Pauline Curnier Jardin, film
portrait

Artiste, 21 mai 2020

Pauline Curnier Jardin, film

Pauline Curnier Jardin, revitaliser les désirs Desires and Body Consciousness as Narratives

Chronique par Mathilde Roman

Sommaire

Dans une atmosphère rurale et confinée, non loin de Lourdes et de ses grottes, les émotions de Mathilde Roman se mêlent aux récits imaginaires de l’artiste Pauline Curnier Jardin. On traverse un corps féminin, des pulsions intimes et des fantasmes. Les corps vieillissent mais les âmes restent animées par la résurgence du désir, comme un contrepied à la restriction des libertés.

[ 1 ]

Réalisée à l’occasion de la 57eme Biennale d’art de Venise, « Viva Arte Viva » (Commissaire : Christine Macel)

[ 2 ]

MONDZAIN Marie-José, Homo Spectator : Voir, faire voir, 2013, Bayard, 2013, p.319.

[ 3 ]

Preis der Nationalgalerie, Hamburger Bahnhof, Berlin, 2019.

[ 4 ]

À l’invitation d’une des curatrices, Katia Krupennikova, de l’édition « The Dead are not Dead » de Bergen Assembly http://bergenassembly.no/news/bergen-assembly-2019/

[ 5 ]

Le deuxième sexe, éd. Gallimard, 1949, p.68.

[ 6 ]

« In this new reality, those among us who had lost love or who had not found it in time- that is, before the great mutation of COVID-19- were doomed to spend the rest of their lives totally alone. We would survive but without touch, without skin », The Losers Conspiracy, www.artforum.com, 26.03.2020.

Coïncidence des temps présents : à l’heure où je me plongeais dans l’œuvre de l’artiste Pauline Curnier Jardin, et en particulier dans son intallation Grotta Profunda, Approfundita, l’urgence du confinement m’a ramenée dans mon ancrage familial, les montagnes pyrénéennes, à quelques kilomètres de la grotte de Lourdes, source d’inspiration de l’artiste. Le film Grotta Profunda met en scène la figure de Bernadette. Déambulant dans la montagne, attirée par une voix et poursuivant des visions, elle atteint une grotte aux allures de scène fantastique où les signes religieux se voient bousculés par des rites empruntant autant à des cultures païennes qu’à des manifestations populaires contemporaines. Ecrire dans une période de confinement incite à suivre ces cheminements hasardeux, à penser un ensemble de relations entre fiction et vie intérieure. L’art de Pauline Curnier Jardin est d’une profonde inspiration pour accompagner ce moment collectif inédit, qui incite à retrouver un ancrage intime aux milieux naturels et supra-naturels.

Cheminer vers les grottes et autres replis obscurs

Dans l’atmosphère de la montagne, la nature suit son rythme et ses rituels immuables. Lors de mes balades braconnières dans les sous-bois, loin des contrôles policiers, je sens que je m’ouvre, corps et esprit, aux bruissements d’un monde peuplé de multiples espèces vivantes et de croyances ancestrales. On y distingue des traces de cerfs, de sangliers, et de nombreux autres murmures, mais aussi des grottes dissimulées dans la mousse et des cavités dessinées à la surface des parois. Ces creux naturels dans la matière, habités par les araignées et les chauves-souris, réjouissent l’imaginaire du reclus. Lors de ces marches quotidiennes, où les sons et les odeurs sont une inestimable ressource pour reprendre courage, mes émotions se mêlent aux récits imaginaires créés par l’artiste Pauline Curnier Jardin. Quand les mouvements des corps individuels sont limités, la compagnie des œuvres alimente la force des désirs et guide vers des traversées mues par des pulsions intimes. Les personnages des films de Pauline Curnier Jardin vivent comme Modesta – l’héroïne de L’art de la joie de Goliarda Sapienza, un livre qui l’a profondément marquée -, des états intérieurs intenses qui leur permettent de transformer les isolements forcés, les réclusions sociales, en faisant fi des conventions et en s’inventant des manières très personnelles de se relier. La tentation est forte de suivre leurs cheminements.

