Andrea Fraser, Projection, installation video, 2008. Photo Caroline Léna Becker
société

Liberté d'expression, 29 septembre 2020

Andrea Fraser, Projection, installation video, 2008. Photo Caroline Léna Becker

Clara Schulmann, Les voix insoumises

Entretien par Julien Bécourt

Sommaire

De quel endroit parle-t-on ? Où s’arrête la parole privée et où commence la parole publique ? Quel pouvoir de dissidence peuvent exercer les voix féminines ? Quelles répercussions ont-elles sur nos vies ? Par quels affects sont-elles traversées ? Dans Zizanies, son dernier ouvrage, la critique d’art Clara Schulmann poursuit une subtile investigation sur le pouvoir des voix, mêlant de manière fragmentaire théorie féministe, histoire du cinéma, considérations personnelles et journal intime. Loin du militantisme à gros sabots, il s’y dessine en filigrane une histoire de la parole comme voie possible de l’émancipation féminine, si cruciale aujourd’hui. Car derrière cette polyphonie de voix – émanant aussi bien des podcasts, de l’art contemporain, des séries télévisées, de l’industrie cinématographique ou de la vie quotidienne – se profile une voie collective, affranchie pour de bon de l’autorité patriarcale. Un fructueux échange est né de ce constat.

Julien Bécourt : Ton premier essai, Les chercheurs d’or, portait sur le support cinématographique dans l’art contemporain, en s’appuyant sur un large corpus de textes et de films. Avec Zizanies, tu te déplaces sur un terrain plus intime en convoquant des voix de femmes qui entrent en résonance avec ta vie personnelle. Comment s’est opéré ce basculement, cette transition ?

Clara Schulmann : Il y a plusieurs raisons, et je ne saurais pas dire auxquelles je donnerais la priorité. Ce que je raconte en guise d’introduction, c’est qu’il y a d’abord une rupture amoureuse qui fait que je me retrouve très démunie, très seule. Cet événement personnel s’arrime tout de suite à un besoin de lecture : j’ai besoin de me réarmer parce que j’en veux terriblement à quelqu’un. A partir de ce moment-là s’enclenche une enquête au travers des lectures féministes que je fréquentais alors de manière un peu intermittente. Je me plonge donc dans ce corpus très ouvert, je passe de textes théoriques à de la bande dessinée. Derrière mon questionnement sur les femmes et leurs voix surgissent progressivement d’autres enjeux : que fait-on de nos lectures? A quoi ça sert ? Comment rencontrent-elles la « vraie vie » ? Et puis, de l’autre côté, il y a quand même cette expérience d’enseignement en école d’art qui n’est pas du tout anecdotique. Pour quelqu’un qui a une trajectoire universitaire comme moi, se retrouver en école d’art, c’est quand même une remise à zéro fondamentale des pratiques, des méthodes, de tout ! L’école d’art, c’est un endroit où les rencontres avec les artistes, les méthodologies d’enseignement et la vie de l’atelier déconstruisent progressivement tous mes réflexes de jeune fille sérieuse, rangée.

JB : Tu relates un épisode lié à ta première année d’enseignement à l’université au cours duquel tu as « perdu la voix ». Et tu essayes en quelque sorte de la retrouver au travers d’une multitude de voix différentes.

CS : Oui, et c’est au moment où je perds ma voix que je réalise que c’est mon outil de travail. Ça ne m’était jamais apparu auparavant. Je m’étais bien dit que j’avais besoin de mes mains pour taper à l’ordinateur, mais je ne m’étais jamais dit que ma voix, comme pour une chanteuse, déterminait ma manière de travailler. C’est une prise de conscience assez troublante, finalement. Réaliser qu’il faut prendre soin de sa voix parce que c’est avec elle qu’on vit ses émotions, qu’on traverse des moments forts, qu’on échanges autant qu’on travaille.

