Attica, prisonniers révoltés
Attica, prisonniers révoltés

Attica, USA 1971, un symbole de lutte contre les discriminations raciales

Chronique par Camille Reynaud

Sommaire

À l’heure où les manifestations en lien avec la mort de George Floyd secouent les États-Unis, la lecture du livre Attica, USA 1971, nous rappelle à quel point la violence contre les populations noires n’est pas nouvelle dans ce pays. En septembre 1971, la mutinerie de la prison d’Attica, dans l’État de New York, tourna au massacre de prisonniers essentiellement noirs. En tant que lieu et événement, Attica est devenu un symbole de la lutte contre l’injustice et la mémoire d’un « mouvement de convergence rare entre artistes, militants et prisonniers en lutte ».

Attica, prison de l’état de New York, 1971. Parmi les détenus, on dénombre 54 % de noirs, 9 % de portoricains et 37 % de blancs. En revanche,, il n’y a qu’un seul enseignant noir et un seul surveillant portoricain dans tout le personnel pénitentiaire. A peine 9 % du budget de la prison est consacré aux détenus, qui n’ont droit qu’à une douche par semaine et un rouleau de papier toilette par mois. La nourriture est tout aussi déplorable. La prison ne compte que deux médecins pour 2 000 détenus ; il n’existe aucun suivi psychologique. Les prisonniers qui travaillent touchent moins de 8 dollars par mois. Quelques jours avant la mutinerie, un groupe de détenus envoie au directeur des services pénitentiaires une série de doléances écrites pour exiger que l’on remédie à ces conditions de vie indignes ; elles restent lettre morte. Le 21 août 1971, dans la prison d’état de Saint Quentin en Californie, George Jackson, membre du Black Panther Party (BPP), est assassiné par ses gardiens la veille de son procès. Conséquence logique de ces événements et frustrations cumulés, l’émeute qui éclate alors à Attica révèle au grand jour ce racisme pénitentiaire dont la mise en lumière conduira à une réforme des prisons – celles-ci apparaissant comme la métaphore de la condition noire et les États-Unis, comme institution carcérale.

Russel G Oswald, les mutinés d'Attica

Prisonniers exprimant des doutes quant à la libération du directeur des services pénitentiaires de l’État de New York, Russell G. Oswald, confronté à des prisonniers rebelles lors de l’émeute de la prison d’Attica, New York, 10 septembre 1971. Courtesy CSU Archives/Everett Collection.

Comment expliquer un tel retentissement dont on perçoit aujourd’hui encore l’écho assourdissant ? Sans doute était-ce la première fois que les projecteurs médiatiques pénétraient la prison où l’information était d’ordinaire strictement contrôlée. Une circulaire de 1971 relative à la communication et aux médias dans les prisons interdit par exemple la lecture de certains journaux et prévoit la censure du courrier. Outre les médias, les prisonniers à la tête de la mutinerie dressent une liste d’« observateurs », parmi lesquels on trouve des juristes, avocats, activistes du BPP, élus du Sénat et de la Chambre des représentants, dont la présence est requise pour trouver un terrain d’entente entre mutins et administration pénitentiaire. Si les quatre jours de négociation sont bien médiatisés, la reprise d’Attica par les forces de l’ordre, elle, se fera sans observateurs : journalistes, photographes et caméras étant forcés de quitter les lieux. On compare le massacre qui s’ensuit à celui de Mỹ Lai au Vietnam. La mutinerie renvoit alors aux deux conflits majeurs qui agitent les États-Unis dans les années 1960 et 1970 : la lutte des Afro-Américains pour l’égalité et la justice, et la guerre du Vietnam, où sont d’ailleurs envoyés de nombreux noirs américains. Un exemple de l’« intericonicité » que l’historien français Clément Chéroux définit comme le phénomène par lequel une image devient symbolique parce qu’elle fait écho à une autre image également symbolique. La photographie prise par Bob Schutz pour Associated Press des révoltés d’Attica levant le poing rappelle de fait celle des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos aux Jeux olympiques de 1968 à Mexico, autant que l’image des prisonniers défilant nus devant un soldat, bras croisés derrière la tête, après le massacre fait écho aux images en provenance du Vietnam.