Grotta Profunda Approfundita1 est un environnement dans lequel le spectateur pénètre par une entrée pratiquée dans la paume d’une main géante et se retrouve ensuite dans une cavité organique, dans lequel le film Grotta Profunda est projeté. Cette incursion dans l’œuvre est littéralement une pénétration dans un corps biologique, rappelant l’exposition Hon (« elle » en suédois) de Niki de Saint Phalle en 1960, installée à l’intérieur d’un gigantesque corps de femme allongé et que l’on découvrait en pénétrant par son entrejambe. Dans le film de Pauline Curnier Jardin, tout commence par la trace d’une main sur une paroi. Dès les débuts de la représentation humaine, c’est en posant la main sur une surface puis en l’éloignant, donc en séparant le corps individuel de la roche terrestre, que l’image est apparue. La philosophe Marie-José Mondzain le raconte très bien dans son ouvrage Homo Spectator2, rappelant au travers de cet exemple la distance nécessaire pour permettre au regard de se construire. Faut-il toucher pour croire ou retirer la main pour donner à voir ? Faut-il s’immerger ou se mettre à distance ? Suivre ses pulsions ou revenir à la raison ? Dans le film toujours, une jeune femme erre dans la montagne en état de transe, et les filtres posés sur l’image créent une atmosphère surréelle traduisant l’érosion des frontières entre les états psychiques et les mondes extérieurs. Un chœur de voix féminines la guide dans un cheminement vers le supra-naturel de la croyance, l’invitant à faire corps avec des rochers, à plonger de manière spirituelle et charnelle dans une osmose avec la nature. Lorsqu’elle arrive finalement dans la grotte, ce n’est pas la vierge qui l’y attend mais une saynète sur l’origine de l’homme, et ses ascendances animales, dans une scène à la fois burlesque et hallucinée.

Pauline Curnier Jardin, installation

Pauline Curnier Jardin, Grotta Profunda, Approfundita (a body for a film), 2017. Vue de l’exposition Viva Arte Viva!, 57ème Venice Biennale © Daniele Zoico. Courtesy Ellen de Bruijne Projects – VG Bildkunst. © Adagp, Paris 2020

L’œuvre de Pauline Curnier Jardin suit des obsessions, des idées fixes, qui, si elles ont le cinéma comme ligne de mire, se déploient dans ses formes élargies, puisant dans le théâtre comme dans les images populaires. L’esthétique du film associe des registres très différents, allant du noir et blanc mélo-dramatique évoquant le film célèbre de Carl Theodor Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc (1927), à des surimpressions criardes et baveuses, créant une complexité généreuse qui permet de relier rites païens et quête spirituelle. Les récits génèrent une diversité d’émotions liées autant à l’esprit qu’aux sensations, mêlant le visuel et le toucher et obligeant un certain lâcher-prise avec les formats convenus de la narration. A l’intérieur de la grotte, les voix ricochent sur les parois, elles résonnent aussi dans l’installation, où les organes internes reconstitués créent une cavité corporelle enveloppante. Les scénettes, entre satire publicitaire et farce grotesque, sont une provocation joyeuse au regard de la sage figure de Bernadette, mais au-delà, traduisent une vitalité désirante et puissante qui irradie le visage de la jeune illuminée.