JB : Sur ce principe de transformation, tu parles de « passer de l’objet d’étude au principe de connaissance ». Soit d’appliquer une recherche purement intellectuelle au domaine empirique. Or, dans le domaine universitaire, on te somme de faire preuve d’objectivité scientifique, de gommer la moindre aspérité qui relève de la vie personnelle.

CS : L’histoire de ce gommage remonte à loin. Selon l’acception un peu rationaliste, il faut absolument se dépouiller de tout ce qui pourrait venir polluer nos jugements d’une coloration qui serait trop intime, trop subjective. La manière dont l’éducation est pensée aujourd’hui et la manière dont les études s’organisent correspondent à un idéal de raisonnement, de cloisonnement, d’objectivité. On demande surtout aux chercheuses et aux enseignantes de disparaître derrière le savoir et de n’être plus que de purs êtres de connaissance. C’est aussi pour cette raison que ma découverte du podcast a été si importante, parce que je me suis aperçue que c’était un outil très féminin grâce auquel des journalistes mènent des enquêtes extrêmement rigoureuses, précises et documentées, tout en s’insérant elles-même à l’intérieur de leurs investigations. Cette démarche m’a servi de modèle : comment dire “je” dans le travail.

JB : Une multitude de strates se superposent dans ton livre, c’est un vrai mille-feuilles d’humeurs, de références, de digressions… Tu sembles t’inscrire dans une généalogie postmoderne et fragmentaire, à la suite de Kathy Acker ou de Chris Kraus.

CS : Oui, totalement, ce sont de grands modèles d’écriture. Il y a chez elles une manière de s’autoriser les interruptions, d’intégrer la vie quotidienne et l’intimité à travers des enquêtes théoriques. L’écriture se fait rarement dans un flux continu, le quotidien n’a de cesse de nous prendre de court. L’idée d’un fil de pensée qu’on parviendrait à tenir malgré le mauvais temps, les affects, le travail, les coups de fil… c’est une illusion ! Dans la vraie vie, on est interrompu constamment et c’est à partir de cette interruption que j’ai essayé d’écrire. D’ailleurs, depuis que le livre existe, l’écriture se poursuit, une autre rythmique s’installe : je n’ai jamais pris autant de notes et recueilli autant de témoignages que maintenant. Des lectrices me racontent des histoires qui viennent prolonger les miennes, confirmant d’une certaine manière le principe méthodologique d’écriture de Zizanies qui consistait à agencer les unes aux autres des histoires entendues, lues, retranscrites… Ca me plait beaucoup l’idée que tout ça soit comme un grand métier à tisser collectif et que l’existence du livre soit prolongée par les lecteurs et les lectrices qui s’en saisissent.

JB : J’aime beaucoup cette notion de lecture “performée”, que tu as expérimentée en binôme avec l’artiste Katinka Bock.

CS : Oui, et ça a été une révélation pour moi. En général, quand on te demande de venir faire une lecture ou une conférence, tu as le plus souvent l’impression d’être dans une forme imposée. Tu es censée délivrer du savoir de manière audible, lisible. En général on reproduit un peu bêtement ce qu’on a vu faire, car c’est plus rassurant, plus confortable. C’est en fréquentant des gens qui s’autorisent à défaire les codes que l’on s’autorise à notre tour à envisager autrement ces moments publics: insérer l’hésitation et la maladresse, les temps de silence, de réflexion et faire en sorte que le public suive. Ce sont des formes que les artistes connaissent bien – je pense à Elizabeth Price ou Andrea Fraser – et ça a été un grand enseignement pour moi de les observer.

JB : Comment s’est déroulée cette collaboration avec Katinka ?

