Curatorial in Other Words est un projet de recherche en cours que l’auteure a lancé en 2016 en collaboration avec l’institut Charsoo Honar à Téhéran afin d’étudier les évolutions et discours de la pratique curatoriale actuelle, aussi bien en Iran qu’à travers le monde. Une plateforme web a été créée, réunissant des conservateurs, artistes, chercheurs et praticiens de la culture d’horizons divers, pour engager au sein de la profession une réflexion sur la façon de penser le curating en tant que pratique transgressive. Il s’agissait de se pencher sur les structures sociales des processus culturels et créatifs, tout en analysant la place du curateur en tant qu’auteur. Le texte qui suit propose un ensemble de réflexions critiques sur l’une des conférences présentées par le Professeur Nasser Fakouhi au Tehran Curatorial Symposium #2 le samedi 5 janvier 2019, intitulée : Bubbles, Islands and the Turbulent Sea, Curation: the limits of liberty and authoritarianism [Des bulles, des îles et la mer agitée, le curating : les limites de la liberté et de l’autoritarisme].
Janet Wolff, 1984, The Social Production of Art, New York : New York University Press, p. 9
Gerald Raunig, 2016, Dividuum, Machinic Capitalism and Molecular Revolution, South Pasadena : Semiotext(e), p.11
Ibid.
Nasser Fakouhi, extraits de Bubbles, Islands and the Turbulent Sea, Curation: the limits of liberty and authoritarianism, présentation magistrale, Tehran Curatorial Symposium #2, Janvier 2019
Stefan Nowotny, 2013, The Curators Crosses the River: A Fabulation, in The Curatorial, A Philosophy of Curating, ed. Jean Paul Martinon, Londres, New Delhi, New York, Sydney : Bloomsbury, p.61
Ibid.
Cette publication regroupe une série de conférences données par Bourdieu au Collège de France en 1999 et 2000 sur le cas exemplaire du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet (1862).
Claire Raymond, 2018, Manet: A Symbolic Revolution Pierre Bourdieu, Art Inquiries, Vol. 17, N° 3
Pierre Bourdieu, 1993, The Field of Cultural Production, New York : Colombia University Press, p. 261
Irit Rogoff, 2013, The Expanded Field, in The Curatorial, A Philosophy of Curating, Londres, ed. Jean Paul Martinon, Londres, New Delhi, New York, Sydney : Bloomsbury, pp. 41-48
Janet Wolff, 1984, Social Structure and Artistic Creativity, in The Social Production of Art, New York : New York University Press, pp. 9-25
Anthropology and Culture est un institut indépendant initié par Nasser Fakouhi en Iran. Initialement créé en ligne, ce projet s’est progressivement transformé en un organisme indépendant au sein de la faculté des sciences sociales de l’Université de Téhéran, dans le but de créer une plateforme fondée sur les processus transdisciplinaires. Celle-ci s’organise en reliant les différentes sphères culturelles par une approche critique de l’intégration des productions des systèmes universitaires et non-universitaires. Un tel décloisonnement n’est pas une pratique courante en Iran. La plupart de ceux qui travaillent dans le système académique sont liés à leurs propres cercles, tandis que les instituts autonomes restent généralement déconnectés du monde académique. Même si les changements sociaux et éducatifs ont été nombreux et importants en Iran après la Révolution de 1979, l’approche interdisciplinaire n’a pas fait partie du programme. De plus, le système hiérarchique au sein de l’Université accroît les divisions entre collègues de différents domaines. La relation entre les professeurs, les étudiants en maîtrise et les étudiants en licence est par exemple traditionnellement hiérarchisée et ordonnée en castes.
D’un autre point de vue, les différentes sphères culturelles sont systématiquement organisées sous l’égide du ministère de la Culture, mais la majorité d’entre elles sont totalement divisées et déconnectées dans leurs fonctionnalités. La Société des peintres iraniens, la Société des sculpteurs iraniens, la Société des graphistes iraniens et d’autres institutions culturelles similaires sont financées par le Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique (MCOI). La structure commune au sein de laquelle la quasi-totalité des activités culturelles se déroulent est un cadre partagé qui, selon le site Web du MCOI, a pour responsabilité d’interdire l’accès à tout média qui viole l’éthique islamique ou promeut des valeurs étrangères à la Révolution. La possibilité de collaboration entre ces organismes n’est pas restreinte par les autorités, mais elle est toutefois peu pratiquée. Les fondations d’art indépendantes et financées par des fonds privés ne s’intéressent pas non plus aux formes de collaboration, préférant plutôt conserver leur position de « mécène unique » et/ou de « producteur exclusif » des activités artistiques et culturelles qu’elles soutiennent. La Teer Art et les festivals (Fajr Festival…) semblent n’être que de simples exemples de formats collaboratifs où les intérêts commerciaux et nationaux prévalent. L’existence de structures sociales et institutionnelles permet bien entendu les activités culturelles, mais cela implique aussi bien des situations de totale conformité que des actes de rébellion. Comme le suggère la chercheuse Janet Wolff, « l’activité pratique et la créativité ont une relation mutuelle d’interdépendance avec les structures sociales1 ».
