Sheila de Bretteville, cunt
Sheila de Bretteville, cunt

Sheila de Bretteville, du féminisme graphique au design émancipateur.

Investigation par Géraldine Gourbe

Sommaire

Les pédagogies alternative, institutionnelle ou radicale connaissent ces dernières années un regain d’intérêt. Cette attirance vers les éducations nouvelles se construit bien souvent à partir d’expériences singulières menées entre les années 1950 et 1970. Après avoir analysé la figure révolutionnaire du Brésilien Paulo Freire, Géraldine Gourbe revient sur la School of Design et les deux départements de graphisme féministe créés par Sheila de Bretteville : Women’s Design Program et Women’s Graphic Center.

[ 1 ]

Voir l’article d’Izzy Berenson et Sarah Honeth, « Clearing the Haze, Prologue to Postmoderne Graphic Design Education Through Sheila de Bretteville » sur le site du Walk Art Center : https://walkerart.org/magazine/clearing-the-haze-prologue-to-postmodern-graphic-design-education-through-sheila-de-bretteville-2

[ 2 ]

Arts in Society: California Institute of the Arts: prologue to a community, Volume 7, Issue 3, 1970.

[ 3 ]

Insights 2018: Sheila Levrant de Bretteville, Yale University/SheilaStudio » https://www.youtube.com/watch?v=QY8d80tGal4

[ 4 ]

Gilles Deleuze et Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un intellectuel ? » in Michel Foucault, Dits et Écrits, coll. « Quarto », Gallimard, 2001

[ 5 ]

Voir l’historiographie de Rosa Parks, in Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial, Éditions La fabrique, 2019

[ 6 ]

Izzy Berenson et Sarah Honeth, « Clearing the Haze, Prologue to Postmodern Graphic Design Education Through Sheila de Bretteville », op. cit.

[ 7 ]

Izzy Berenson et Sarah Honeth, « Clearing the Haze, Prologue to Postmodern Graphic Design Education Through Sheila de Bretteville », op. cit.

[ 8 ]

Idem.

[ 9 ]

Catherine de Smet, « Pussy Galore et Bouddha du futur, Femmes, graphisme, etc. » in Pour une critique du design graphique, Paris, B42, 2012, p.20.

À l’automne 1969, Sheila de Bretteville1 rentre aux États-Unis, après avoir travaillé en Italie dans le studio de design d’Olivetti, société célèbre pour le soin qu’elle apporte à la forme dans la production de ses objets : machine à écrire, fax, ordinateur… En 1952, le MoMA sera l’un des premiers musées à consacrer à la firme italienne une exposition et fera entrer dans ses collections plusieurs de ses réalisations. Forte de son expérience européenne, Sheila de Bretteville s’installe à Los Angeles auprès des architectes Robert Mangurian et Craig Hodgetts, à qui l’on doit des constructions d’inspiration très industrielle comme le Gagosian Studio (1980).

Peu de temps après que Hodgetts fut nommé co-directeur de la School of Design à CalArts (1969), il demande à sa jeune collaboratrice de concevoir la charte graphique de l’école (en-tête du papier à lettre, affiches, bulletins d’inscriptions, etc.) afin d’attirer les étudiant.e.s dans l’école flambant neuve du California Institute of the Arts, financée par les studios Disney. Sheila de Bretteville a pour mission de donner son identité visuelle à une future communauté singulière qui s’installerait dans le no man’s land de Valencia, une ville-dortoir à une heure de voiture des centres attractifs de L.A. Un enjeu de taille qui lui permet d’expérimenter son principe de positionality. Ce principe trouvera à s’exprimer pleinement dans l’ouvrage collectif, Arts in Society: California Institute of the Arts: Prologue to a Community (1970)2. Sheila de Bretteville y affirme dans un texte manifeste que « le goût et le style ne sont pas suffisants » et que la School of Design désire attirer des étudiant.e.s aux profils diversifiés ayant des aspirations pour l’écologie, l’humanisme et la technologie. Cette dernière ne s’attire pas encore les foudres de l’anti-capitalisme. Au contraire, elle est volontiers associée à une révolution individuelle et collective, à laquelle prennent part Allan Kaprow et Nan June Paik, au département art de CalArts, qui s’intéressent notamment aux toutes nouvelles caméras légères et portatives Portapak. Une technè également associée au cinéma militant type « caméra au poing », mémoire des luttes ouvrières, décoloniales et féministes à partir des premières années de la décennie 1970. Une époque où tant sur le continent européen que nord-américain, les formes de l’art ne suffisent plus. C’est cette idée que défend la ligne graphique positionality inventée par Sheila de Bretteville. Il s’agit pour la designeuse de s’engager dans la société par rapport aux inégalités qui l’entourent. Ou plus précisément, affirme-t-elle dans une conférence plus récente donnée à l’Université de Yale3: « La ‘‘positionnalité’’ de chacun.e est relative à un contexte. Par exemple, notre relation au pouvoir dans une situation donnée détermine souvent ce que nous voyons et comment nous le voyons. Cette notion a à voir avec l’idée que chaque aspect de notre subjectivité (race, genre et ethnicité…) au même titre que chaque image, objet, etc. peut avoir de multiples significations selon qui les regarde. » Bien avant le texte d’entretiens de Michel Foucault et Gilles Deleuze4 sur le rôle de l’intellectuel engagé, Sheila de Bretteville affirme dans le champ des arts appliqués la nécessité de s’interroger sur « qui parle et d’où ? », ce que Sandra Harding nommera vingt ans plus tard les « savoirs situés ».

