Fly with angelhaha, fly with happiness. Votre avion est affrété, vous pouvez désormais partir vers la destination arty de votre choix, en toute sérénité. Qinmin Liu sera votre hôtesse de l’air. De sa propre phobie des voyages, l’artiste sino-américaine a conçu un projet à la croisée du monde de l’art et celui de l’entreprise, envisageant l’avion comme un espace-temps propice à l’expérience artistique.
En 2017, l’artiste lance sa propre compagnie aérienne Angelhaha Airline, qui propose des allers simples vers les manifestations artistiques les plus prisées du globe. New York, Hong Kong, Bâle, Berlin, Venise et bien d’autres destinations faisant écho à une phrase récurrente de l’artiste « le bonheur est devant vous », titre de l’une de ses performance en 2016 au Musée d’Art Asiatique de San Francisco.
Loin des vols habituels, ennuyeux voire angoissants (Qinmin Liu a une peur bleue de l’avion), l’artiste promet une expérience joyeuse et sans tracas dans un avion préparé par ses soins. Vingt-cinq vols sont prévus au total, pendant lesquels, tour à tour PDG, représentante de la société et cheffe de bord, l’artiste offre un service global. L’atmosphère, les plateaux-repas jusqu’au sourire calibré feront partie de l’expérience. « Le tout est une performance », assurait-elle au magazine Hyperallergic en novembre.
Mais si le nom de la compagnie, son slogan ou les images promotionnelles du site (qui la mettent en scène jouant avec une mini maquette de l’avion) ne suffisaient pas à éveiller les soupçons, il faut prendre le temps de regarder la publicité diffusée sur une chaine de télévision chinoise pour comprendre qu’elle tente d’incarner avec humour notre style de vie itinérant et les promesses d’un monde globalisé.
Un grand éclat de rire de quinze secondes en plan serré, comme une invitation à se méfier des sourires trop larges aux dents trop blanches affichés sur des visages angéliques, l’ironie est palpable. Une hôtesse de l’air Barbie, une casquette girly, un sourire fuchsia et même un manifeste rose bonbon empruntant le langage publicitaire d’usage. L’ensemble du projet respire le bonheur artificiel et on imagine Qinmin Liu malmener ses passagers avec un rictus forcé, proche de celui décrit par David Foster Wallace : « Vous connaissez ce sourire – une contraction fastidieuse des muscles péribuccaux avec implication insuffisante des zygomatiques, ce sourire qui n’atteint pas tout à fait les yeux de celui qui sourit et ne signifie rien de plus qu’une tentative calculée de faire progresser ses intérêts propres. »
Le projet de Qinmin s’apparente ainsi à une attaque de l’intérieur et entend bien souligner la vacuité du mot « happiness » ou encore du terme « bien-être » martelé sans cesse pour alimenter un marché florissant.
Elle n’est pas la seule à s’en prendre à l’écosystème de l’aéroport. De Jacques Tati (Trafic) à Noam Toran (Desire Management), ce symbole de vitesse, de progrès, de propulsion vers un ailleurs instantanément accessible, ne cesse de faire réagir les artistes. La même année, le duo d’artistes français Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon publient Psychanalyse de l’aéroport international, un travail qui, lui aussi, imagine alternatives et narrations potentielles pour déconstruire et reconstruire le monde dans lequel nous vivons.
L’aéroport condense les contradictions contemporaines : la promesse de liberté et d’évasion se heurte au contrôle des corps, la circulation illimitée rencontre la surveillance généralisée, et les rêves d’un ailleurs s’évanouissent face aux zones duty free et à l’omniprésence de la menace terroriste. Il est le laboratoire de la modernité, à surveiller de près.
Couverture : Qinmin Liu, Angelhaha, 2018. © qinmin_liu, Instagram.