Les défauts probables
Le problème tient au fait que « l’individualité » a pris le premier plan aujourd’hui dans l’activité culturelle, mais que le résultat final est fait de conformité et d’obéissance. Comment et où trouver le potentiel de reconnaître les non-conformités et de résister aux terrains divisés, déconnectés et distants de l’art ? Dans son livre Dividuum, le philosophe Gerald Raunig argumente en démontrant à quel point la « dividualité » (c’est-à-dire « être constitué de parties indépendantes ») est responsable de la corruption et de l’exploitation des individus dans le mécanisme des systèmes contemporains. « Le milieu enragé du dividuel ne s’applique pas uniquement à l’écriture et à la parole, aux machines à textes, aux machines académiques, aux machines à désirs littéraires. Les machines corporelles, les machines sociales, les machines révolutionnaires, les machines abstraites, et leurs con/disjonctions mutuelles se rencontrent et se séparent également dans le milieu dividuel»2. De manière plus positive, Raunig identifie une perspective encourageante, au sein d’un tel environnement mécanique et divisé, propice à un nouveau type de résistance présentée par l’individualité comme une opportunité pouvant être appréhendée en tant que « co/division ». « Commencer au milieu, pas au niveau d’un point, mais plutôt sur la ligne. Tracer la ligne et être dessiné par elle, s’équilibrer sur elle au beau milieu des luttes3 ;».
Pour revenir sur le programme des instituts d’Anthropologie et de Culture, les complexités du fonctionnement interculturel et interdisciplinaire se multiplient dans les différents espaces et les différents moyens de production de la connaissance. A ces égards, le « curating culturel » en tant que processus de tamisage, de sélection et de transmutation au sein des champs créatifs s’est avéré être une méthodologie utile, reprise par certaines organisations. Selon Fakouhi, les possibilités offertes depuis moins de deux décennies par la cyber-révolution de produire, de transmettre et d’échanger, ont créé depuis un certain temps un véritable état d’agitation. On pouvait penser que les moteurs de recherche et leurs innovations structurelles et cognitives pourraient apporter une solution à cet état. « En tout état de cause, nous devons toujours faire face à un type d’approche arbitraire et autoritaire4 ». Il s’agit ici d’examiner les raisons qui nous amènent à la situation actuelle et de réfléchir à un moyen pratique de nous en extraire. Par conséquent, les défauts probables et les problématiques de pouvoir au sein des processus de « curating culturel » doivent être abordés et examinés d’un œil critique.
Un champ flou de complexités
Les « conservateurs » modernes, en particulier ceux qui travaillent avec des musées ou des instituts d’art du même type, ont aujourd’hui des activités diverses. Dans le contexte européen, il y a près d’un siècle, les « conservateurs des affaires publiques » ou « du patrimoine » jouaient un rôle plus actif sur le plan politique dans la société. « Ces derniers « étaient en fait représentatifs du gouvernement impérial romain, dont la tâche principale était de maintenir l’ordre public et de veiller aux finances de la ville qu’ils étaient censés gouverner5 ». Dans un contexte plus contemporain et plus global, le rôle du conservateur d’aujourd’hui s’est réduit d’un certain point de vue à la conservation des collections, artefacts ou objets du musée, en fonction de leur signification et de leur valeur. D’un autre point de vue, le rôle des conservateurs-curateurs s’est étendu à la combinaison des soins ainsi qu’à la sélection, la disposition et la représentation d’œuvres d’art, d’objets et de documents issus de la recherche comme moyens de production de connaissances. Cela étant, considérer les différents aspects du « curating » implique à présent « un champ flou de complexités, de complications et de complicités6 ».
