Frozen Songs, à l’attic Theatre de Tromso, Norvège, 2017
environnement

ecologie, 04 septembre 2020

Frozen Songs, à l’attic Theatre de Tromso, Norvège, 2017

Semer l’espoir

Chronique par Zoé Cosson

Sommaire

La création par un groupement de pays, de fondations et d’entreprises d’une banque de graines, The Svalbard Global Seed Vault, également surnommée l’Arche de Noé végétale, a inspiré à la chorégraphe norvégienne Ina Christel Johannessen une pièce intitulée Frozen Songs. Une œuvre tourmentée dont le thème n’est rien moins que la survie de notre espèce.

Révoltée par les changements dramatiques du climat – notamment dans les zones arctiques -, et l’érosion de la biodiversité, Ina Christel Johannessen a entrepris un voyage dans l’archipel de Svalbard situé en plein cœur de l’océan Arctique, où dans l’obscurité et le froid, au plus profond de la réserve mondiale de semences, sont stockées 867 081 espèces de graines provenant de plus de 232 pays. Imprégnée de ces paysages menacés et de cette chambre froide futuriste, l’artiste, figure de premier plan de la scène chorégraphique scandinave, a imaginé Frozen Songs.

Le rideau s’ouvre sur une paroi de sacs plastiques dans laquelle est empêtrée une danseuse. Les corps se tordent, luttent contre la matière, agonisent dans une pénombre bleutée qui évoque l’apocalypse ou la rencontre aquatique d’un poisson avec le septième continent (nom que l’on donne au continent constitué de plastiques sur la surface de l’océan Pacifique). La première partie du spectacle s’apparente à un combat entre les danseurs, mus par un instinct de survie tenace et l’environnement hostile dans lequel ils tentent d’évoluer. La mise en scène combine les éléments scénographiques de plusieurs artistes : le mur de plastique de Kristin Torp, une paroi mobile qui progresse sur scène comme une marée noire, ainsi que les projections vidéo des artistes chinois Fend Jiangzhou et Zhang Lin. Dans cet univers dystopique, les sept danseurs internationaux de la troupe Zero Visibility Corp, que la chorégraphe a créée au milieu des années 1980, incarnent les perturbations futures liées aux dérèglements climatiques.

Les fonds visuels qui se succèdent illustrent une extinction stéréotypée du vivant : un ciel de nuages noirs dans lequel les éclairs éclatent, des cheminées d’usine dégageant une fumée toxique, une barre d’immeuble désaffectée, jusqu’à ce qu’une véritable pluie de graines se déverse sur scène, apportant avec elle l’espoir. Progressivement les corps se raniment. Les danseurs s’emparent alors de caisses similaires à celles entreposées dans The Seed Vault, numérotées et portant le drapeau du pays d’envoi, qu’ils déversent, étalent, essaiment un peu partout sur le plateau. Cette action dont on se demande s’il s’agit d’un hommage à la banque de graines ou d’une volonté de libérer les semences de ce coffre-fort semble répondre en négatif à la version du Sacre du printemps de la danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch, dans laquelle un sol d’hiver recouvert de terre où rien ne semble pousser justifie le sacrifice d’une femme offerte aux dieux du printemps. Ici, au contraire, la frénésie vient d’une exaltation autour de la semence, frénésie qui s’achève sur la projection vidéo géante de graines qui germent et poussent sur les corps jusqu’à saturer le plateau de végétation.

Le spectacle dont la mise en scène est grandiloquente, reste néanmoins en surface, se contentant de célébrer dans une danse d’espoir le miracle de la nature. Implicitement et peut-être involontairement, il alerte sur la disparition de la diversité des semences sans en dire la cause : la monoculture imposée et l’invasion de graines stériles, vendues par les grands semenciers (Monsanto, DuPont, Syngenta, Limagrain). La lutte qui est mise en scène rappelle celle d’agriculteurs, scientifiques et militants contre la privatisation des graines, retracée méticuleusement dans le documentaire La guerre des graines de Stenka Quillet et Clément Montfort. Le film montre la résistance qui s’organise, menée notamment par Vandana Shiva (scientifique, militante écologiste, activiste féministe, intermondialiste et philosophe indienne) et l’association Kokopelli qui distribue gratuitement des semences libres de droits et reproductibles. Tous deux prônent la désobéissance civile face aux lois visant à contrôler l’utilisation des semences agricoles. Ce qui était encore considéré comme un bien commun un siècle en arrière s’est désormais transformé en bien privé à destinée industrielle, inscrit dans des registres de propriété afin de pouvoir être homologué et mis en vente. Ces lois protègent en filigrane les multinationales, qui multiplient les droits de propriétés sur les semences pour imposer leur souveraineté industrielle. Le documentaire remet également en perspective le but réel de The Seed Vault : parmi les donateurs se trouvent les multinationales semencières. Il semblerait que réunir l’ensemble des semences de la planète en un seul lieu soit plus propice à réaliser des tests de séquençage génétique et fabriquer de nouvelles variétés à breveter, plutôt que de ressemer un jour.

Couverture : Frozen Songs, à l’attic Theatre de Tromso, Norvège, 2017 © Antero Hein

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