CS : C’était un modèle que nous avions réfléchi ensemble, dans le cadre d’une exposition aux Laboratoires d’Aubervilliers. En gros, l’idée était de retraverser à l’oral un texte que j’avais écrit à l’époque et qui tournait principalement autour de la notion de fatigue dans ses sculptures. Et de le faire sans texte, sans notes, juste en se souvenant d’un certain nombre de choses. On utilisait aussi de l’iconographie : une série de photos de vacances, quelques reproductions d’œuvres d’art, des images de films. Il y avait aussi beaucoup de musique. Un verre d’eau était posé à côté de moi, il se remplissait automatiquement grâce à un tuyau que Katinka avait tiré jusqu’à la table et débordait progressivement sur le sol. Le public finissait par être obligé de lever les pieds à mesure que cette immense flaque d’eau envahissait la salle. Dancing Barefoot de Patti Smith venait conclure la performance.

JB : C’est dommage qu’il y ait si peu d’archives de l’oralité, à l’exception des émissions de radio. L’image a largement pris le dessus ces trente dernières années.

CS : Pour reprendre l’analogie avec l’eau, la voix fuit, elle échappe. Les moments les plus forts de nos vies passent pourtant par la voix : une voix qui fredonne dans l’enfance, les échanges avec les parents, les grandes discussions avec les ami.e.s, les déclarations d’amour… Ce sont des moments vécus à voix haute et dont on ne garde que très rarement la trace enregistrée. Et c’est très bien, d’une certaine manière. J’ai une petite fille qui ne parle pas encore mais dont j’enregistre la voix en ce moment. J’ai plus envie d’archiver sa voix qui change et les mots qui arrivent tout doucement que de la filmer.

JB : Il existe aussi des voix que l’on s’invente, lorsqu’on est en train de lire par exemple. Elle n’est pas forcément raccord avec la véritable voix de l’écrivain, ce qui peut modifier du tout au tout la perception d’un livre. Si tu entends une fois Marguerite Duras parler, tu ne peux plus jamais la lire sans l’entendre.

Donna Haraway, Story Telling for Earthly Survival, image extraite du film de Fabrizio Terranova, 2016

Donna Haraway, Story Telling for Earthly Survival, image extraite du film de Fabrizio Terranova, 2016, Icarus Films

CS : C’est vrai. D’une manière générale, je suis fascinée par ce que j’appelle des « effets de traduction ». Comme chez Donna Harraway, par exemple, que je trouve beaucoup plus facile à écouter qu’à lire. Beaucoup de théoriciennes m’intéressent davantage quand elles racontent leur travail plutôt que quand elles se soumettent aux exigences de l’écrit. Elles sont amenées à chercher des mots, des tournures, des intonations qui ont tendance à réchauffer quelque chose qui, à l’écrit, est parfois un peu frigide. Il y a peut-être davantage de digressions, ou soudainement un exemple plus personnel surgit au détour d’une phrase. Comme si elles s’adressaient à quelqu’un qui est en train de se poser ou de leur poser des questions. Cette adresse crée forcément un appel. Il y a tout un arsenal d’aspects spécifiques à l’oralité qui fait que des théoriciennes très ardues à lire sont soudainement plus accessibles à l’oral. Et ça, je trouve ça assez merveilleux, c’est un phénomène un peu magique.

JB : Un contraste frappant existe entre la manière de s’exprimer à l’oral et dans l’écriture. On peut avoir une forme de fluidité dans l’éloquence alors qu’on s’arrache les cheveux pour écrire, et réciproquement. Le fait de chercher ses mots, au travers de la voix, c’est de la pensée en mouvement. C’est une pensée vivante, qui se cherche à mesure qu’elle se formule, qui n’est pas encore figée sur le papier. C’est quelque chose de très évanescent, qui va plus vite que l’écriture. Le mouvement, c’est important.

CS : Evidemment ! Je comprends très bien qu’on ait besoin de bouger pour écrire. C’est un truc qu’on ne dit pas assez : on est au travail quand on est parfois le moins au travail. Et ça, je l’ai compris grâce au yoga même si je suis loin d’être spécialiste. A la fin d’un cours de yoga, tu es sur ton tapis, allongée. Démarre alors la relaxation, rythmée par la respiration. A ce moment-là, le corps récapitule tout ce qui vient de lui arriver.