Bob Schutz, prison d’Attica, 10 septembre 1971 © Associated Press

Une référence dans la culture populaire

La mutinerie d’Attica illustre également la porosité entre les événements politiques et leur interprétation artistique. En 1969, en réponse à la ségrégation dans les musées et à l’invisibilité des artistes noirs américains est créée la Black Emergency Culture Coalition. En mai 1970, l’« Art Strike », une grève de l’art « contre le racisme, la guerre et la répression », prônant une réforme de la politique des musées (gratuité, ouverture à tous, meilleure représentativité des collections), entraîne la fermeture de nombreux musées et galeries à New York. En novembre de la même année, toujours à New York, les plasticiens Faith Ringgold et Jean Toche ainsi que le musicien Jon Hendricks sont arrêtés pour leurs performances engagées lors de l’exposition « The People’s Flag Show » à la Judson Memorial Church. En 1971, Faith Ringgold réalise United States of Attica, une cartographie des violences américaines (manifestations, répressions, conflits armés, guerres, crimes, peines prononcées) en associant à chaque épisode le nombre de blessés et de morts. Toujours en 1971, deux projets d’art en prison voient le jour : le groupe d’intervention dans les prisons Art Without Walls fondé par Michele Wallace, la fille de Faith Ringgold, et le programme Art in prison de la Black Emergency Culture Coalition : ateliers d’art pour détenus dont les œuvres sont ensuite exposées au Studio Museum in Harlem. En 1972, Attica Book réunit le travail graphique d’artistes et prisonniers ayant participé à ces ateliers.

Au-delà des arts visuels, se développe dès les années 1960 une tradition musicale de protest song (musiques pour les droits civiques) dans et hors les murs de la prison. Les concerts pour la libération des prisonniers politiques comme Bobby Seale ou Angela Davis se multiplient. La compilation From the Cold Jaws of Prison regroupe des morceaux composés par des détenus des prisons d’Attica, Rikers et Tombs (à New York) ; en 1972, le saxophoniste Archie Shepp réalise son album hommage Attica Blues, John Lennon et Yoko Ono chantent Attica State, le boxeur Muhammad Ali déclame son poème Attica à la télévision irlandaise. Au cinéma, la réalisatrice Cinda Firestone utilise dans Attica (1973) des archives visuelles et sonores produites pendant la mutinerie. Le célèbre « Attica ! Attica ! » scandé par Al Pacino dans le film de Sydney Lumet Un après-midi de chien (1975), où un banal braquage vire au cirque médiatique est une allusion claire à la mutinerie. Aujourd’hui encore, la mémoire d’Attica résonne dans la création musicale contemporaine : la reprise en 2011 de Coming Together (une composition de Frederic Rzewski sur la mutinerie d’Attica dont les paroles ont été écrites par Sam Melville, un détenu qui mourut durant les événements) par Mos Def (désormais connu sous le nom de Yasiin Bey) et le Philharmonique de Brooklyn sert d’hommage posthume à Troy Davis, détenu exécuté en 2011 pour le meurtre supposé d’un policier et dont la culpabilité largement contestée souleva un mouvement de soutien international sans succès.

Enfin, les archives créées sur le vif pendant les quatre jours de la négociation – photographies, captations vidéos et sonores des prises de parole, copies du manifeste « Déclaration au peuple américain » rédigé par les prisonniers – sont enrichies au fil du temps par de nouveaux documents, notamment juridiques. L’enquête menée par la commission du juge McKay après la mutinerie a généré une somme de textes et de discours qui ont prolongé l’onde de choc de l’événement pendant des décennies, de même que les procès des mutins et le recours collectif engagé contre l’Etat de New York par les familles des prisonniers ou des gardiens pris en otage et tués durant l’assaut. Après les défaillances du système pénitentiaire, ce drame souligne celles du système judiciaire : les jurys sont majoritairement constitués d’hommes blancs issus de la classe moyenne, enclins à tenir les mutins pour responsables de la mort des otages. Fighting back! Attica Memorial Book, publié en 1974 par l’Attica Brothers Legal Defense Fund, mêle photographies, œuvres graphiques, textes littéraires et documentaires (lettres, témoignages, poèmes) pour donner une voix aux mutins inculpés, dans l’espoir de rétablir leur vérité face aux discours des autorités.