Renversement libératoire

Après trois semaines de confinement dans un village de 30 habitants, je suis sortie, un peu hagarde, rendre visite à ma grand-mère de 91 ans, confinée dans sa maison. Ce repli collectif est un temps de mise à l’épreuve de ce que nous prenions pour définitivement acquis, notre liberté de déplacement que ma grand-mère m’a renvoyée au visage avec rage, mais il nous conduit à vivre également des sensations nouvelles. On comprend ce qui peut conduire des artistes à se placer dans des situations d’enfermement volontaire, comme Bill Viola en 1983 dans Reasons for Knocking at an Empty House, où, isolé pendant trois jours dans une maison vide, il s’efforce de ne pas sombrer dans le sommeil sous l’œil constant d’une caméra de surveillance, cherchant ainsi à s’ouvrir à des perceptions nouvelles.
Le film de Pauline Curnier Jardin Qu’un sang impur possède la puissance mentale des œuvres qui parviennent à nous accompagner dans ces moments de vie. Qu’un sang impur est une autre installation déployée par Pauline Curnier Jardin dans une exposition en 20193. Selon son parcours, le spectateur pouvait la découvrir en pénétrant par l’arrière d’un écran, en l’occurrence un long rideau, sur lequel un film était projeté, ou en traversant une mise en scène réalisée à partir d’éléments de décors récupérés. Dans les deux cas, il se trouvait confronté à une théâtralisation de l’image filmée, à l’intérieur d’un espace d’exposition pensé comme un plateau, intégrant des sculptures molles figurant des corps féminins, tirées d’une autre série de l’artiste intitulée Peaux de dame. Les formes de corps posées à même le sol, s’étiraient, se confondant à ceux qui entraient dans l’installation. Issu d’une commande de Bergen Assembly4 en hommage à Jean Genet, Qu’un sang impur est une adaptation très librement inspirée du film érotique Un chant d’amour (1950), ode à l’homosexualité où les murs de l’emprisonnement deviennent le support de jeux sexuels. Dans Qu’un sang impur, ce sont des femmes ménopausées qui se révoltent contre le statut que la société leur attribue. Réalisé dans une petite ville allemande, le film débute dans le contexte paisible de pavillons individuels, lieux publics et commerces traditionnels. Mais par le jeu de regards lourds de sens et chargés de fantasmes de femmes âgées de la ville, l’équilibre tranquille va se trouver bouleversé. La rencontre avec de jeunes hommes lors d’une livraison ou d’une commande dans une boucherie déclenche un désir qui fait basculer le film dans le registre de l’horreur : le sang coule entre les jambes des femmes mais aussi sur les corps sans vie des jeunes hommes. Le petit bourg paisible se transforme en scène de crimes et le film nous conduit sans transition dans les cellules de ces mêmes femmes désormais emprisonnées. Là, comme dans l’œuvre de Genet, l’inventivité des jeux érotiques permet au fantasme de s’affranchir des murs, traversés par les flux corporels, des échanges de fumées et de salives. La masturbation est libératoire, puissante, irradiant des chairs vieillies et pourtant hautement désirantes. La surveillance est intégrée dans le dispositif érotique, les places inversées, et notre statut de voyeur mis en abîme.

La description que fait Simone de Beauvoir du stade de la ménopause, dans son célèbre essai Le deuxième sexe, pointe le fait que « la femme se trouve délivrée des servitudes de la femelle ; elle n’est pas comparable à un eunuque car sa vitalité est intacte ; cependant elle n’est plus la proie de puissances qui la débordent : elle coïncide avec elle-même. On dit parfois que les femmes âgées constituaient « un troisième sexe » ; et en effet elles ne sont pas des mâles mais ne sont plus des femelles ; et souvent cette autonomie physiologique se traduit par une santé, un équilibre, une vigueur qu’elles ne possédaient pas auparavant »5. C’est une même conviction qui s’exprime lorsqu’on regarde les films de Pauline Curnier Jardin, où les femmes ménopausées affirment une plénitude physique et une conscience de soi qui met à mal les idées de fragilité et d’inutilité qui leur sont associées. Si l’on suit la pensée de Simone de Beauvoir, le basculement dans la ménopause est le moment où la femme se libère enfin de sa subordination à l’espèce qui, contrairement à l’homme, la fragilise dans son corps et ses humeurs. Le désir, la sensualité pourraient sembler vides de sens si on ne les rattache qu’aux f fins de la reproduction biologique. En s’affranchissant de cette subordination, ils connaissent alors une urgence d’autant plus explosive, et une liberté nouvelle. Dans Qu’un sang impur, les femmes désirent les jeunes hommes mais se désirent aussi les unes les autres dans l’enceinte de la prison, explorant leurs fantasmes dans une relation homosexuelle et masturbatoire qui déjoue les cadres, les conventions et les enfermements. L’atmosphère renvoie aux films de Rainer Werner Fassbinder, et en particulier à Tous les autres s’appellent Ali (1974), qui met en scène la relation amoureuse et érotique d’une veuve allemande et d’un immigré marocain, de 20 ans son cadet, suscitant de nombreuses tensions sociales et familiales.