JB : C’est comme une réinitialisation.

CS : Exactement. Ton corps archive, en fait. Il ne travaille jamais autant que dans ce moment où il est simplement allongé. A priori, tu n’es pas en train de faire le grand écart. Et pourtant, c’est le moment du plus grand effort. Quand on comprend ça, tout bascule ! On n’a pas forcément besoin d’être devant son ordinateur de 8 heures du matin jusqu’au soir pour produire le plus grand texte jamais écrit. On écrit quand on marche dans la rue, quand on parle à quelqu’un… Toutes ces interactions qui jalonnent nos journées s’insèrent qu’on le veuille ou non dans l’écriture. Et ça, il faut absolument le transmettre aux étudiants. Il faut arrêter de leur dire : « Attention, accrochez-vous à votre bureau, il n’y a que comme ça que le grand truc va arriver ! » C’est évidemment dans le mouvement et en laissant rentrer les courants d’air, les événements les plus anecdotiques, que la pensée s’anime. Nos voix le savent bien : elles nous portent et produisent du sens à des moments de la vie qui ne sont pas forcément les moments objectifs où du pur savoir sort de notre bouche. Elles accompagnent nos moments d’hésitations, de stupeur, de gêne – pas toujours ceux que l’on souhaiterait enregistrer.

JB : Le yoga t’apprend aussi à suspendre la pensée. C’est parce que la pensée va parfois plus vite que la parole et qu’on cherche à la formuler avant qu’elle ne s’étiole.

CS : Oui, c’est terrible ! Proverbialement, c’est ce qu’on dit des femmes : qu’elles n’ont pas la langue dans leur poche. Qu’elles parlent trop vite, sans réfléchir. J’adore cette idée ! On dit aussi qu’il faut tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler. Or moi, je parle toujours beaucoup trop vite. Je m’exprime souvent au mauvais moment. Ma voix n’est pas toujours bienséante, bien élevée, mes intonations non plus d’ailleurs – elles peuvent m’échapper et sonner de façon très relâchée. Le livre m’a permis aussi de réfléchir à ces états de colère rentrée. On n’est pas toujours bien représenté par sa voix.

JB : On a longtemps privé les femmes du droit de se mettre en colère. C’est ce qu’évoque le titre Zizanies.

CS : Oui, cela désigne une mauvaise herbe dans l’étymologie grecque. J’aimais bien l’idée que toutes ces voix féminines puissent être des mauvaises herbes un peu difficiles à arracher, qui persistent entre les cailloux. Mais j’aimais aussi beaucoup la sonorité du mot, étant donnée l’orientation orale et vocale du livre. Je voulais un titre qu’on entende, et un mot avec deux « Z » dedans, au féminin pluriel, ça me plaisait beaucoup ! Ca sonne aussi un peu comme un nom de pays, de région ou de continent à explorer.

JB : Tu le désignes aussi comme un équivalent du mot « trouble » en anglais.

CS : Oui, j’ai longtemps cherché un titre de ce côté-là, mais entre Judith Butler et Donna Harraway, je me suis dit que le trouble était très bien porté et qu’il n’avait pas du tout besoin de moi ! Je continue d’adorer ces moments de trouble et surtout comment ils s’incarnent dans les voix. J’entendais récemment Jeanne Balibar chez Augustin Trapenard sur France Inter. A un moment, elle se met à pleurer, je crois qu’elle évoque une rupture amoureuse, le son est un peu étouffé, mais je crois entendre des larmes. Des gens vont dire que c’est indécent et obscène, mais je trouve ça bouleversant que des moments de la vie publique puissent être contaminés par des émotions brutes, que les pleurs puissent être partagés et pas seulement calfeutrés à la maison. Surtout dans un contexte aussi compassé que celui d’une émission de grande audience.

