portrait

Artiste, Xénophobie, 18 juillet 2018

Mika Rottenberg
Traverser un tunnel

Investigation par Mathilde Roman

Sommaire

Face à un monde divisé entre différentes sphères de domination et de pouvoir, dont la complexité écrase et encourage au repli et à la soumission, Mika Rottenberg remet l’expérience du corps individuel au centre du processus de création. Plusieurs axes traversent ses pièces : l’organisation fordienne du travail, l’exploitation du corps et de ses sécrétions – plus spécifiquement du corps féminin –, l’ouverture de portes et de passages entre des réalités que la mondialisation n’a de cesse de fracturer en créant des distances infranchissables. L’entrée dans l’œuvre ou dans l’exposition est un acte qui relève du franchissement d’un seuil, figurées par des portes, des cimaises percées, des couloirs, cherchant à produire chez le spectateur un état de conscience de son passage dans un autre registre de réel. Ces nœuds réflexifs sont explorés à partir d’un imaginaire très visuel, ancrant la fiction dans une observation minutieuse, inventant des récits et des relations nouvelles entre les sphères séparées du monde globalisé.

Mika Rottenberg déploie son univers dans le champ filmique autant que dans l’espace réel : celui de son atelier et celui de l’exposition en infiltrant les murs, le sol et le plafond. Ses premiers projets, réalisés en studio, sont liés à la rencontre avec des femmes qui entretiennent des rapports de production spécifiques avec leur physique. Qu’elles aient les ongles très longs qu’elles peignent de motifs particuliers ou soient de tailles ou de poids exceptionnels, elles tirent un profit économique de leur corps en proposant de le louer. Cet asservissement volontaire dans une culture du self-management très américaine entre en écho avec l’exploitation des individus par l’économie intensive. Outre ces corps individuels que l’artiste entraîne dans des actions simples mais au sein de productions hors normes, comme la commercialisation de la sueur dans Tropical Breeze, elle tourne des scènes à partir des conditions réelles de production, comme dans des champs de salades au Mexique (Squeeze).

Le parallèle met en relation la gestion de l’être par des structures du capitalisme tout aussi absurdes d’un côté que de l’autre, comme une métonymie du rapport à la production et à la consommation étendue à l’ensemble des possibilités du corps et de la planète. Tous deux sont exploités sans ménagement, dégageant le portrait d’une humanité réduite, où chacun est enchaîné à des gestes et à des espaces. Côté américain, on peut noter que les corps sont généralement isolés dans leur lieu de travail, tandis que dans d’autres pays, les corps prennent place dans une vaste organisation. La construction filmique de Mika Rottenberg rend visible les liens entre les deux, puisque les places et les rythmes de chaque geste sont dépendants les uns des autres, même s’ils se situent parfois de l’autre côté de la planète. On retrouve en effet souvent l’imaginaire de l’enfance dans la nature bricolée des dispositifs , mais aussi dans des effets de croyance, comme lorsque les pieds d’une ouvrière chinoise « traversent » la terre et se retrouvent dans le bureau d’une américaine. L’absurdité passe au second plan grâce à une construction (également proche des films de Méliès ou de Jean-Christophe Averty) qui rend visible les mécanismes et les décors sans rien ôter aux pouvoirs de la fiction. Si les images contiennent une part de réel, l’orchestration des plans et le surréalisme qui nimbe certaines scènes font basculer l’ensemble dans un autre registre. Pas de dialogues, seuls quelques mots sont parfois prononcés, comme « I see it », montrant bien que tout se joue sur le plan visuel. La dimension documentaire, si elle est très présente dans certaines scènes, est aussi minorée par le fait que l’on ne sait jamais où les images ont été tournées. Les situations précises sont utilisées comme des archétypes d’états sociaux, et les titres des œuvres telles que Tropical Breeze (2004), Dough (2005-2006), Cheese (2008), Squeeze (2010), Sneeze (2012), Nonoseknows (2015), participent de la même manière de cette mise à distance d’une lecture trop sociologique. Ils nomment des éléments clefs, actions ou objets, et orientent l’attention sur les possibilités de la matière et du corps à former des organisations en soi, dans lesquelles l’idée de l’humanité semble bien rétrécie.

