, tandis que les inégalités salariales demeurent.

Et en matière d’art ? « La perspective de réécrire le monde avec des artistes femmes est importante dans le sens où l’histoire de l’art a été essentiellement écrite d’un point de vue masculin. On a donc choisi de se positionner très clairement sur cette question de l’inégalité dans l’art », a déclaré Abdelkader Damani au Huffington Post Maghreb.

Promouvoir des initiatives régionales dans les pays en développement

Les traditions ont la peau dure dans l’émirat de Charjah, l’un des plus conservateurs des sept Émirats arabes unis. Sous le régime de la charia, les discriminations envers les femmes sont légitimées par le code pénal, qui donne aux hommes le droit de « discipliner » leurs femmes et leurs enfants, en recourant éventuellement à la violence physique. Une violence pouvant aller jusqu’à la mort, l’adultère étant passible de lapidation. Les litiges liés au mariage, au divorce, à l’héritage et à la garde des enfants sont toujours arbitrés en faveur du mari.

C’est dans ce contexte que l’artiste et curatrice Hoor Al-Qasimi a créé la fondation de Charjah. Le texte de présentation souligne prudemment les contraintes locales avec lesquelles l’institution doit composer : « La fondation propose une programmation expérimentale et variée qui encourage la production et présentation d’art contemporain, préserve et célèbre la spécificité de la région, encourage la compréhension du rôle de transformation de l’art. » Peut-être (ou plutôt sûrement…) parce qu’elle est la fille du Sultan bin Mohammed Al-Qasimi, émir de Charjah depuis 1972, Hoor Al-Qasimi semble bénéficier d’une certaine liberté d’expression et de contestation vis-à-vis du gouvernement. Sa fondation organise désormais la biennale de Charjah, inaugurée en 1993, dont la quatorzième édition s’est tenue du 7 mars au 19 juin 2019. Les propositions des commissaires d’exposition Zoe Butt, Claire Tancons et Omar Kholeif s’articulaient autour du thème « Leaving the Echo Chamber » (Sortir de la chambre d’écho).

En théorie des médias, une chambre d’écho désigne un processus par lequel les idées et les croyances sont renforcées par la répétition de l’information dans un circuit fermé où les sources ne sont ni vérifiées ni remises en question, facilitant la diffusion des fake news, tandis que les points de vue opposés à l’opinion dominante sont évincés. Les chambres d’écho, qui se sont multipliées avec Internet et le développement des réseaux sociaux, favorisent les biais de confirmation et la création de « bulles de filtre » : l’internaute reçoit une information filtrée en fonction de ses intérêts et opinions. Il est donc de moins en moins confronté à des opinions différentes des siennes. C’est pourquoi les « occupants » d’une même chambre d’écho peuvent tous être convaincus d’une vérité qui n’en est pas une. C’est à partir de ce concept que les artistes invités à Charjah se sont saisis d’enjeux relatifs à la mémoire, au patrimoine, à la propagande gouvernementale, à la censure et aux idéologies. Le site de la biennale évoque « une chambre liée par l’économie mais divisée par le gouvernement, souvent culturellement bloquée par la tradition et insidieusement contrôlée par l’autoritarisme ».

Jusqu’en 2003 le financement de la biennale dépendait du ministère de la Culture et de l’Information, il est aujourd’hui plus ambigu : à la fois privé et public, puisque Hoor Al-Qasimi intervient en tant que présidente de la fondation et princesse de l’émirat. En mettant sa fondation à disposition de la promotion des artistes régionaux, elle utilise son statut privilégié pour offrir une plateforme d’expression plus libre au sein du monde arabe.

Quant à la biennale de Rabat, initialement prévue pour le printemps et l’été 2019, elle a finalement été programmée en dehors de la période estivale, affichant la volonté de s’adresser en priorité à la population marocaine, notamment les établissements scolaires, et de mettre en valeur les initiatives locales en occupant de nombreux lieux de la capitale, comme le Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (MMVI) où a été organisée à la fin de l’année 2018 l’exposition Chaibia Talal, Fatima Hassan El Farrouj et Radia Bent Lhoucine : Voyage aux sources de l’art, consacrée à ces trois femmes artistes-peintres qui ont marqué l’histoire de l’art marocain. En dehors du temps de la biennale, la plasticienne égyptienne Ghada Amer a installé une création permanente in situ destinée au public marocain : un jardin de peintures « brodées » ou « plantées ». Ghada Amer utilise des archétypes de l’art féminin – broderie, composition florale, décoration – pour penser l’exclusion des femmes artistes, en particulier dans la peinture. Durant ses études à la Villa Arson à Nice, Ghada Amer a été confrontée au refus d’un professeur d’enseigner la peinture à une femme. Elle décide alors de tisser ses toiles. En 2018, son installation Cactus Painting (Peinture de cactus) au Centre de création contemporaine Olivier Debré à Tours est conçue comme un jardin politique : quadrillée par 16 000 plantes de formes phalliques, la géométrie de l’œuvre fait explicitement référence aux tableaux Hommage to the Square de Josef Albers, et analyse à travers lui la disparition des femmes dans la peinture abstraite américaine de l’après-guerre.

