Mobilier shaker, Essex Gallery
société

17 décembre 2021

Mobilier shaker, Essex Gallery

L’art Shaker et le nouveau minimalisme

Essai par Camille Azaïs

Sommaire de l’édition

Moins inspirée par le fameux less is more de l’architecte Mies Van der Rohe que par un mouvement de balancier bien connu du système capitaliste, qui alterne surconsommation outrageuse et quête de pureté rédemptrice, une tendance néo-minimaliste, d’origine principalement anglo-saxonne, a depuis de nombreux mois largement infusé nos médias, réseaux sociaux et nouvelles routines de vie contemporaines. Une tentation quasi-ascétique qui, si elle s’explique par le contexte anxiogène d’un monde qui semble courir à sa perte, se manifeste jusque dans la création artistique, s’inscrivant, non dans la filiation d’artistes tels que Donald Judd ou Carl Andre, mais dans une véritable fascination pour la secte puritaine des Shakers qui connaît là un bien ambigu retour en grâce.

S’il y a bien une image que je trouve triste à pleurer, c’est celle des participants aux concours du plus gros mangeur, notamment celui des mangeurs de hot-dogs organisé chaque année le 4 juillet à Coney Island (New York), jour de la fête nationale. Corps voûtés, visages tordus par l’effort d’avaler une soixantaine de sandwichs en dix minutes, bouches déformées, yeux mi-clos, gestes sordides comme le fait de tremper les hot-dogs dans l’eau pour pouvoir les engloutir plus vite, la vision de ces êtres s’imposant une inutile souffrance physique, tragiques dans l’humiliation qu’ils s’infligent comme mus par une force supérieure, se donnant en spectacle à la foule qui se déplace en masse pour célébrer ses champions. Ces images m’affligent, j’ai de la peine pour cette exposition honteuse de frénésie auto-destructrice. Je ne dois pas être la seule à réagir à ce spectacle au vu des comptes-rendus de ces concours dans la presse, qui oscillent toujours entre enthousiasme, dégoût et une forme de pitié. L’excès et la gloutonnerie sont célébrés, mais parce qu’ils sont finalement vaincus : comme le note Josh Getlin, journaliste du Los Angeles Times, la consommation excessive entraîne un malaise physique chez les participants. « A la fin, l’ordre puritain est rétabli » écrit-il, car les plus gros gloutons sont aussi ceux qui souffrent le plus – étouffements, nausées, évanouissements…

Shaker exhibition, Essex Gallery

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre
2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

Le dualisme au cœur du puritanisme m’a toujours fascinée. Ce qui fait de l’Amérique une terre propice à genre de folie collective, c’est sans doute son obsession pour le contrôle : régimes, hygiène, minceur et bien-être occupent une grande partie de l’espace médiatique, alors même que 40% des adultes de plus de 20 ans souffrent d’obésité. Récemment, cet éternel paradoxe, ce serpent dévorant éternellement sa propre queue a pris un nouveau visage. Peut-être avez-vous déjà entendu parler du Nouveau Minimalisme, un phénomène principalement anglo-saxon, mais qui a déjà fait son chemin en Europe par le biais de nombreux blogs, podcasts, chaînes YouTube, littérature « bien-être » et autres réseaux parallèles. Si vous n’en avez pas encore entendu parler, vous connaissez peut-être quelqu’un, ami ou membre de votre famille, qui s’astreint par exemple à débarrasser sa maison d’un objet par jour. En anglais, cette démarche s’appelle « downsizing » : le terme indique une tension, celle d’un processus toujours en cours, et un objectif, synonyme de réduction, simplification, minimisation. Les tenants de ce Nouveau Minimalisme promettent à ceux qui les écoutent, au prix de la répression constamment renouvelée de leur désir de consommation, un esprit libéré, un gain de temps pour eux-mêmes, un budget et une empreinte écologique allégés. Les images de leurs exploits sont bien connues : des appartements vides, des placards vides, des garde-robes minimales, des régimes alimentaires spéciaux (végan, crudivores, frugivores…), des individus assis en tailleur par terre devant un ordinateur portable. « Si vous vous reconnaissez dans la personne que j’étais – malheureux, toujours en train de me comparer aux autres, persuadé que ma vie est nulle – alors je vous conseille d’essayer de vous séparer de certaines de vos affaires » conseille par exemple, dans un article du Guardian, Fumio Sasaki, un éditeur et auteur japonais qui vit dans un petit appartement ne contenant pratiquement qu’un futon une place et une couette blanche.

