Barca Nostra
Barca Nostra

Barca Nostra : l’art du désastre

Chronique par Camille Reynaud

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De mai à novembre 2019, les visiteurs de la 58e Biennale de Venise peuvent déambuler autour de Barca Nostra, un chalutier naufragé en Méditerranée en avril 2015. L’exhibition de l’épave de ce bateau dans lequel sont morts près d’un millier de migrants comme objet d’art suscite le débat.

Barca Nostra est arrimée à l’Arsenal, chantier naval qui a joué un rôle important dans l’établissement de l’empire commercial vénitien, fondé sur l’immigration et aujourd’hui cible d’un tourisme de masse. L’emplacement est donc significatif d’un point de vue historique et socio-politique. L’installation est signée Christoph Büchel, un artiste qui revendique la portée subversive de son travail, souvent polémique, toujours politique. Il s’était déjà attiré les foudres des autorités italiennes lors de la Biennale de 2015 en construisant une mosquée dans une ancienne église de la cité des doges. L’initiative avait provoqué la colère de l’église locale et le tribunal administratif de Venise avait ordonné la fermeture du lieu pour raisons de sécurité. Barca Nostra, dont la carcasse rouillée et éventrée de 50 tonnes contraste avec les ornements vénitiens, ne fait pas exception. Son titre fait explicitement référence à Mare Nostrum, l’opération de recherche et de sauvetage interrompue quelques mois avant ce naufrage par le gouvernement italien pour raisons financières.

Mais l’installation ne déplait pas seulement aux droites italiennes, comme le parti d’extrême droite La Lega qui exige le rapatriement du bateau en Suisse, le pays de naissance de l’artiste. Plusieurs médias critiquent notamment le fait que Barca Nostra – acheminée dans le plus grand secret – soit exposée sans explication, si ce n’est celle, succincte, que l’on peut trouver dans la notice que lui consacre le catalogue de la Biennale que très peu de visiteurs achètent et lisent. Ainsi, les passants qui lui accordent un bref coup d’œil, parfois intrigué, ne comprennent pas sa présence ici, en face de la terrasse d’un café où l’on peut siroter une boisson fraîche à l’ombre d’un drame.

Christoph Büchel indique avoir volontairement omis de placer des éléments d’explication autour de son œuvre pour laisser libre cours aux réactions, interprétations et discussions.

Un autre point qui interpelle : le fait de proposer une installation qu’il n’a pas conçue lui-même, de se l’approprier sans la modifier, ou la revisiter. L’épave du bateau n’est pas une reproduction plastique mais l’épave d’origine, qui n’a subi aucun ajout ou retouche de la part de l’artiste. Il s’agit de créer en déplaçant : ici, le déplacement s’est effectué depuis la Sicile, où le bateau reposait depuis son repêchage en 2016, après que Christoph Büchel ait obtenu les autorisations nécessaires auprès des autorités italiennes et du Comité du 18 avril, une association représentant les victimes du naufrage. Sortir l’épave de son contexte pour la replacer dans celui de la Biennale déplace, d’une certaine manière, la responsabilité du naufrage, et crée un décalage destiné à interpeller les visiteurs.

Les œuvres s’emparant de drames contemporains se multiplient. Dans le cadre de cette Biennale, on retrouve l’installation de la Coréenne Lee Bul en hommage au naufrage du ferry Sewol au large de la Corée du Sud, dans lequel ont péri 304 passagers en avril 2014. La plasticienne mexicaine Teresa Margolles y expose aussi son « Muro Ciudad Juarez », un mur entouré de barbelés et constitué à partir des blocs de ciment criblés d’impacts de balles issus d’une école où quatre personnes ont été tuées lors d’une fusillade dans cette ville frontalière entre le Mexique et les États-Unis. Pour la plupart de ses productions, cette artiste mexicaine extrait sa matière première de la morgue de Mexico afin de dénoncer la violence à partir de son élément le plus radical et le plus concret : celui d’un corps mort.

L’utilisation de la mort ou d’une catastrophe comme objet de création, entre sensationnalisme, attrait du morbide et voyeurisme, soulève néanmoins des débats éthiques. Entre exploiter un désastre et le dénoncer, la frontière reste mince.

Le débat autour de Barca Nostra rappelle celui qu’avait provoqué en 2015 l’usage de la photographie du corps d’Aylan Kurdi, un enfant syrien de 3 ans échoué sur une plage turque. L’image, qui avait profondément choqué et ému l’opinion internationale, a inspiré de nombreux artistes, tel le chinois Ai Weiwei qui s’est mis en scène et photographié sur une plage grecque dans la même position que l’enfant. La fresque géante que les artistes Justus Becker et Oguz Sen ont peint à Francfort-sur-le-Main en Allemagne, à quelques pas de la Banque centrale européenne, reproduit également la photographie d’Aylan, reconnaissable à son tee-shirt rouge et à son short bleu, allongé face contre terre. Le lieu n’a pas été choisi au hasard : le visage de l’enfant flotte au-dessus du Main, cet affluent du Rhin, dont l’étymologie latine moenia signifie « muraille ».

Si l’émotion et la dénonciation sont fortes sur le moment, elles semblent n’avoir ensuite aucun impact réel sur les politiques migratoires. C’est pourquoi l’image-choc ou l’objet ne se suffisent pas toujours à eux-mêmes, et doivent être socialement et historiquement contextualisés pour conduire à une véritable prise de conscience, condition sine qua non à des évolutions concrètes.

Ce qui fait écrire au journaliste italien Lorenzo Tondo dans The Guardian que « mettre en scène le naufrage dans un contexte purement artistique tel que celui de la Biennale – loin des institutions responsables de la tragédie ou des communautés qui sont sans cesse témoin de ce genre d’horreur – risque de noyer la dénonciation politique, en transformant l’installation en objet d’art où la provocation l’emporte sur la possibilité de sensibiliser le spectateur. La décision de Büchel risque de créer une autre célébration nostalgique de cette tragédie sans qu’elle ne soit accompagnée d’une action politique.

Couverture : Christoph Büchel, Barca Nostra, 2018-19. © DR

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