© Mika Rottenberg, Nonoseknows (2015). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

© Mika Rottenberg, Nonoseknows (2015). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

Dans Nonoseknows comme dans Squeeze, Mika Rottenberg s’est déplacée pour filmer en situation. En Chine, elle s’est intéressée à l’exploitation des perles de culture. Si les images sont tournées directement dans une usine, en collaboration avec les ouvrières et les ouvriers, elle s’empare aussi de leurs gestes de travail qu’elle déplace sur des terrains surréels. Avec une grande maîtrise du montage, elle offre à une chaîne de production industrielle un prolongement dans l’onirisme et met en relation la condition d’exploitation économique avec celle de la classe moyenne américaine figurée par l’espace à soi d’un bureau dont on peut fermer la porte. D’un lieu à un autre, d’une femme à une autre, Mika Rottenberg décrit la misère des conditions sociales atrophiant le corps et l’esprit : elles sont toutes privées de l’espace du dialogue dans le temps du travail. Le principe de l’enchaînement causal mis en œuvre au montage permet de faire tenir ensemble des éléments hétérogènes, de construire de la croyance alors même qu’on est face à des processus largement absurdes. Le corps est traité comme un écosystème qui participe à une chaîne de production. Eternuements, sueur, ongles, cheveux, exercices de yoga… tout est transformé en reflets tristes et déprimants d’un monde globalisé. Mais le rire est là aussi, déclenché par la nature souvent comique des actions, par leur répétition, la vitalité des processus, la dimension bricolée des décors. Les nez s’allongent ou éternuent des lapins et l’ambiance surréelle s’immisce jusque dans le quotidien d’une ouvrière chinoise. Si les effets de l’organisation capitaliste sont traités de manière ouvertement critique, l’atmosphère de son œuvre est d’une visualité généreuse. Le corps est un territoire en permanentes transformations, pour la plupart invisibles au quotidien, qui résiste de multiples façons à son environnement sclérosant. Ce sont ces cheminements inconscients qu’explore l’artiste, les déployant ensuite dans le champ du visible par des biais insoupçonnés.

© Mika Rottenberg, Cosmic Generator (2017). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

© Mika Rottenberg, Cosmic Generator (2017). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

Dans son vaste studio, Mika Rottenberg dispose de portes trouées, de morceaux de tunnels, d’éléments de décor sculpturaux qui permettent de lier le regard à une expérience perceptive et physique. En écho aux travaux menés par El Lissitzky dans les années 1920, la spatialité de ses œuvres s’ancre dans l’espace réel et remet en cause la construction rigoureuse héritée de la perspective. Les règles s’inversent : la chaîne de production horizontale devient verticale, les points de fuite sont multiples et l’installation n’a pas d’organisation centrale et hiérarchisée. L’attention du spectateur ne cesse ainsi d’être détournée par un faux-plafond branlant, par le bruit d’un climatiseur, ou par la présence de l’envers d’un décor qui trouble la croyance dans la fiction. Cette occupation physique et mentale de l’espace produit d’autres modalités d’expérience, accentuée par la perte de repères stables et d’horizon défini. L’exposition au Palais de Tokyo (Paris) en 2016 jouait ainsi de cette confusion, créant un labyrinthe de circulation entre les éléments sans offrir de sens de déambulation ou de structure narrative claire. Comme chez El Lissitzky, l’approche de Mika Rottenberg se fonde sur une réflexion sociétale où une utopie de transformation du regard est à l’œuvre. Les yeux s’écarquillent pour chercher à voir en cachette ce que le monde tel qu’il est organisé leur dissimule. C’est particulièrement frappant dans Cosmic Generator (2017), réalisé pour le Skulptur Projekte Münster, manifestation consacrée tous les dix ans à des projets sculpturaux dans l’espace public. Mika Rottenberg a choisi de travailler dans un quartier résidentiel des faubourgs, en investissant un magasin chinois abandonné. Le visiteur devait donc faire l’effort de se déplacer à la recherche de l’œuvre, identifiée seulement à l’extérieur par une devanture taguée et un store déchiré portant l’inscription « Asianshop Lebensmittel ». Des étagères à moitié pleines d’alignements de produits identiques, un comptoir illuminé et décoré de guirlandes créaient une ambiance à mi-chemin entre réalité et installation. Il fallait ensuite passer dans l’arrière-boutique pour découvrir une salle de projection.

