La plateforme Red Hero se présente depuis 2015 comme une vitrine artistique de la Mongolie. Ce projet, qui manifeste une certaine tension entre la volonté du pays de préserver sa culture et les arts traditionnels mongols et sa tentative d’ouverture internationale, reflète ce qui se joue à l’échelle nationale au plan économique, social et politique.
« Red Hero » (Héros rouge) est la traduction littérale du nom de la capitale de la Mongolie, Ulaanbaatar (Oulan-Bator), renommée ainsi en 1924 d’après le héros national et dirigeant communiste Damdin Sükhbaatar qui a mis fin à la théocratie alors en place au profit d’un gouvernement populaire. Son voyage en Russie soviétique en 1920 est devenu l’un des leitmotivs de l’art et de la littérature de la Mongolie contemporaine. On peut identifier de nombreuses traces de cet héritage communiste dans le projet Red Hero, telle une interview du secrétaire du Parti révolutionnaire du peuple mongol (PRPM), B. Tulga, formé par les anciens communistes après la dissolution de l’URSS en 1990. La section du site Red Hero intitulée « Satellites » pourrait également faire référence au fait que la Mongolie était un État intégré à la galaxie de l’Union soviétique entre 1924 et 1990. Mais « Red Hero » marque aussi le choix d’une appellation anglophone pour le centre politique, économique, industriel, scientifique et culturel de la Mongolie, et donc la manifestation d’une tension entre un passé communiste et un présent mondialisé. Ce que le projet explore, en définitive, ce sont les conséquences sur la société mongole de la transition vers l’économie de marché, au travers de l’évolution de son patrimoine artistique. Ainsi le site met-il à disposition des entretiens vidéo avec des artistes ou des représentants de différentes instances culturelles en Mongolie qui soulignent les enjeux que pose la création dans une société post-communiste. Deux éléments ressortent de leurs discours : l’instabilité financière qui a suivi la privatisation de la culture après la révolution démocratique de 1990, et la difficulté de préserver les traditions mongoles dans un contexte d’urbanisation extrême.
Quand la création se fait moins rémunératrice
Au milieu des tours du quartier Khan-Uul, sur une parcelle de pelouse ceinte de murs rouges, se trouve le Palais du Bogdo Khan, nom d’un chef religieux bouddhiste qui fut le dernier empereur mongol. Rare site historique à avoir échappé au passage de l’Armée rouge, et placé sous la tutelle du ministère de l’Education, de la Culture, des Sciences et des Sports, il est aujourd’hui le plus ancien musée de Mongolie et concentre la plus vaste collection d’objets d’art vernaculaire. Son équivalent contemporain, la Mongolian National Modern Art Gallery, dont les collections illustrent les évolutions sociales, historiques et culturelles du pays en soulignant la manière dont les artistes réinvestissent les traditions mongoles dans leurs pratiques, est également, comme son nom l’indique, une institution publique.
Le Cirque de Mongolie, créé en 1941 sur ordre du gouvernement, a quant à lui été privatisé dans les années 1990 avec l’entrée du pays dans l’économie de marché. Dans une interview disponible sur le site, H. Purevdulam explique comment les contraintes financières consécutives à cette privatisation ont impulsé un mouvement d’ouverture du pays avec des tournées mondiales ou la participation individuelle d’acrobates à des compétitions internationales. L’Académie Nationale de Ballet et d’Opéra de Mongolie exprime la même volonté de multiplier les partenariats avec d’autres écoles et compagnies de danse, notamment en Russie et en Corée du Sud.
Parallèlement à cet effort d’ouverture, les deux institutions s’efforcent de créer des spectacles à destination du public national, fondés sur le folklore et les mythes mongols, et d’utiliser des costumes et accessoires traditionnels. Le réalisateur Jigjidsuren Gombojav explique dans une vidéo qu’il a puisé lui aussi dans les légendes du pays pour pouvoir réaliser plus librement ses films dans les années 1970 et 1980, quand le cinéma était encore assujetti à la propagande communiste. Gombojav fait aujourd’hui partie de l’Union des artistes mongols. Fondée en 1945 et autrefois sous tutelle de l’Etat et du Parti communiste, cette association est désormais indépendante. Si les artistes affiliés ne regrettent pas l’époque des commandes gouvernementales, ils doivent reconnaître que la liberté de création n’est pas aussi rémunératrice.