La beauté de l’objet utile

Je m’intéresse à ces Minimalistes depuis longtemps et, en tant que critique d’art, je m’interroge sur la récupération de ce terme venu de l’histoire de l’art récente par un phénomène culturel qui semble bien peu se préoccuper des pionniers des années 1960/70 comme Judd ou Andre. Je ne suis pas en mesure d’en retracer la genèse ; mais on peut supposer, comme le montrait l’artiste Alexis Guillier à propos de l’héritage de Mondrian dans sa conférence M for Mondrian, qu’après avoir été un mouvement artistique radical, le langage visuel de ces artistes dits « minimalistes » s’est disloqué dans une forme diffuse de culture visuelle devenue sa propre référence (Alexis Guillier montre ainsi d’étonnantes œuvres de Nail Art ou des sponge cakes reprenant le rouge-bleu-jaune de Mondrian). Une recherche rapide du hashtag #minimalism sur les réseaux sociaux atteste de la très large diffusion de cette doctrine, même auprès de personnes n’ayant pas adopté tous ses renoncements. Paradoxe : après avoir été un mouvement artistique, le minimalisme d’aujourd’hui prône un tel contrôle de l’espace domestique qu’il n’y reste pratiquement plus de place pour l’art ou l’idée même d’œuvre d’art, pour sa présence gratuite et superflue, pour son inutile consommation de matière. Les livres eux-mêmes sont présentés comme d’encombrants nids à poussière. Si nous cherchons une place pour l’esthétique dans ce nouveau monde, elle est à trouver à cet endroit : dans la beauté de l’objet utile.

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre 2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre
2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

C’est dans ce contexte qu’on a vu les objets de la culture Shaker revenir sur le devant de la scène. Les meubles rustiques, simples et beaux créés par cette petite secte méthodiste américaine fondée au 18e siècle, réputée pour son artisanat de grande qualité et ses intérieurs dépouillés, ont (à nouveau) le vent en poupe. Récemment, une exposition de la galerie new-yorkaise Essex Street réunissait des œuvres d’artistes contemporains et des objets issus de la culture Shaker. On y trouvait ainsi aux côtés de sculptures de Robert Gober, stanley brouwn ou Rosemarie Trockel des chaises, des bancs, des tapis, une patère, un pèle-pomme Shaker datant du 19e siècle. Le but n’était pas tant de les comparer que de mettre en avant un même refus du « superflu », la même quête spirituelle dans des objets d’usage. « C’est le paradoxe central de la culture matérielle Shaker, qui est aussi le point de départ de l’exposition : l’alliance de la technique et de la transcendance », annonçait le communiqué de presse. Dans le contexte actuel où les appels à une vie plus sobre se multiplient, et prennent avec le Nouveau Minimalisme une dimension qu’on peut effectivement qualifier de spirituelle, voire de religieuse, je me suis demandé ce que pouvait bien traduire cet intérêt renouvelé pour les meubles Shaker. De quoi ces objets sont-ils le reflet ? Quelle est la culture qui leur a donné leurs formes si particulières ? Et qu’est-ce qui les rend si désirables aujourd’hui ? Référence sur le sujet, l’ouvrage de John T. Kirk, The Shaker World, nous fait découvrir un monde étonnant, fait de labeur, de spiritualité et d’une certaine obsession pour la vie matérielle, où liberté et contrainte, puritanisme et progressisme, vie collective en autarcie et capitalisme s’entremêlent.

La secte est fondée autour de 1770 par Ann Lee, une femme illettrée mais charismatique, fille d’un forgeron anglais qui sera considérée a posteriori comme une seconde réincarnation du Christ. Comme l’explique Kirk, « Mother Ann Lee » et son enseignement sont au cœur de chaque rituel, geste ou objet qui organisèrent ensuite pendant deux cents ans la vie des communautés Shaker. Ann Lee et sept fidèles émigrent aux États-Unis en 1774 et s’installent à Watervliet, dans la région de New York. Là, les Shakers cultivent la terre et organisent des cérémonies religieuses spontanées et libres, basées sur des danses collectives offertes aux regards des curieux. Ces danses frénétiques qui leur valent leur nom de « Shakers » leur permettent également d’attirer de nouveaux fidèles. Car l’un des aspects fondamentaux de la doctrine Shaker réside dans le refus de la procréation : de l’union sexuelle entre Adam et Ève est venu l’éloignement de Dieu, telle fut la toute première révélation d’Ann Lee qui avait elle-même perdu ses quatre enfants en bas âge. Pour atteindre la grâce, les sexes doivent vivre séparés. Ainsi les Shakers ne purent jamais compter que sur le recrutement extérieur pour venir grossir leurs rangs, et non sur leur propre descendance.