Publicité pour la Lettera 22 d’Olivetti, graphisme Giovanni Pintori, ca 1951. Affiche pour la Valentine, design Ettore Sotsass & Perry King, 1969 © Olivetti

Ainsi, la communauté de la School of Design (et plus globalement celle de CalArts) se dessine. Elle prend très vite les contours de la nouvelle gauche américaine : un anti-impérialisme américain, en faveur des mouvements marxistes des Afro-Américains5 et des mouvements féministes. Certes la périphérique Valencia sent le parfum bon marché de l’American Dream (surtout venant de l’industrie Walt Disney très impliquée dans les années 1950 dans la chasse aux sorcières maccarthyste). Mais contre tout attente, la ville abrite aussi dans son sein un îlot rebelle partagé entre pacifisme national (actions de démilitarisation de la Californie du Sud) et lutte armée (soutiens aux mouvements de panafricanisme, de décolonialisme et de féminisme radical…). Très alignée sur cette ligne politique, Sheila de Bretteville rejoint l’équipe des enseignant.e.s. Dépourvue d’expérience pédagogique, elle propose6 en guise de lettre de motivation une grille d’auto-analyse (marxiste) de sa formation ou de sa production qu’elle met en perspective avec les événements politiques qui ont compté à ses yeux.

En Italie, Sheila de Bretteville a lu Paulo Freire. Elle est convaincue que l’enseignement peut être conçu et transmis de manière horizontale et elle recherche les meilleures façons de concevoir des exercices, des devoirs, des projets qui puissent s’enrichir des différentes expériences, savoirs et compétences de chaque étudiant.e. Elle propose une synthèse entre son éducation moderniste (dans le sens de l’école de Bauhaus telle que l’université de Yale la lui a transmise) et une conscience critique (marxiste-féministe-décoloniale et pacifiste) d’un monde en profonde mutation.

Elle enseigne le graphisme avec des enseignant.e.s photographes et un dramaturge. L’enjeu est de promouvoir une pédagogie du « projet/objet », c’est-à-dire un enseignement qui développe une hyper acuité lors des choix visuels afin de restituer de la manière la plus concernée, la plus « tolérante » qui soit (Paulo Freire) la voix de celle ou celui qui s’exprime. Il s’agit, par exemple, pour chaque participant.e d’apporter un objet, de le décrire le plus objectivement possible et d’en produire une forme éditoriale. De cette façon,  Sheila de Bretteville propose aux étudiant.e.s de partir indirectement de leur propre personnalité, s’inspirant de l’artiste et religieuse Sister Corita Kent, autre grand nom du graphisme pop.

Sheila de Bretteville, Arts in Society, documentation CalArts, 1970 © DR

 Women’s Design Program et Women’s Graphic Center

En 1971, elle dirige le département lithographie, gravure mais aussi imprimerie offset et presse linotype. Cet été-là, on lui demande de concevoir le graphisme de Everywoman Newspaper, un journal collectif lancé par le Fresno Feminist Program à l’initiative de Judy Chicago, artiste aujourd’hui iconique, empruntant à sa ville d’origine le nom de Chicago, sur le modèle de l’auto-nomination des Black Panthers et Black Muslims. Judy Chicago s’appuie autant sur la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire que sur les manuels de groupes de féminisme radical qui prônent le recours au consciousness raising pour se libérer de l’emprise capitaliste, bourgeoise et patriarcale. Ce principe activiste de groupes de parole assure aux différentes voix un temps et des contenus équitables ainsi qu’une articulation entre expérience d’oppression individuelle et déconstruction d’un monde homogène.

