À partir de la figure de Lev Landau (prix Nobel de physique en 1962), le cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky a orchestré un projet sidérant, à la croisée du théâtre, de la performance et de la télé-réalité. DAU – à lire comme la contraction de Lev Landau – se présente comme une expérience immersive dans un système clos et totalitaire. Un projet à l’image de son démiurge : dantesque et sulfureux.
L’idée d’un biopic sur Lev Landau nait en 2005 à Rotterdam, lors d’une discussion entre le réalisateur Ilya Khrzhanovsky et le producteur français Philippe Bober mais le projet change radicalement d’envergure en 2008. Celui que le directeur Emmanuel Demarcy-Mota du Théâtre de la Ville à Paris décrit comme « un enfant démesuré » décide de reconstituer le décor de l’institut physico-technique d’Ukraine que dirigeait le physicien. Dans le centre de Kharkiv, une gigantesque piscine désaffectée se transforme alors en plateau de tournage clos où chaque participant abandonne ses effets personnels à l’entrée. Pendant trois ans, plus de 400 personnes recrutées vivent, travaillent et dorment sous l’œil des caméras dans cette imitation de système totalitaire.
Du langage aux sous-vêtements, le passé recomposé dans ses moindres détails se veut présent. Une amende punit même l’emploi d’un langage anachronique, à payer en roubles. Mais l’ambition du réalisateur ne s’arrête pas au simulacre. Si le tournage se fonde vaguement sur le scénario de l’auteur russe Vladimir Sorokine, il s’agit plutôt pour Ilya Khrzhanovsky d’orienter les comportements, d’inciter et de manipuler les participants afin de recréer une vaste comédie humaine, observable depuis sa tour de contrôle.
Soutenu financièrement par l’homme d’affaires Sergeï Adoniev, il jouit d’un budget quasi-illimité ainsi que d’une légitimité apportée par les noms associés au projet. Non seulement les scènes sont filmées par Jürgen Jürges, célèbre chef opérateur de Wim Wenders et Michael Haneke, mais DAU réussit également le pari de réunir une élite internationale. Le projet implique, entre autres, le chef d’orchestre Teodor Currentzis, le metteur en scène Romeo Castellucci, les artistes Marina Abramovic et Philippe Parreno. Une vingtaine de scientifiques sont également invités à poursuivre leurs recherches sur place dont Shing-Tung Yau, Médaille Fields en 1982 ou encore l’Italien Carlo Rovelli spécialiste de la gravité quantique à boucles. Et si Leonardo DiCaprio et Louis Garrel ont finalement refusé l’offre, Gérard Depardieu, Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Isabelle Huppert et Monica Bellucci, eux, ont accepté de prêter leur voix pour les doublages.
Cependant, d’autres personnalités, plus que borderline hantent le projet. Sur le tournage ukrainien se trouve Maxim Martsinkevich, surnommé « la machette », meneur de groupes xénophobes et homophobes tel que Occupy Pedophilia ou Format 18. Avec d’autres adeptes de son idéologie, ils passent à tabac le performeur américain Andrew Ondrejcak, aujourd’hui traumatisé au point de ne pouvoir répondre aux interviews. Dans une autre séquence de torture où Natasha, l’héroïne, doit introduire une bouteille en verre dans son vagin, le tortionnaire, ancien lieutenant-colonel du KGB joue son propre rôle.
La violence n’est pas seulement présente dans les scènes tournées, elle est omniprésente, autant dans la manipulation des acteurs et figurants que dans les conditions de travail. La plupart des participants ont été sous-payés, voire non rémunérés et certains dénoncent « une culture de l’intimidation et du harcèlement ». A la comédienne française choquée qui refuse de prêter sa voix pour la scène de torture, le réalisateur répond : « On s’en fout ! C’est une prostituée, je l’ai trouvée dans un bordel sadomasochiste ! ». Le neurobiologiste James Fallon, pourtant illustre participant de DAU, confesse ne pas avoir touché d’argent du tout : « Quand je suis arrivé à l’institut, je me suis retrouvé au milieu d’une partie de strip-poker, Ilya criait dans tous les sens, je ne comprenais rien, toute cette folie m’a grisé. Il m’évoque Casanova, c’est un aimable psychopathe. »
Malgré pléthore d’articles dithyrambiques, les témoignages dérangeants s’accumulent et suffisent à transformer la fascination pour DAU en écœurement. Si le tournage s’arrête en 2011, la mégalomanie du réalisateur demeure, il ira jusqu’à tenter de reconstruire « en secret » une réplique du mur de Berlin sur Unter den Linden. Si DAU séduit sur le papier, l’engouement français étonne pour un projet aussi dérangeant que confus, tant du point de vue légal qu’éthique.
Couverture : DAU © Phenomen IP 2019