Durabilité, artisanat, frugalité, végétarisme

Le rejet de toute sexualité se décline, dans les premiers temps de la secte, en trois principes fondateurs : le célibat le plus strict, la confession des péchés et la vie en communauté au sein de « Familles » non mixtes. Ce mode de vie ne pouvait s’accommoder des dépravations du reste de la société, et les « Believers » organisèrent ainsi leur communauté pour se couper mais aussi se démarquer, visuellement et spirituellement, du monde corrompu qu’ils appelaient « The World ». Ce qui est resté de la philosophie des Shakers dans l’imaginaire collectif, à savoir la recherche d’une vie plus simple et le refus du superflu, découle de ces premiers principes. Créer leurs propres objets, mais aussi leurs bâtiments, leurs vêtements, développer leurs propres semences et races de bétail renforçait pour les « Brethren and Sisters » le sentiment d’appartenir à un monde à part, plus proche du royaume des Cieux et très strictement organisé. Toute la production – et en particulier les meubles Shakers – répond ainsi à des règles strictes et explicites : « l’uniformité, la reproductibilité, l’ordre et le contrôle » (« uniformity, easy replication, order, and control ») sont les maîtres mots du design Shaker (Kirk). Aux tous premiers temps de la secte, par exemple, il n’est pas rare de trouver des objets venus de la société non Shaker (« The World ») retouchés de manière très subtile par les Shakers pour les simplifier et en retirer tout détail superflu. C’est cet aspect visuel qui a fait qualifier de « moderniste » un mobilier datant parfois du tout début du XIXe siècle. Si Kirk souligne que les premiers meubles ne sont pas si différents du style néoclassique rural qui est alors répandu dans toute la région, on peut noter que cette « modernité » correspond surtout à l’époque à laquelle on commença à collectionner ces antiquités. À leur style compatible avec les intérieurs modernistes s’ajoute l’avantage non négligeable d’être de luxueuses pièces artisanales d’une facture impeccable.

Mais récemment, les appels à reconsidérer la culture Shaker ont cherché à dépasser leur seul intérêt esthétique pour prendre en compte le mode de vie de la secte. On met en avant la nostalgie de la « vie simple », le « besoin de ralentir », « un refuge loin des écrans et de la production de masse »… Toutes sortes d’injonctions qui ne sont pas sans rappeler le vœu de pauvreté chrétien ou bouddhiste. Dans un article récent paru dans le n°70 du magazine Mousse, l’architecte Alessandro Bava considère que les meubles Shakers sont porteurs d’un message : celui d’une forme de « commoning » (terme que l’on peut traduire par « création de bien commun ») qui permettrait d’envisager d’autres manières de vivre hors du capitalisme, et plus en accord avec l’urgence écologique. Il est vrai que les Shakers sont un modèle de soutenabilité : durabilité, artisanat, frugalité, végétarisme (et jusqu’à leur propre extinction ?). La plupart de leurs meubles furent conçus pour la vie collective, pour l’organiser et la définir. Ils doivent une part non négligeable de leur beauté à la manière dont ils incarnent l’égalitarisme : la régularité des façades de commodes, rythmée par d’innombrables tiroirs aux formes géométriques, proclame que chacun avait droit à sa juste part. Une anecdote rapportée par Kirk raconte qu’un Frère, s’étant servi du sucre dans son café et en ayant laissé au fond de sa tasse, aurait répondu à ceux qui le lui reprochaient qu’il n’aimait pas le sucre, mais qu’il avait voulu en avoir sa « juste part », comme les autres. Affirmer pourtant qu’ils étaient « hors du capitalisme » ne serait pas correct : dès l’origine, le modèle économique de la communauté reposait sur la vente de meubles et de biens au monde extérieur. Leur prospérité économique contribua d’ailleurs grandement à leur bonne réputation et à leur acceptation, autant que leur obsession de la propreté. L’un des éléments iconiques du design Shaker est la « patère » : une barre horizontale munie de crochets et fixée en hauteur à laquelle on suspendait les meubles tête en bas pour pouvoir passer le balai plus facilement. Ce qui est remarquable avec cette organisation collective est l’ampleur des inventions auxquelles elle a donné naissance : habitués à travailler dur, les Shakers valorisaient l’efficacité au travail et développèrent une grande ingéniosité au quotidien, depuis l’invention de la première machine à laver le linge, du balai plat ou de la scie circulaire, jusqu’à l’excellence qu’ils démontraient dans le domaine de l’agriculture.