JB : On considère encore que la vie privée ne doit pas se mêler à la vie publique. Alors que ces croisements existent de fait, a fortiori dans les domaines artistiques.

CS : Je suis bien d’accord. Ça me paraît d’autant plus essentiel dans le cadre de l’enseignement en école d’art. On n’arrête pas de travailler avec des étudiants qui eux-mêmes travaillent avec cette matière-là. J’ai toujours trouvé l’asymétrie très étrange entre des étudiants auxquels on demande de raconter parfois leur vie et un groupe d’enseignants à dominante souvent masculine qui juge ce travail, en conseillant éventuellement d’aller relire quelques pages de Michel Foucault. Comme si, côté étudiants, on pouvait se livrer, se raconter, tandis que côté enseignants, on était dans le jugement distant et raisonné. Je ne dis pas pour autant que l’on doive mettre en commun nos pensées les plus intimes, je crois plutôt que tout cela s’apprend, s’apprivoise. Ce sont des mécanismes de prise de parole et de récit de soi qui sont très bien pris en charge par toute une série d’auteur.e.s, et Foucault en fait certainement partie.

JB : Il existe traditionnellement un rapport de surplomb du maître à l’élève. Celui qui parle prend d’office l’ascendant, alors qu’il devrait tout autant être en mesure d’écouter. Enseigner consiste autant à prendre la parole qu’à l’accueillir et à la recueillir, c’est la capacité à être réceptif à la parole sans se positionner en surplomb. L’apprentissage passe aussi par là.

CS : Absolument. Je me fais régulièrement cette réflexion quand je participe à des jurys, en groupe avec plusieurs enseignants: il faudrait parfois réussir à se taire pour que les étudiants se mettent à parler. Notre position de surplomb a pour effet de brider incroyablement les prises de parole plus jeunes, plus singulières, qui ont énormément de mal à se frayer un chemin. J’ai des souvenirs vraiment très douloureux de sentir des étudiants très fragiles parce qu’ils sont environnés par des voix davantage que par des corps. Des voix puissantes, impressionnantes. Comme ces moments marquent la fin de leurs études, ils quittent parfois l’école sans avoir appris à poser leur voix. Ils ont éventuellement posé un travail, des formes. Mais leurs voix à eux, je ne suis pas certaine que ce soit durant leur parcours qu’ils ont l’occasion de la tester, de la trouver.

JB : Tu cites notamment la philosophe Vinciane Despret, “Quand on est dans l’ordre du visuel, on est dans l’ordre de la certitude, (…) alors qu’avec un son vous avez une énigme qui se crée”.

CS : Oui, j’adore cette idée. Avec le règne visuel, on est effectivement dans les certitudes, alors que dans le son, il y a toujours une hésitation. On dit souvent : “Est-ce que j’ai bien entendu ce qu’il ou elle vient de dire ?” C’est fou l’inquiétude que ça produit de mal entendre ! La puissance du malentendu m’intéresse énormément.

JB : Prononcés au mauvais moment, certains mots peuvent avoir une pesanteur incroyable. Ils nous trahissent souvent quand, sous le coup de l’émotion, la voix va plus vite que la pensée.

CS : Oui, les émotions nous débordent et du coup, on perd nos mots. Alors que l’opération de rationalisation, ce sera celle de l’écriture. Du moins, c’est la dichotomie qu’on nous a enseignée. Or, ce que le livre essaye de formuler, c’est que ce que l’on dit dans ces moments de débordements mérite au contraire toute notre attention. Il y a là-dedans quelque chose de très puissant que l’écrit ne parviendra sans doute jamais à attraper. On dit un mot pour un autre, on ne dit pas ce qu’on voudrait, on est imprécis… Tout cet exercice du retard de la pensée sur la voix est passionnant, car la majeure partie de notre vie consiste dans ce retard, en vérité. Bien plus que les moments où l’on choisit les mots exacts et où l’on est en parfait accord avec ce que l’on pense. Or, malheureusement, on continue de juger négativement ce retard. Ce qu’il advient dans ce processus où tu n’es pas exactement là où tu voudrais, c’est très puissant, même si on a tendance globalement à le disqualifier.