© Mika Rottenberg, Cosmic Generator (2017). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

© Mika Rottenberg, Cosmic Generator (2017). Courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

Le premier geste du film est celui d’une main qui soulève une cloche alimentaire entraînant la caméra dans un travelling sur rail dans un tunnel éclairé d’ampoules nues et colorées. Plus tard, on situera l’action comme la traversée d’un tunnel entre le Mexique et les Etats-Unis. Mais ce qui est saisissant d’emblée est cette importance donnée au regard qui doit prendre le risque d’une avancée en dehors des repères connus. Ce long travelling, produit avec des outils cinématographiques bricolés, débouche dans une salle souterraine où une femme s’applique à briser des ampoules avec un marteau. Son geste répétitif produit un tas de verre coloré assez fascinant, ce qui est un registre d’attention récurrent dans l’œuvre de Mika Rottenberg, lui permettant d’entraîner plus facilement son spectateur dans des cheminements narratifs complexes et déroutants. On croise ensuite un homme qui avance difficilement dans le souterrain, avant de le voir ressortir dans une rue animée qui longe en fait la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Le projet de Mika Rottenberg s’appuie sur une légende : de magasins chinois au Mexique partiraient des tunnels permettant d’entrer aux Etats-Unis. Or le jour où elle arrive sur les lieux pour filmer, elle entend Donald Trump annoncer à la télévision la construction d’un mur à la frontière mexicaine pour lutter contre l’immigration clandestine. L’absurdité d’une décision politique doublée du déni de réalité, puisque ce mur est partiellement déjà en place, se retrouvent totalement dans son film. Tout est à la fois terriblement réel et parfaitement ubuesque.

Côté Mexique, le mur est très investi par la population et résonne de bruits, de musiques, de klaxons et d’échanges de toutes sortes. Côté Etats-Unis, c’est un vaste désert de sable sans trace de présence humaine, parcouru par un long travelling où le mur devient sculpture. Mika Rottenberg y fera ensuite apparaître, comme par magie, une femme poussant un Caddie, la même qui, un peu plus tôt au Mexique, invitait discrètement d’autres femmes à s’approcher et à regarder sous des cloches qu’elle manipulait telle une prestidigitatrice, et donnait accès au tunnel. Chez Mika Rottenberg éternuer, se frotter le nez, ou écarquiller les yeux sont autant de moyens permettant de déclencher une action magique. Le film comme le décor installé dans le magasin affirment cette idée d’une œuvre-tunnel, telle une traversée, un passage où l’espace se déplie des deux côtés, et dans l’entre-deux, force le regard à vaciller sur ses habitudes. L’enjeu n’est pas seulement de faire entrer le spectateur par les coulisses de la représentation, d’autant que l’authenticité n’est pas en jeu. Les objets nombreux sont là parce que, comme le disait encore El Lissitzky,  « créer un espace signifie créer des objets ». Dans Cosmic Generator, les corps sont soumis à des trop-pleins d’objets et à des saturations d’espaces dans lesquels des femmes et des hommes attendent un client absent au milieu d’une accumulation d’une société s’abîmant dans la surconsommation. Aux gestes répétitifs d’ouverture des coquillages de Nonoseknows, produisant un sentiment d’écœurement, répondent ici ceux d’une destruction menée avec application. Corps, objets et espaces définissent des relations fascinantes à la manière de jouets de pacotille mais terriblement vides de sens et de possibles. Le scintillement onirique est ce qui rend possible un regard sur les dérives des organisations du travail. Il n’est pas là pour enjoliver ou pour poétiser le monde, mais simplement pour donner à voir des états de corps et de conscience enchaînés aux fonctionnements capitalistes dont les mécanismes et les croyances se sont immiscés au cœur des vies individuelles.

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