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre 2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre
2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

Maggie Taft, la curatrice du futur Musée Shaker de Chatham, NY, va même plus loin et souhaite montrer à quel point la pensée des austères Shakers est d’actualité : « Les Shakers avaient des positions radicales sur les débats sur l’égalité de genre, l’égalité raciale, le végétarisme, l’accessibilité, la propriété commune et le pacifisme – des positions bien plus progressistes que celles de leurs contemporains, et avec lesquelles nous sommes encore aux prises aujourd’hui. » Il est apparemment vrai que les Shakers, tenus de recruter de nouveaux fidèles, accueillaient volontiers les indigents : anciens esclaves, fermiers ruinés, orphelins. Pour atténuer un peu l’enthousiasme de ce « storytelling » du XXIe siècle, soulignons que, si la secte fut fondée par une femme – ce qui n’était pas exceptionnel dans le bouillonnement religieux de l’époque -, ni la supériorité du mari sur sa femme, ni une répartition genrée des tâches n’étaient remises en cause : aux hommes, les travaux extérieurs, aux femmes, les tâches domestiques à l’intérieur. De plus, il est étonnant de voir qu’on présente aujourd’hui comme un modèle d’égalitarisme une organisation sociale qui avait comme norme la séparation des hommes et des femmes, censée les empêcher de ressentir de coupables désirs. Il est par exemple écrit dans les lois Shaker que « les Frères et les Sœurs ne doivent pas se croiser dans l’escalier » ou encore « les Frères et les Sœurs ne doivent jamais échanger leurs vêtements en quelque occasion que ce soit ». Qui a dit que « separate but equals » était progressiste ?

Plus une société se disloque, plus le puritanisme ressurgit

Je me demande si, de manière moins avouable, ce qui attire les regards vers l’art Shaker n’est pas, plutôt que ce vernis de bonnes intentions quelque peu anachronique, un profond désir de spiritualité qui traverse notre époque et cherche à offrir des modèles alternatifs aux grands courants monothéistes. La spiritualité chez les Shakers est en effet présente dans chaque détail de la vie et des objets. Mais cette « spiritualité » n’est pas le vague parfum, la valeur ajoutée un peu floue d’un objet, d’une pratique ou d’un lieu, comme on semble le considérer aujourd’hui. La spiritualité Shaker est extrêmement précise et codifiée, toute entière orientée vers l’idée de mortification. Les Millenial Laws, écrites en 1845 pour tenter d’endiguer une vague de révolte au sein de la jeune génération, codifient de manière obsessionnelle chaque aspect de la vie des Believers pour l’accorder aux enseignements d’Ann Lee. Cela inclut naturellement le refus de l’ornement, la dimension égalitaire, mais aussi une palette de couleurs restreinte et codifiée. Les meubles Shaker sont souvent plus hauts et plus fins que les autres, ce qui leur donne une silhouette élancée : on cite souvent la phrase selon laquelle les Shakers « faisaient des meubles pour qu’un ange puisse s’asseoir dessus ». Dans les faits, ces meubles étaient si fragiles qu’à l’épreuve de l’usage dans le reste du Monde, ils n’auraient pas tenu le coup. Il n’y avait que dans le monde étrange, ultra-normalisé des Shakers qu’ils trouvaient leur place. Par exemple, un banc shaker, anormalement fin et long, et poussant l’épure jusqu’à supprimer la traverse qu’on ajoutait à l’époque entre les pieds pour les maintenir, aurait été rapidement détruit par des usagers qui auraient, par exemple, glissé latéralement dessus comme cela peut parfois arriver. Mais les Shakers avaient des règles qui leur dictaient comment s’asseoir, comment poser leurs pieds au sol, comment saisir la nourriture, etc. En se plongeant dans l’histoire des Shakers, on prend la mesure du contrôle permanent imposé aux corps, jusque dans l’intimité du sommeil ; à quel point les lignes droites et rigoureuses de leurs bâtiments, de leurs chambres, de leurs chaises et de leurs lits sont les cadres rigides enfermant les désirs et les impulsions d’âmes en quête d’absolu (et sans doute, pour nombre d’entre elles, dévorées par l’angoisse, car les Shakers croyaient, comme l’avait annoncé Ann Lee, que la fin du Monde était imminente). Les nombreux enfants élevés dans la secte avaient par exemple, une fois atteint l’âge adulte, les plus grandes difficultés à se soumettre à l’interdiction absolue de toute sexualité, et Kirk rapporte de nombreux exemples de crises de délire mystique, de convulsions violentes qui évoquent l’infinie douleur de l’auto-répression. On écrit souvent que « les Shakers vivaient en harmonie avec la nature ». Il est ironique de lire chez Kirk, par exemple, que l’élevage des animaux était organisé de façon à éviter de confronter les fidèles au spectacle de leur sexualité. En 1793, trois filles durent se déshabiller et être fouettées pour avoir regardé des mouches copuler.