JB : Les mots en eux-même peuvent parfois nous disqualifier. Comment habiter une émotion dans un mot qui n’en représente qu’une infime partie ? Dans certains de ses raccourcis, le langage opère parfois une réduction drastique de la représentation du monde ou de nos affects.

CS : Oui, mais pourquoi ? Parce qu’il faut quand même parvenir à se rejoindre les uns les autres. C’est le plus important.

JB : C’est aussi lié au fait qu’un mot ne rend pas toujours justice à l’infinité de nuances émotionnelles que l’on place derrière. Quand on dit « Je t’aime » à quelqu’un par exemple, on prend un gros risque. Car ça englobe des milliards de choses qui peuvent être perçues par l’autre comme d’un seul bloc et créer l’effet inverse de celui escompté. On coagule dans un mot-générique une palette de sentiments qui peut être d’une subjectivité et d’une complexité infinie.

CS : Oui, tu peux regretter immédiatement de l’avoir dit car ça représente une chose trop énorme qui peut faire fuir. Le langage n’arrête pas de nous trahir ou d’aller trop vite en besogne, là où on aurait besoin de prendre du temps. Et en même temps, ces effets de retard dont je parlais tout à l’heure sont essentiels. C’est important aussi que le langage nous échappe. S’il venait en permanence, avec acuité, recouvrir notre pensée, ce serait terrible. Heureusement qu’il y a du jeu, heureusement qu’on hésite, heureusement qu’il y a ces maladresses. C’est aussi grâce à elles que les sentiments naissent. C’est aussi grâce à cela qu’on tombe amoureux, qu’on élève les enfants. On n’arrête pas d’être en retard ou à côté de ce qu’on essaye de prendre en charge. C’est difficile à accepter, effectivement. C’est aussi ce qui est beau au théâtre, et qui rend les performances artistiques tellement puissantes. Ça relève d’un sentiment de présence absolue, on se sent en phase avec quelque chose qui est en train de se produire et qui passe à la fois par le son, par la musique, par le texte dit – et qui fait que tu as l’impression d’être convoqué d’une manière complètement inédite. Les effets de langage ont aussi cette force-là.

JB : Il y a pourtant peu d’exemples de spectacles vivants dans ton livre, qui s’axe davantage sur l’art, la philosophie et le cinéma. Tu prends notamment beaucoup d’exemples de films hollywoodiens des années 1940-50, où la voix off féminine ouvre la voie à l’émancipation. La femme n’est plus assignée à un lieu quadrillé, mais elle traverse le récit.

CS : Oui, c’est très important. Soudainement, on désynchronise le corps de la voix et on confie aux voix féminines ce regard extérieur sur un récit en train de se dérouler. Dans les voix off féminines, il y a presque une capacité d’annotation de l’image. Elles sont en train de la regarder, de l’annoter comme on lirait un texte en surlignant certains passages, en détachant son regard. Et c’est vrai que l’amplitude de ces voix est très différente de la voix d’un Robert Mitchum ou d’un Humphrey Bogart, le détective avec son verre de whisky à la main et son imperméable qui regarde l’intrigue se dérouler avec un air détaché. Alors que les voix féminines, si tu les écoutes au casque, c’est fou ce qu’elles produisent ! Elles chuchotent, elles murmurent, il leur arrive des tas de trucs. Tu entends des souffles, des soupirs, des hésitations… Elles sont littéralement traversées d’affects, en prise immédiate avec les sensations. Ce qui est inimaginable avec une voix masculine à la même époque !

JB : Cette emphase mélodramatique, propre à l’âge d’or d’Hollywood, a par ailleurs beaucoup inspiré la culture camp et drag.

