Après la trilogie Red Pieces (69 Positions, 7 Pleasures et 21 Pornographies), exploration chorégraphique des relations entre sexualité et espace public, la danseuse et performeuse danoise Mette Ingvartsen entame un nouveau cycle avec All Around, une création en duo avec le batteur franco-australien Will Guthrie. Elle y franchit un nouveau seuil dans la représentation débridée du corps, faisant voler en éclats les normes du genre.
Dans sa nouvelle performance All Around, en duo avec le percussionniste expérimental Will Guthrie, Mette Ingvartsen déploie toute la puissance expressive et vitale de son corps. Il s’agit plus exactement d’une double performance, puisqu’elle nait des interactions entre les deux artistes en temps réel, sous les yeux de spectateurs positionnés en cercle autour de l’espace. Indexées à une polyrythmie trépidante, les rotations de la danseuse évoquent le crescendo d’un derviche tourneur tandis qu’un tube néon, venu prolonger sa gestuelle, provoque un effet de toupie spectrale qui sature l’obscurité de son faisceau blanc. Face aux corps contraints par les dispositifs de contrôle et de surveillance, Ingvartsen et Guthrie réinvestissent leur propre matérialité physique, en quête de la plus intense des extases.
Votre nouvelle performance est une collaboration avec le batteur expérimental Will Guthrie. Comment vous êtes-vous rencontrés et comment cette collaboration s’est-elle déroulée ?
En 2009, J’ai découvert par hasard l’album Sticks, Stones and Breaking Bones de Will Guthrie, sur lequel figure un incroyable solo de batterie de près de 16 minutes. Sur ce morceau, la vélocité et la rapidité de jeu de Will, surpassant celui d’une machine, dépassent véritablement l’entendement. J’ai été très impressionnée et j’ai souhaité utiliser ce morceau pour 69 Positions, une performance que j’ai réalisée en 2014. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Will pour la première fois.
Nous nous sommes aperçus que nous partagions la même démarche, tant dans notre travail sur l’intensité que dans la manière dont nous jouons sur l’évolution et la transformation d’une structure minimale dotées d’un pouvoir de transformation. C’est dans cette perspective qu’a débuté notre collaboration pour All Around. Nous avons également beaucoup échangé sur la manière dont nous pourrions developper une forme hybride, à mi-chemin entre le concert et la performance.
Était-ce pour vous une méthode de travail inédite ? Votre chorégraphie s’est-elle spontanément calquée sur les cycles rythmiques de la batterie ?
Le processus de collaboration avec Will Guthrie s’est avéré très différent de nombre de mes autres pièces, car il est parti d’une convergence entre nos deux pratiques. Ce qui m’a paru très excitant, c’était de retrouver une approche plus musicale et improvisée, une dimension avec laquelle j’avais travaillé quand j’étais plus jeune, des éléments également très forts dans la pratique de Will.
All Around est aussi une pièce que nous avons réalisée en très peu de temps ; nous avons répété moins de 3 semaines avant de la montrer la première fois. D’ordinaire, il me faut entre 3 mois et 2 ans pour réaliser une œuvre, mais là, j’ai vraiment aimé ce changement dans le mode de production, qui m’a obligée à être dans la réalité matérielle d’une proposition et de tenter d’y apporter une réponse méthodique tout en faisant des choix intuitifs.
Avez-vous entamé le processus créatif avec un concept précis en tête comme dans vos créations précédentes ou avez-vous laissé les choses s’inventer au fil des répétitions ?
Nous savions que nous voulions explorer l’idée un peu abstraite d’intensité. Cela signifiait que nous voulions concrètement travailler sur les changements dans la vitesse, la dynamique, la densité et la texture de la musique et du mouvement tout à la fois, ou plus précisément, sur des motifs très rythmés, modulés par Will, qui prolongeraient mes mouvements circulaires, rotatifs, en spirale autour de l’espace. Ce que nous recherchions, c’était un très haut niveau d’intensité que nous pourrions en même temps tenir sur un laps de temps plus long. Nous voulions produire un état hypnotique, presque de transe, avec nos constructions minimales et répétitives. Nous nous sommes concentrés sur l’intensification et la réduction des effets que nos actions produisaient dans notre propre corps pendant la performance, tout en visant également un impact physique et sensoriel sur le corps des spectateurs.
D’un point de vue conceptuel, je pense que la pièce offre un espace dans lequel vider le corps et l’esprit (des flux débordants d’information que nous devons habituellement traiter pour exister dans une société de communication ou de réseau). Le besoin de se vider pourrait être perçu comme un besoin de se retirer du monde, mais j’ai plutôt envie de le considérer comme un désir de se régénérer, être à nouveau capable de faire face.