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre 2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen

Vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre
2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio

Il est temps de nous demander si notre quête actuelle de spiritualité, sans doute animée par l’angoisse et le même sentiment (malheureusement beaucoup plus fondé scientifiquement) que notre monde va à sa perte, n’abrite pas secrètement ce même mouvement de l’âme – le refus de la sexualité, comme une manière de nous punir en ces temps troublés. Pas besoin d’être féru·e d’histoire ou de psychanalyse pour constater que, plus une société se disloque, plus le puritanisme ressurgit et tente de contrôler la manière dont la sexualité est pratiquée, notamment celle des femmes. Quel rapport aux sexes, aux corps, aux désirs se cache dans le « minimalisme » ambiant ?

Je suis bien entendu absolument convaincue qu’il est urgent de réduire notre consommation, notre gâchis, nos destructions, de cesser d’augmenter toujours le niveau de nos besoins individuels et de protéger ce qui peut l’être encore. Est-ce que les meubles Shakers ne nous en disent pas beaucoup sur la recherche effrénée du zéro, sur le désir de sobriété actuels ? Dans son ouvrage The Longing for Less, le critique d’art Kayle Chayka analyse ce mouvement et ses liens avec l’art. Il prend acte : le Nouveau Minimalisme est l’excroissance d’une société de l’excès. Son message s’adresse principalement aux couches les plus privilégiées de la société, celles qui ont déjà trop et qui cherchent désespérément à « avoir moins ». Couches privilégiées qui sont souvent les premières à s’horrifier devant les « gloutons », les « ivrognes » et les obèses des catégories populaires, et que l’on voit aujourd’hui se construire des palais minimalistes au cœur des métropoles ou à la campagne (où les meubles Shaker, aujourd’hui très côtés, trouvent admirablement leur place). On découvre grâce à Chayka l’immense « monastère minimaliste » du couple Kim Kardashian / Kanye West, perché au sommet d’une colline californienne, comme un symbole du malentendu – sans doute savamment entretenu – autour de la véritable raison d’être de ce mouvement, transformé en esthétique mainstream. Quand un mouvement, culturel comme artistique, se mue en phénomène esthétique, en image, à l’instar des meubles Shaker réduits à l’état de fétiches chers et inutiles, il prend le risque de se vider entièrement de son sens. On trouve sur Instagram de très nombreux comptes d’influenceur·se·s qui font sans scrupule la promotion de nouveaux biens de consommation minimalistes. Et on est tenté de partager l’amer constat de Kayle Chayka : il y a bien un sursaut de conscience face à l’absurdité de notre situation, mais il semble s’être transformé, sans doute par paresse intellectuelle et par la puissance des réseaux sociaux, en une incitation à consommer toujours plus.

En couverture, vue de l’exposition Concerning Superfluities: Shaker Material Culture and Affinities, novembre-décembre 2019, galerie Essex Street, New York © Photo Evergreen Studio 

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