Sheila de Bretteville, entraînée par la pétulante Judy Chicago et persuadée que la révolution contre-culturelle passe par la mise en place d’un féminisme graphique et d’un graphisme féministe, crée au sein de CalArts le Women’s Design Program (1971-1973). Par la suite, l’orientation du programme sera publiée dans un numéro de la revue britannique Icographic7.. Un des essais de Sheila de Bretteville analyse la séparation rigide dans l’atelier entre hommes et femmes. Dans un autre essai, “Some Aspects of Design from the Perspective of a Woman Designer”, elle appelle à incarner une « sexploration » du phénomène visuel, à faire attention à privilégier une vision d’« empowerment » des groupes de femmes, trop souvent perçues comme peu convaincantes, amatrices.

Sheila de Bretteville, affiche manifeste pour la School of Design, CalArts, 1970 © DR

Sa réalisation pour le catalogue de l’exposition Womanhouse, une maison de dix-sept pièces occupée par le Feminist Art Program de novembre 1971 à Février 1972, va dans ce sens. En réalisant une série d’installations spécifiques sur un site et en donnant des conférences-performances qui explorent la relation structurelle et physique de la maison avec un certain nombre de rituels domestiques (cuisiner, laver, éduquer…), Miriam Schapiro, Judy Chicago, Sheila de Bretteville et leurs étudiantes ont démontré qu’à travers le processus de réhabilitation d’une maison abandonnée, on pouvait tout à fait transformer la situation prescrite et historique d’un espace domestique en un site de production innervée par la tâche (task) au sens domestique (dans sa définition marxiste) mais aussi performative, telle que la Judson Church – haut lieu de la performance – l’avait initié quelques années plutôt à New York. Les choix graphiques de Sheila de Bretteville pour la couverture du catalogue de Womanhouse proviennent du lexique graphique expérimental, de l’architecture radicale et de la photographie conceptuelle8.

Judy Chicago, Sheila de Bretteville et l’historienne de l’art Arlene Raven quittent volontairement l’univers peu émancipateur de CalArts en 1972 et fondent un lieu de cultures féministes : le Woman’s Building à Los Angeles (1973-1985). En partie centre communautaire, en partie école d’art et de design, cet artist-run space hébergera, pendant ses vingt ans d’existence, une variété de galeries d’art, d’ateliers, de maisons d’édition et d’organisations militantes. Il est à la fois un lieu pour l’éducation artistique, l’organisation de la communauté féministe et plus généralement une pépinière pour développer un réseau de projets et de lieux féministes engagés autant dans la culture que dans la transformation sociétale. Dès le début, le Woman’s Building accueille les premières conférences d’histoire de l’art féministes et produit des vidéos et performances d’artistes. Il est envisagé selon des principes d’autogestion issus de la pédagogie des opprimé.e.s, des mouvements du Free Speech, de décolonisation et du féminisme. Il encourage la capacité de chacun.e à être à la fois artiste et son propre producteur-trice/diffuseur-seuse : en cela la performance et l’édition jouent un rôle important d’« empowerment » ou d’émancipation. Tout en étant impliquée dans la gouvernance du lieu, Sheila de Bretteville enseigne et organise des conférences sur le graphisme, le design environnemental. Elle affirme et développe sa pédagogie conçue et pratiquée dans une approche marxiste du groupe qui place le graphisme au cœur d’un projet égalitaire et une recherche efficace du changement social.

Sheila de Bretteville, Woman in Design (visuel pour la conférence), 1975 © DR

Comme l’évoque la spécialiste française de l’histoire du design, Catherine de Smet, dans son essai « Pussy Galore et Bouddha du futur, Femmes, graphisme, etc.9 » les groupes féministes, comme tous les groupes mus par la révolution sociale avant eux, se sont emparés de l’environnement urbain pour la diffusion d’objets imprimés (affiches, tracts, journaux, manuels et manifestes auto-édités…). Cependant, cette histoire demeure malheureusement encore peu écrite. Malgré une montée en puissance remarquable, elle reste le parent pauvre d’une historiographie féministe ou d’une historiographie des luttes. L’histoire de la performance, de la littérature féministe inclusive ou encore du cinéma militant a été fertilement nourrie et complexifiée ces vingt dernières années. Or le graphisme qui est, comme l’écrit Catherine de Smet, au cœur même des aspirations révolutionnaires, se trouve relégué dans le placard des mémoires collectives. Revenir sur cette pédagogie radicale, décoloniale et féministe de Sheila de Bretteville comble – encore trop modestement mais c’est un début – cette lacune de l’Histoire.

Couverture: Sheila de Bretteville, Everywoman newspaper, double-page centrale, 1971 © DR

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