Pauline Curnier Jardin, film 2

Pauline Curnier Jardin, Qu’un Sang Impur et Les Peaux de Dame dans la Forêt des bouffées de chaleur, 2019, vue d’exposition à la Hamburger Bahnhof – Berlin – des lauréats du Prix de la Nationalgalerie, 2019-2020 © Luca Girardini. Courtesy Ellen de Bruijne Projects – VG Bildkunst. © Adagp, Paris 2020

Puissance des projections et fantasmes

Le 26 mars 2020, après une semaine de fièvre et plusieurs jours de confinement, le philosophe Paul B. Preciado écrit un texte où il exprime ses angoisses face à la solitude qui s’est abattue sur tous les célibataires du moment. « Dans cette nouvelle réalité, ceux parmi nous qui ont perdu leur amour ou qui ne l’ont pas trouvé à temps- ce qui signifie, avant la grande mutation du COVID-19- sont condamnés à passer le reste de leur vie totalement seuls. Nous survivrions mais sans toucher, sans peau »6. Si Paul B. Preciado a alors le désir de retrouver le cadre épistolaire pour se relier à un amour passé, la plupart des témoignages largement partagés sur les réseaux sociaux racontent les tentatives de vivre virtuellement des moments de convivialité comme un café ou un apéro, et la séduction y a probablement sa place. L’enfermement ne fait pas taire les désirs, il incite à les faire circuler autrement, entre les corps ou au travers de son propre corps, comme le découvre la Modesta de L’art de la joie lors de ses années de jeunesse, recluse dans un couvent. Théo Casciani l’explore aussi dans son premier roman, Rétines (2019), récit autofictionnel où il décrit longuement des sessions Skype avec sa petite amie, alors qu’il est au Japon et elle à Berlin. Avec une économie de gestes et de paroles, il décrit une relation qui est une expérimentation de l’attente, des frustrations, des non-dits, et de ce que le regard peut voir à travers un cadre, à condition qu’on veuille bien lui en donner l’accès. L’expérience vécue est une traversée de fantasmes, une exploration de l’épaisseur des images en quête de sensations et d’émotions. Qu’un sang impur suit les mêmes obsessions avec un optimisme délirant, offrant aux femmes réunies dans ce magnifique casting le pouvoir de vivre tous leurs fantasmes.

En quittant ma grand-mère tellement angoissée par cette privation de liberté qui lui est insupportable, épuisée mentalement par ces frustrations ressassées, mais inquiète aussi face à sa fragilité dans ce moment de vie confiné, j’ai repensé au Solo pour Geneviève (2018), où Pauline Curnier Jardin a filmé sa propre grand-mère. Sur fond de tissu à paillette installé comme un lourd rideau de scène, et recouvert de dessins tracés au doigt révélant la face argentée des paillettes, on découvre Geneviève, assise avec élégance dans son fauteuil de repos, la canne à la main, isolée dans une vie réduite, comme tant d’autres personnes âgées. L’impression est renforcée par un cadrage vertical, ne donnant pas d’autres perspectives que celle du fauteuil. La visite de sa petite-fille et de sa caméra l’entraîne dans un moment de gaieté où elle chantonne avec entrain, puis lit un conte d’un timbre haut perché et théâtralisé, sa voix résonnant avec force dans un environnement morne marqué par le bruit pesant d’un réveil et d’un ventilateur au plafond Le montage non linéaire dissocie régulièrement l’image et le son, le corps disparaissant alors, effacé comme par magie, l’artiste prenant ses distance avec les émotions. Même lorsqu’elle disparaît de l’image, Geneviève reste bien présente à travers sa voix et les mouvements motorisés du fauteuil vide, créant la sensation d’un corps flottant dans le scintillement des paillettes. Avec douceur et empathie, l’artiste crée le portrait d’une grand-mère vue depuis les projections de l’enfance, dans un hommage aux liens qui nous unissent à ceux qui nous ont accueilli.e.s, bercé.e.s de leurs imaginaires, ancré.e.s dans leurs croyances. Mais elle dessine aussi en creux l’absence réelle ou attendues des corps qui nous sont chers, et leur possible réapparition dans la fluidité des projections, dégageant un optimisme vivifiant, nécessaire pour affronter les temps présents.

En couverture : Pauline Curnier Jardin, Solo Pour Genevieve, 2018. Vue de l’exposition Parties, sans éteindre la lumière à la Fondation Ricard pour l’Art Contemporain © Marc Domage. Courtesy Ellen de Bruijne Projects – VG Bildkunst. © Adagp, Paris 2020

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