Une grande place donnée aux images

C’est cette porosité entre mémoire politique et production artistique qui a profondément intéressé l’historien français Philippe Artières, commissaire de l’exposition « Attica, USA 1971, images et sons d’une révolte » présentée dans les centre d’art Point du Jour à Cherbourg en 2016, et au Ryerson Image Center à Toronto en 2017, et qui a donné lieu à l’ouvrage Attica, USA 1971. Dans ce livre où la plus large place est laissée aux images, il s’agit de comprendre comment un événement crée de l’image symbolique et comment cette dernière fait d’un événement un symbole du combat pour les droits civiques. Des double-pages en forme de portfolio sont consacrées aux photographes Ruth-Marion Baruch et Pirkle Jones, Danny Lyon, Stephen Shames et Gene Becker. Puisque le massacre manque d’images, tout l’enjeu du livre est de rassembler les documents reconstitués dans les années qui ont suivi, telles ces photographies issues du fonds d’archives judiciaires de l’avocate Elizabeth Fink ou celles du juge Bernard Meyer accessibles depuis 2015 seulement et dont l’enquête révélait la nature des brutalités – tortures et violences sexuelles – subies par les mutins et les otages lors de l’assaut des forces de l’ordre. Le fait que ce rapport n’ait été rendu public que tardivement laisse supposer que les autorités américaines ont voulu retarder le dévoilement public de cette violence et de leur propre responsabilité.

Philippe Artières, Attica, USA 1971, graphisme Susanna Shannon

Les choix graphiques de l’américaine Susanna Shannon pour le catalogue de l’exposition reprennent la rhétorique visuelle des médias qui ont couvert l’événement en 1971, mais aussi celle de certaines affiches politiques. Le noir et blanc, le texte réparti sur trois colonnes, l’intérieur de la couverture rouge pour mettre en valeur la « Déclaration au peuple américain », les double-pages consacrées aux photographies s’inspirent des dossiers du Time, de Newsweek et de Life. Les titres en majuscules noires sur fond blanc rappellent l’affiche « WE ARE THE INK THAT GIVES THE WHITE PAGE A MEANING » (Nous sommes l’encre qui donne son sens à la page blanche) de l’artiste américain Glenn Ligon (1992). Quant à la couverture en toile de jute, elle peut, au choix, évoquer le commerce du café issu de l’esclavage, les sacs de transport de marchandises fabriqués par les détenus américains jusqu’au début du xxe siècle ou encore les housses de protection des cercueils utilisées pour le rapatriement des corps.

Outre documents et images d’archives, le livre rassemble des photographies et œuvres graphiques d’artistes tels que Cornell Capa, Emory Douglas, Faith Ringgold, Martha Rosler, Stephen Shames, ou Frank Stella. Il comprend également six essais d’historiens ou historiennes de différentes disciplines ainsi qu’une introduction et un récit des événements par Philippe Artières. Elvan Zabunyan consacre son essai à l’engagement des artistes américains au cours des années 1960-1970. Se plaçant du côté du « pouvoir », Thierry Gervais analyse la manière dont Newsweek, Time ou Life rendent compte des événements tandis que, du point de vue opposé, Nicole Brenez revient sur les films militants réalisés à cette époque. Jedediah Sklower et Emmanuel Parent restituent les différentes productions consacrées à Attica dans l’évolution des musiques populaires aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Deux essais de spécialistes de l’histoire africaine-américaine complètent cet ensemble. Le livre s’ouvre sur un panorama de la situation politique et de la contestation aux Etats-Unis, au tournant des années 1960-1970, écrit par Caroline Rolland-Diamond, professeure à l’université Paris-Ouest ; il se conclut avec un texte de Tom Holt, professeur à l’université de Chicago, sur le lien entre la prison et la discrimination raciale aux États-Unis.

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Pages extraites de l’ouvrage de Philippe Artières, Attica, USA 1971 : 1. United States of Attica, Faith Ringold, 1971 (original en couleur) (pp. 116-117) 2. D.R, Collection Elisabeth Fink, photographie judiciaires, 1971 (pp. 198-199) 3. Associated Press / SIPA (pp. 142-143) 4. Bettmann, Getty Images (pp. 138-139) 5. Associated Press / SIPA (pp. 146-147) 6. Attica, 1973, Cinda Firestone, 1974 (pp. 274-275) 7. Quinze demandes concrètes remises par les détenus de la prison d’Attica à Russel Oswald, directeur des services pénitentiaires de l’État de New York, le 10 septembre 1971. 8. Bob Schutz, Associated Press / SIPA (pp. 148-149) 9. D.R, Attica Legal Brothers Defense (pp. 306-307) 10. D.R, Attica Legal Brothers Defense (pp. 308-309)

Couverture : une photographie du soulèvement des prisonniers d’Attica, à New York, le 10 septembre 1971. © Associated Press / Bob Schutz

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