La dimension physique de la lumière et du son semble être au cœur de cette performance, ou le public se trouve plongé dans une forme de transe collective.
Le public est en effet assis en large cercle autour de la zone où Will et moi nous produisons. Le titre All Around indique bien que le public se trouve tout autour de nous, tandis que le son et la lumière l’enveloppe également. Toute la pièce repose sur l’idée de circularité et le fait de placer les gens dans un cercle est une façon d’ajouter la présence physique des spectateurs à la performance, et de permettre également au plus grand nombre de personnes possible d’être proches de la batterie, de la lumière et du mouvement. La proximité et la dimension immersive de la mise en scène sont essentielles pour susciter l’expérience intense que nous recherchons à travers cette œuvre.
La plus grande part de votre travail tourne autour des identités multiples qu’un même corps peut contenir. Les notions dialectiques de visibilité et d’invisibilité, de lumière et d’obscurité, d’exposition et de dissimulation, de public et de privé, de culture et de nature, d’organique et de non-humain sont au cœur de votre travail. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre exploration de ces polarités complémentaires et sur ce qu’elles signifient pour vous ?
Depuis le tout début de mon travail en 2003, j’ai cherché à dépasser les oppositions binaires dans lesquelles j’ai toujours eu du mal à me reconnaître. Quand j’étais plus jeune, c’était les catégories de genre que je trouvais limitatives, plus tard, ces interrogations sont aussi devenues plus sociétales et politiques, plus tard encore peut-être plus abstraites. Dans ma série The Red Pieces (2014-2017), je traitais de sujets relatifs à la sexualité et au genre, aux sujets et aux objets, dans une tentative pour comprendre ce qu’il advient des notions d’espace privé et public dans les sociétés hyperconnectées d’aujourd’hui. J’avais le sentiment que la vie privée et l’intimité étaient des sujets qu’il fallait remettre en question. L’histoire de la sexualité et en particulier celle du mouvement de libération sexuelle sont devenues des sujets de prédilection à travers lesquels je suis parvenue à cristalliser mes pensées.
De la fin brutale de 21 Pornographies à la joyeuse extase de To come (extended), la trilogie Red Pieces traite du potentiel du corps et des différents états qu’il traverse – de l’individu au collectif, et du sexe comme une expérience collective, plutôt qu’un rapport binaire et strictement privé. Pensez-vous que la notion de couple soit obsolète ?
Non, pas obsolète, mais je pense que les structures sociétales qui entourent l’idée du couple et en font un modèle sociétal dominant peuvent être extrêmement limitatives pour les personnes qui ne s’identifient pas à ce type de structuration binaire. Ce qui est important, c’est d’identifier de tels schémas comportementaux pour pouvoir les contrecarrer et laisser la place à d’autres formes de subjectivité, d’autres modes de vie. Dans le même temps, je pense qu’il est également possible de redéfinir concrètement les relations de couple de façon à mettre un terme aux séparations du travail, du pouvoir, des privilèges et des opportunités telles qu’elles sont ancrées dans l’histoire.
Les notions de nature et de culture sont aujourd’hui remises en question si nous réalisions enfin que nous n’étions qu’une espèce parmi d’autres. Dans votre pièce Artificial Nature Project, vouliez-vous renforcer ce sentiment et proposer une nouvelle approche des interactions entre l’humain et le non-humain ?
Dans la série Artificial Nature, je me suis confrontée à la difficulté de surmonter ces oppositions dans le but de repenser la chorégraphie d’un point de vue non-anthropocentrique. Je voulais défaire les hiérarchies entre un pouvoir humain et non-humain, les matières animées et inanimées, la culture et la nature, ou entre l’être humain et la technologie. Je pense que nous sommes à une époque où il est devenu urgent de reconsidérer notre rapport à la nature et où notre domination sur celle-ci doit prendre fin. Pour cela, nous devons radicalement cesser de penser à opposer les besoins « humains » aux besoins de la terre et de toutes les autres formes de vie qui s’y trouvent. La recherche d’un équilibre différent entre les entités humaines, naturelles et technologiques fait donc partie intégrante de ma pratique artistique, et elle ne cesse d’apparaître sous différentes configurations dans presque toutes mes pièces.
Traduction : Julien Bécourt
Couverture : Mette Ingvartsen, All around, performance avec Will Guthrie © Marc Domage