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Technologie, 15 juillet 2020

Ikea scanner

Ikea (He)art Scanner : parce que vous le valez bien

Chronique par Camille Reynaud

Sommaire

Les techniques d’imagerie médicale se déploient hors de leur cadre habituel pour intégrer la recherche artistique mais aussi commerciale. Le (HE)ART SCANNER développé par l’entreprise Ikea illustre les dérives du neuromarketing – l’utilisation des neurosciences pour comprendre ce qui se passe dans le cerveau du consommateur.

Les techniques d’imagerie médicale se déploient hors de leur cadre habituel pour intégrer la recherche artistique mais aussi commerciale. Le (HE)ART SCANNER développé par l’entreprise Ikea illustre les dérives du neuromarketing – l’utilisation des neurosciences pour comprendre ce qui se passe dans le cerveau du consommateur.

Depuis 2015, la fameuse franchise commerciale Ikea établit des partenariats avec des artistes pour concevoir des collections inédites, les Ikea Art Events. En 2019, ce sont les tapis qui se parent de motifs dessinés par huit créateurs : Virgil Abloh, le duo Chiaozza, Supakitch, Craig Green, Noah Lyon, Misaki Kawai, Filip Pagowski et Seulgi Lee. Ces pièces, dont les éditions sont limitées mais à des prix qui restent abordables – de 170 à 500 € – s’arrachent pour parfois finir sur des sites de revente. On trouve sur eBay des offres du tapis « Keep Off » de Virgil Abloh montant jusqu’à 1400 €, bien au-delà des 300 € de prix d’achat, ou celui de Craig Green à 400 €, soit deux fois plus que son coût initial. Pour limiter ce risque de marché noir, l’entreprise a développé le (He)art scanner en partenariat avec l’agence Ogilvy & Social Lab en Belgique, où l’appareil a ensuite été testé au magasin Ikea d’Anderlecht. Grâce à des casques à électroencéphalogrammes, il s’agit d’évaluer le degré d’appréciation des potentiels acheteurs en fonction de l’émotion ressentie devant l’un des tapis. Le principe? « Il faut l’aimer pour l’acheter ». Un haut degré d’intérêt se traduit par des pics d’activité cérébrale : c’est le test à passer pour payer le droit de repartir avec un tapis de collection sous le bras.

Alors que la franchise dit vouloir promouvoir par ses Art Events un marché de l’art abordable et accessible à tous, ce mode de sélection est particulièrement élitiste. On peut lire sur les communiqués de presse qu’il s’agit de permettre aux « vrais amateurs d’œuvre d’art » de pouvoir repartir avec l’un de ces tapis en édition limitée. Qu’est-ce qu’être « neuro-compatible » à une œuvre d’art ? Cela signifie-t-il qu’il faut avoir une connaissance préalable de l’art pour réussir le test du (HE)ART SCANNER? Dans son livre La Beauté dans le cerveau (2016), le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux a tenté de répondre à la question suivante : pourquoi sommes-nous saisis en admirant tel tableau, ou en écoutant telle musique ? Rejoignant les recherches sociologiques, il explique que la sensibilité artistique résulte en grande partie d’une construction sociale. Les synapses du cerveau se développent à un rythme de 10 millions par seconde de la naissance à l’adolescence, période charnière de formation des circuits culturels et des sensibilités artistiques, propres à chacun en fonction des interactions avec l’environnement. Est ainsi apportée la preuve scientifique que « la beauté est dans les yeux de celui qui la regarde », pour reprendre les mots de l’écrivain anglais Oscar Wilde. Or si le regard esthétique est socialement pré-déterminé, juger de la légitimité d’un individu à acheter une œuvre d’art sur la base de ce regard est profondément discriminatoire. Ce mode de sélection, qui s’octroie un droit de regard sur l’achat, et en considérant des critères physiologiques, va à l’encontre du droit du consommateur, mais également de la bioéthique, en soumettant les clients à un test médical et intime, celui de l’exploration de leur cerveau, comme condition d’achat. D’ailleurs, un client à qui l’on affirme qu’il est « neuro-compatible » à une œuvre ne se sent-il pas obligé de l’acquérir? Le procédé participe à la manipulation dénoncée par les chercheurs français en sciences de l’information et de la communication Didier Courbet et Denis Benoit dans leur article « Neurosciences au service de la communication commerciale : manipulation et éthique. Une critique du neuromarketting » (Etudes de communication 2013/1, n°40).