Sédentarisation de la population
Car les enjeux posés au monde des arts en Mongolie sont étroitement liés à ceux de l’économie locale et nationale. La promotion de costumes traditionnels sur scène donne par exemple de la visibilité à l’industrie textile et permet à des usines locales de laine et de cachemire, comme Sor Cashmere, de développer leurs exportations à l’étranger. Mais ce sont les mines de charbon qui illustrent le mieux les tensions entre local et global. La Mongolie, surnommée « Minegolia » (contraction de « mine » et « Mongolia »), attire les grandes compagnies minières internationales au détriment de l’économie locale. Le gouvernement privilégie en effet depuis 1991 une politique minière externe qui enrichit principalement des investisseurs étrangers, tandis que le pays, malgré la richesse colossale de ses ressources, reste enfoncé dans la pauvreté. Non seulement l’argent des matières premières n’est pas redistribué aux contribuables, mais les plans d’exploitation – comme ceux de la mine d’or du groupe canadien Century Gold – menacent le patrimoine, tombes, temples et autres lieux de mémoire. La tradition nomade et presque un siècle de communisme ont établi un rapport particulier à la terre et à la propriété des ressources : la terre comme lieu d’habitat, de déplacement et de production est ouverte, partagée, publique. Au même titre que les autres secteurs, l’agriculture, qui avait été développée sous l’ère soviétique, a souffert de la transition. Aujourd’hui, l’Université de l’Agriculture, que le directeur du département d’Agroécologie présente sur le site, s’efforce de penser une autre manière d’exploiter la terre, plus adaptée au respect des traditions, à commencer par la culture nomade, tout en étant économiquement soutenable et offrant à la Mongolie les conditions de son auto-suffisance.
Souvent qualifiée d’ « oasis de démocratie » entre la Russie et la Chine, la Mongolie s’appuie très largement sur ses voisins, tant d’un point de vue économique que politique, et se trouve confrontée au dilemme suivant : comment reprendre la main sur les entreprises étrangères pour partager le bénéfices de l’exploitation de ses ressources naturelles ? Aujourd’hui, Oulan-Bator est surnommée « Smoke Hero » (Héros de fumée) par ses habitants qui dénoncent une double opacité, celle des institutions politiques et celle, au sens strict, de la pollution. La fusion des acronymes des deux principaux partis politiques, le Parti du Peuple Mongol (MAN) et le Parti Démocratique (AN), renvoie en outre au terme mongol MANAN, « fumée » ou « brouillard ». Plus généralement, cette appellation fait référence aux élites du pays. Car depuis le premier trimestre 2019, la Mongolie traverse une crise constitutionnelle. Le 27 mars, le Parlement a validé des amendements à la Constitution, proposés par le président Khaltmaagyin Battulga, qui étendent le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir judiciaire. Cette décision intervient à la suite de la démission du Premier ministre, impliqué dans un scandale de corruption.
Ce déséquilibre de la balance des pouvoirs, majoritairement accepté par la population, inquiète les observateurs internationaux qui craignent un glissement vers un nouveau culte de la personnalité et donc un nouvel autoritarisme. Khaltmaagyin Battulga qui en 2008 a financé l’érection à Tsonjin Boldog d’une statue de 40 mètres de haut représentant Gengis Khan – le très controversé héros fondateur de l’empire mongol qui le constitua au prix d’une conquête sanglante – jouit en effet d’une popularité étonnante. Issu d’un milieu modeste, il a fait fortune en rachetant des entreprises au moment de leur privatisation dans les années 1990. Parti de rien, il incarne l’image de la réussite sociale. Ancien champion d’arts martiaux, il s’est présenté au cours de sa campagne électorale comme un homme proche du peuple, hors des sentiers battus et donc susceptible de lutter contre la corruption des élites économiques et politiques. Alors que les revendications pour une réappropriation nationale des ressources s’intensifient, le programme de Khaltmaagyin Battulga repose sur l’idée que chaque citoyen devrait pouvoir profiter de la richesse minière. Selon l’article 6.1 de la Constitution, l’exploitation des ressources naturelles doit permettre le développement social et économique du pays et celui de ses habitants.
Ulaanbaatarisation
D’un point de vue écologique, « Smoke Hero » est aussi le résultat d’une « ulaanbaatarisation » du pays. « Ulaanbaatarization » est le nom de l’exposition organisée par Red Hero à partir des réflexions menées au printemps 2017 lors du projet « Rencontres urbaines : entre migration et mobilité ». Ces rencontres invitaient des artistes à investir les notions de migration et de mobilité dans la société mongole post-communiste. L’exode rural vers la capitale n’a cessé en effet de croître depuis la dissolution de l’URSS en 1991. La moitié de la population vit aujourd’hui à Oulan-Bator, tandis qu’un tiers reste nomade. Le film Traces d’une existence (1991) de Jigjidsuren Gombojav, dont une interview est disponible sur le site Red Hero, dénonce les conséquences parfois désastreuses du déplacement forcé de jeunes des villes vers les campagnes dans le cadre d’une politique d’intégration socialiste menée par le gouvernement dans les années 1980 et visant à gommer les différences entre mondes rural et citadin. L’ « ulaanbaatarisation » désigne donc ce phénomène de migration des campagnes vers la ville, d’explosion démographique de la capitale et de sédentarisation de la population.