CS : Oui, car les femmes sont beaucoup mieux comprises et identifiées à travers cette outrance expressionniste. Elles vont trouver un endroit où éclore, sans s’auto-censurer. Chez Joan Crawford par exemple, il y a quelque chose de très masculin, presque transgenre dans le visage, dans les traits. C’est ce qui est très beau dans ces personnages de femmes. Elles sont à la recherche de quelque chose de leur féminité. Elles sont très bridées et empêchées car on leur demande beaucoup de jouer à être une femme. Comme dans Rebecca de Hitchcock, c’est l’enjeu de cette jeune femme qui est complètement paumée, à laquelle on donne les clés du château et à qui on dit « Débrouille toi ! Sois la maîtresse de maison ! ». On lui demande de surjouer la femme idéale qui sait s’occuper des domestiques, recevoir, s’apprêter, alors qu’on voit bien qu’elle n’y arrive pas du tout, que ce n’est pas son truc. Ce sont à chaque fois des récits d’incompétence, de femmes qui n’arrivent pas à se plier à l’identité qu’on leur a socialement assignée. Grâce à Laura Mulvey et aux analyses féministes produites dans le champ des études cinématographiques, on a réussi à analyser le rôle des femmes dans le Hollywood de ces années-là comme l’objet de désir, ce qui est absolument juste et vrai, mais on oublie trop souvent de dire à quel point le cinéma documente aussi les violences faites aux femmes, les exigences improbables qu’on leur demande de tenir. On peut tout-à-fait voir Vertigo de Hitchcock comme un grand film sur ce sujet.

JB : Toute la filmographie de Hitchcock est hantée par cette figure ambivalente de la femme qui tente d’échapper à l’oppression de la libido masculine. C’est l’emblème du malegaze avant la lettre. Néanmoins, ses films sont chargés d’affects féminins complexes qui n’étaient jusqu’alors jamais représentés à l’écran.

CS : Oui, j’en suis convaincue. Je pense que c’est ce qu’il faut défendre en tout cas aujourd’hui, plutôt que de les ranger dans un tiroir, comme on le fait avec Autant en emporte le vent. Plutôt que de dire « on déprogramme, on ne montre plus », je pense au contraire qu’il faut d’autant plus montrer ces films en racontant tout cela. C’est tellement excitant tout ce qui nous attend en terme de travail, d’analyse, de déconstruction. Ce serait dommage de s’en priver.

JB : L’Aventure de Mme Muir, de Joseph L. Mankiewicz, est un autre grand film d’émancipation féminine réalisé par un homme.

CS : Oui, c’est sublime ! Le film raconte comment une femme devient écrivaine parce qu’elle dialogue avec un fantôme dont elle tombe amoureuse. Toute la complexité du film consiste dans ce flou : est-ce que ce qu’elle écrit vient d’elle ou d’ailleurs ? D’un autre ? D’un rêve ? Ça raconte à la fois comment on devient écrivaine – donc, effectivement, un projet d’émancipation pour l’époque – et en même temps, comment on est toujours en train d’être parlée par quelqu’un d’autre. On est toujours traversée par d’autres voix que la nôtre, en l’occurrence des voix masculines parce que historiquement, c’est difficile de trouver des modèles féminins auxquels se raccrocher. Cette voix de marin autoritaire, ce fantôme, c’est aussi sa voix à elle qui cherche sa liberté.

JB : On en revient toujours à la démultiplication de soi à travers d’autres voix que la sienne.

CS : Il n’y a jamais une seule voix. On est tout le temps traversés par des multitudes de voix. Et c’était encore plus frappant pendant le confinement. On avait des discussions téléphoniques aussi longues que pendant notre adolescence. C’est au travers de la voix que naissaient alors les amitiés et les amours.

Couverture : Andrea Fraser, Projection, installation video, 2008. Photo Caroline Léna Becker / Flickr

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