Si le fait de sonder le cerveau des clients comme garantie d’achat durable est donc extrêmement discutable, l’utilisation des neurosciences pour évaluer l’adhésion à la création artistique s’inscrit dans un contexte plus vaste de recherche pluridisciplinaire, comme l’introduit le livre de Jean-Pierre Changeux, qui promeut une « neuroscience de l’art ».

L’article « What Physiological Changes and Cerebral Traces Tell Us about Adhesion to Fiction During Theater-Watching? » publié en 2014 dans la revue Frontiers in Human Neurosciences restitue le protocole de réalisation et les résultats d’une expérience menée par le Laboratoire d’Imagerie et Neurosciences Cognitives du Centre National de la Recherche Scientifique de la Faculté de Médecine de l’Université de Strasbourg, et l’Equipe de Recherches Théâtrales et Cinématographiques de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. L’expérience cherchait à voir s’il était possible de comprendre les mécanismes d’adhésion des spectateurs à une oeuvre de fiction en recourant aux neurosciences. Le processus a ainsi été étudié en observant la réaction du cœur et du cerveau par électrocardiogramme et imagerie médicale, et en confrontant les résultats à des entretiens individuels par questionnaire avec les sujets. En pratique, un comédien a réalisé en direct une performance d’une quinzaine de minutes. Il a commencé à jouer – un monologue extrait du texte Onysos le furieux de l’écrivain français Laurent Gaudé – dans la salle où étaient disposées les machines d’imagerie à résonance médicale pendant que les participants étaient préparés (pose des électrodes pour les électrocardiogrammes, oreillettes et lunettes de projection). Puis il a poursuivi sa tirade dans une salle adjacente, retransmise en direct (image et son) dans les oreillettes et lunettes des participants. Le bruit des machines avait été intégré dans la pièce de théâtre comme élément de contexte et la scène sur laquelle se tenait le comédien était projetée devant les yeux des sujets comme un prolongement de leur machine. L’ensemble était organisé afin qu’il n’y ait pas de coupure, de sensation de discontinuité pour les participants. Après la performance, les participants ont été sortis des machines et soumis à des entretiens individuels réalisés en deux temps. Le protocole d’expérimentation empruntait donc autant à la recherche médicale qu’à la recherche en sciences sociales, laquelle se caractérise par sa méthodologie de l’entretien et ses combinaisons entre enquête quantitative (usage de la statistique) et qualitative.

Cette expérience est particulièrement intéressante en ce qu’elle met en relation des artistes (metteurs en scène, comédiens, étudiants en art) et des scientifiques, et intègre le protocole scientifique et médical dans la démarche artistique : la mise en scène du monologue est entièrement pensée en fonction des besoins de l’expérience. Cela peut soulever d’éventuels problèmes d’un point de vue méthodologique mais participe d’une volonté d’élargir les champs et outils de la recherche. L’art et la fiction, quand ils sont associés au domaine médical, relèvent principalement de l’art-thérapie. De même, quand la science et la technique sont employés par les artistes, c’est souvent comme outils plutôt que comme objets en soi. Ici, art et fiction deviennent l’objet même de la recherche scientifique, et faire dialoguer arts et neurosciences permet de les faire mutuellement évoluer.

En couverture: Gabriel Araujo, The IKEA (HE)ART SCANNER, 2019

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