La biennale est aussi une façon de remobiliser les structures marocaines qui, à l’instar de la directrice de la galerie et centre d’art Kulte de Rabat ,Yasmina Naji, regrettent que les biennales aient jusqu’à présent été davantage tournées vers les étrangers que les Marocains et déplorent l’abus de festivités et de mondanités au détriment de la production artistique.

Bouchra Ouizguen, Crows, Biennale de Marrakech, 2014.

Inégalités de pouvoir et de richesse

« Le féminisme doit se confronter aux inégalités de pouvoir et de richesse », affirme la philosophe française Fabienne Brugère. Par exemple les inégalités qui existent entre une femme sans domicile fixe et une femme cadre au sein d’un même pays, mais aussi entre deux femmes vivant dans deux pays aux niveaux de richesses très différents. Ainsi, s’il faut saluer le mouvement de féminisation des instances de direction, qui devrait permettre d’infuser cette féminisation à toutes les échelles du monde artistique – par le choix des thèmes d’exposition, des artistes invité.e.s ou des œuvres valorisées – il faut également espérer que la mise en avant de cette minorité de femmes qui réussissent ne fasse pas diversion pour éviter de parler de la plupart des femmes qui restent soumises aux inégalités.

La directrice de la FIAC, Jennifer Flay, s’efforce depuis son premier mandat de réduire les inégalités entre les petites et les grandes galeries, notamment en aménageant un espace dédié aux galeries de moins de trois ans. Mais, au sein des galeries elles-mêmes, les inégalités subsistent. Selon l’étude menée par Kate McMillan pour la Fondation Freelands les artistes femmes restent sous-représentées dans les galeries alors que 48 % d’entre elles sont en effet dirigées par… des femmes. Installer des femmes à la tête des institutions artistiques n’implique donc pas automatiquement une véritable lutte contre les inégalités.

De manière plus anecdotique, on peut penser à l’installation d’Andrea Bowers à la foire internationale Art Basel en Suisse. Créé à partir des dénonciations d’agressions sexuelles durant la vague #MeToo, Open Secrets affiche des témoignages de victimes. Seul bémol : l’artiste qui n’a pas demandé la permission aux victimes d’utiliser ces documents personnels – bien que disponibles sur les réseaux sociaux – a reçu des plaintes pour appropriation.

C’est justement l’appropriation du féminisme par celles qui le pensent comme un modèle unique qui pose un problème. Fabienne Brugère prône ainsi un féminisme universel sous forme de « sororité », c’est-à-dire reposant sur une solidarité entre femmes pour lutter non pas contre les hommes, mais contre les stéréotypes et le sexisme, de même que le syndrome « reine des abeilles » qui conduirait les femmes en position de pouvoir à dévaloriser ou à freiner l’ascension des autres. Fabienne Brugère défend un féminisme ordinaire qui cherche non pas à victimiser les femmes mais à expliquer comment elles peuvent changer leur quotidien et le cours de leur vie en étant solidaires entre elles. Car « entre la cadre dirigeante – qu’elle habite en Europe ou en Afrique – et l’exilée sans papiers ou la femme qui vit dans la rue, il n’y a souvent pas de solidarité ». Promouvoir un féminisme ordinaire, c’est œuvrer pour des évolutions au niveau du quotidien, des vies ordinaires de la majorité des femmes, et pas seulement pour l’accès au pouvoir et à la richesse d’une minorité d’entre elles. Un féminisme universel, c’est aussi ne pas appliquer le modèle occidental du féminisme de la femme blanche businesswoman pour laisser à d’autres modèles, plus adaptés selon les contextes, la possibilité d’exister et d’être mis en avant.

Le récent débat autour du monument de Central Park célébrant le droit de vote des femmes – dont la construction est prévue pour 2020 – souligne cette nécessité. La maquette initialement proposée représentait en effet deux suffragettes blanches, Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony, mais aucune des figures noires qui ont également mené ce mouvement d’émancipation. Après de virulentes accusations de « whitewashing history » (« blanchir l’histoire »), c’est-à-dire de la réécriture de l’histoire par des Blancs et pour des Blancs, il a été décidé d’ajouter au monument l’activiste Sojourner Truth, célèbre pour son discours « Ne suis-je pas une femme ? » prononcé en 1851 lors de la Convention des femmes à Akron, dans l’Ohio.

« Ne suis-je pas une femme ? » : telle est la question que peuvent se poser celles qui restent à l’écart du mouvement de féminisation de l’art, entendu comme une amélioration du quotidien des artistes femmes et des femmes à travers l’art. Œuvrer pour un féminisme solidaire, c’est aussi permettre l’égalité entre les habitantes des pays riches et celles des pays pauvres : « Le féminisme doit se confronter aux inégalités de pouvoir et de richesse. » Or cette réflexion peut tout à fait s’appliquer aux biennales dans les pays pauvres ou en voie de développement, qui ne doivent pas seulement servir de vitrines politiques mais favoriser des évolutions sociales par et pour les acteurs locaux.

Couverture : 14e édition de la biennale de Sharjah sous le thème « Hors contexte ». © DR

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