Or si les 30 millions de tonnes de charbon qui gisent dans les sols de la Mongolie ne retiennent pas autant l’attention des multinationales que les autres minerais, elles suffisent à faire vivre des centaines de familles. La mine de charbon de Nalaikh ouverte en 1922 appartenait à l’Etat. Elle a été fermée par le gouvernement en 1990 à la suite d’une explosion qui a tué une vingtaine de personnes, puis elle a été divisée en parcelles privatisées. 1 500 mineurs se sont retrouvés sans emploi du jour au lendemain et des centaines d’entre eux ont continué à descendre dans les mines condamnées pour alimenter leurs foyers et le marché noir. Le charbon est la principale source de revenus de l’économie locale : pendant les très rudes hivers, il permet de chauffer les habitats, en ville comme dans les campagnes. C’est cette exploitation informelle des mines qui fournit plus de 70 % du charbon utilisé à Oulan-Bator, notamment dans les quartiers les plus défavorisés. La conjugaison de températures hivernales extrêmes, du manque d’infrastructures, de l’accroissement urbain et la surpopulation de la capitale ont ainsi conduit à faire d’Oulan-Bator la deuxième ville la plus polluée au monde, et ce en grande partie à cause de la mauvaise gestion des ressources, minières autant qu’humaines, par le gouvernement.
C’est dans ce contexte que le collectif Red Hero propose depuis 2017 des résidences en Mongolie à des artistes étrangers bénéficiant d’une reconnaissance internationale. La section « Field Notes » sur le site web rend compte au fur et à mesure de l’avancée de leurs travaux. L’Américaine Dana Sherwood s’intéresse par exemple à l’impact de l’activité humaine sur la nature tandis que Mark Dion plasticien (également américain), spécialisé dans la paléontologie et l’ornithologie, étudie dans son projet Habitat Insight les habitats alternatifs, les yourtes par exemple, dans lesquelles vit plus de la moitié de la population. Autre invité, l’artiste mongol Tuguldur Yondonjamts conçoit des tracés des voyages imaginaires qui explorent les effets du développement social et économique de la Mongolie sur la culture nomade. Il présente ici ses sacs de couchage « crocodiles » qui lui permettent d’habiter de nuit les espaces désertiques en se fondant dans le paysage naturel.
Red Hero dérive d’un projet de recherche plus global : Microclima. Fondé à Venise en 2011 par le curateur italien Paolo Rosso, ce programme s’intéresse aux liens entre nature, héritage socio-culturel et implications politiques au travers de l’appropriation artistique d’un lieu, en l’occurrence la Serra dei Giardini, une serre construite en 1884 destinée à abriter les plantes exotiques importées pour la Biennale internationale d’art. L’étude s’est étendue à d’autres pays, comme l’Inde puis Cuba et enfin la Mongolie. Le Guwahati Research Program accueille artistes et chercheurs italiens en résidence depuis 2011 à Guwahati, capitale de l’Etat d’Assam et plus grande métropole du nord-est de l’Inde, pour explorer le contexte local et développer des projets de long terme sur le terrain avec des intervenants Indiens. A Santiago de Cuba, Microclima intègre le programme de préservation du patrimoine Los Caminos del Café (soutenu par la Fondation Malongo et l’Union Européenne) dans le parc archéologique de la Fraternidad, zone rurale peu accessible, à l’image de l’île dont la fréquentation a explosé depuis la levée de l’embargo américain en 2015. Si l’équipe est à chaque fois renforcée par des acteurs locaux – c’est par exemple l’entrepreneur et amateur d’art Duulgun Batbold qui supervise le projet Red Hero – son socle reste le même : Paolo Rosso à la direction artistique, l’historienne de l’art Alice Ongaro Sartori, les réalisateurs Matteo Primiterra et Matteo Stocco du groupe Kinonauts, et la graphiste Elisa Calore. Même équipe, même volonté : étudier le microclimat de sociétés en transition pour comprendre comment une région donnée peut préserver ses traditions tout en les inscrivant durablement dans le monde contemporain.
Remerciements : Ondine Bréaud-Holland
Couverture : Tsonzhiyn Boldog, Monument à Gengis Khan dans la steppe mongole, Oulan-Bator, 2 Février 2015. © Alen Laguta