Avec en toile de fond le livre du sociologue français Pierre Bourdieu Manet, une Révolution symbolique, Fakouhi évoque l’importance de la sociologie de l’art et de l’inséparabilité des conditions qui permettent l’émergence de champs de productions culturelles7. En affirmant que les méthodologies de l’histoire de l’art sont souvent corrompues et limitées à des analogies, Bourdieu affirme que l’art n’a aucun sens en dehors des paramètres sociaux de sa réception. Développant l’argument d’une « esthétique dispositionnelle », Bourdieu souligne l’acte de rébellion de Manet contre le cadre strict de la peinture académique de Salon. Même si Manet n’a jamais eu l’intention de créer de l’art révolutionnaire, « il était disposé à créer un art qui exprime précisément sa classe à cette époque de l’histoire.8 Le pouvoir du « goût individuel » s’appuie sur l’inégalité sociale, de sorte qu’il est essentiel d’étudier les modèles des structures culturelles et politiques pour mieux percevoir l’importance du social. De plus, avec l’approche analytique de la lecture de la peinture de Manet, Bourdieu s’engage dans un espace plus discursif de la production artistique et culturelle. « Le sujet de la production de l’œuvre d’art – de sa valeur mais aussi de sa signification – n’est pas le producteur qui a réellement créé l’objet dans sa matérialité, mais plutôt l’ensemble des agents engagés sur le terrain. Bref, tous ceux qui ont des liens avec l’art, qui vivent pour l’art et, à des degrés divers, qui s’affrontent dans des luttes où l’imposition non seulement d’une vision du monde mais aussi d’une vision du monde de l’art est en jeu, et qui à travers ces luttes, participent à la production de la valeur des artistes et de l’art9 ».
Adopter une méthodologie pluridisciplinaire, c’est lire, analyser et intervenir dans les relations de pouvoir existantes dans les résultats artistiques et culturels ; ce n’est pas seulement un champ d’investigation élargi10 qui est requis, mais aussi un organisme non-autoritaire. En d’autres termes, le passage du rôle premier des artistes, des critiques et des curateurs aux processus collectifs de curating n’est pas seulement un changement de perception du positionnement des agents, mais une perception différente de la complexité des domaines de la production artistique et culturelle. Bien que ces domaines se situent dans les structures sociales des sociétés dans lesquelles nous vivons et qu’ils soient également affectés par elles, le fait de faire évoluer notre perception ou de prendre du recul relativement à ces structures sociales ne signifie pas nécessairement nous en déconnecter. Bien au contraire, l’existence d’institutions, comme nous l’avons déjà évoqué, nous permet de trouver d’autres potentialités et de générer des actes de résistance au sein de ces structures sociales oppressives. Enfin, comme le précise Janet Wolff, il existe une relation entre les structures sociales et l’action individuelle, ce qui détermine le fait que cette action soit créative ou novatrice, le tout se produisant en conjonction avec d’autres conditions et déterminants structurels11.
Traduction : Stéphane Corcoral
Remerciements : Sonia Pastor
Couverture : Affiche du second Symposium curatorial de Téhéran
1.Janet Wolff, 1984, The Social Production of Art, New York : New York University Press, p. 9
2.Gerald Raunig, 2016, Dividuum, Machinic Capitalism and Molecular Revolution, South Pasadena : Semiotext(e), p.11
3.Ibid.
4.Nasser Fakouhi, extraits de Bubbles, Islands and the Turbulent Sea, Curation: the limits of liberty and authoritarianism, présentation magistrale, Tehran Curatorial Symposium #2, Janvier 2019
5.Stefan Nowotny, 2013, The Curators Crosses the River: A Fabulation, in The Curatorial, A Philosophy of Curating, ed. Jean Paul Martinon, Londres, New Delhi, New York, Sydney : Bloomsbury, p.61
6.Ibid.
7.Cette publication regroupe une série de conférences données par Bourdieu au Collège de France en 1999 et 2000 sur le cas exemplaire du Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet (1862).
8.Claire Raymond, 2018, Manet: A Symbolic Revolution Pierre Bourdieu, Art Inquiries, Vol. 17, N° 3
9.Pierre Bourdieu, 1993, The Field of Cultural Production, New York : Colombia University Press, p. 261
10.Irit Rogoff, 2013, The Expanded Field, in The Curatorial, A Philosophy of Curating, Londres, ed. Jean Paul Martinon, Londres, New Delhi, New York, Sydney : Bloomsbury, pp. 41-48
11.Janet Wolff, 1984, Social Structure and Artistic Creativity, in The Social Production of Art, New York : New York University Press, pp. 9-25