On peut noter, en ces temps incertains de Novlangue post-orwellienne, une multiplication patente des injonctions à la professionnalisation. Ne souhaitant s’en tenir à ces conseils qui n’entendent rien des émotions et s’en tiennent à produire vieillissants insatisfaits et autres célibataires de l’art, l’auteur nous narrera, tous les mois (ou presque), les vertus de l’amateurisme appliqué au champ musical — s’y croiseront des laboureurs sans ambition, des journaliers sans le sous, des vendangeuses aux reins brisés et toutes les mauvaises herbes qui jamais ne fleurissent sous le soleil exactement.
La musique de Dominique André, tout un monde d’évasion
L’Amateur (celui qui fait de la peinture, de la musique, du sport, de la science, sans esprit de maîtrise ou de compétition), l’Amateur reconduit sa jouissance (qui aime et aime encore) ; ce n’est nullement un héros (de la création, de la performance) ; il s’installe gracieusement (pour rien) dans le signifiant : dans la matière immédiatement définitive de la musique, de la peinture (…), il est – il sera peut-être – l’artiste contre-bourgeois.
In Roland Barthes par Roland Barthes (1975)
Et voilà ce qui arrivait parfois au mitan des années soixante-dix du siècle précédent. Dominique André est dans son appartement-studio, une chambre de bonne aménagée, avenue Junot à Paris. Devant son magnétophone à bande de marque Revox sur lequel deux pistes peuvent être enregistrées séparément, est aligné un instrumentarium hétéroclite : un orgue pour enfant, une marmite, une guitare, une poêle à frire et divers autres objets du quotidien destinés à être frottés, entrechoqués, gentiment tabassés. Sur les flancs du dispositif, un piano droit, un tas de disques de bruitages cinématographiques et une platine vinyle attendent. Dominique André fait jouer vers la gauche un des potentiomètres de sa machine Revox, et voilà que la bande ralentit, que le continuum perd son flux, que l’on va à rebrousse-temps.
Il est à présent avec sa grand-mère Elvira. Sur les trottoirs du quartier de Montparnasse, elle presse le pas car elle est en retard. Un artiste italien de ses amis, Amedeo, l’attend pour poser. Il nous est impossible de savoir si Modigliani est de ces artistes qui se vexent et s’impatientent, ou si, en voyageur de son temps et de son espace, il sait les turpitudes de la vie moderne et comprend. Ce que nous savons en revanche, c’est que l’œuvre se fera, comme se feront celles d’Auguste Rodin avec le même modèle. Toujours dans le temps mais plus tard, il sera l’heure de retrouver Kiki dans la grande salle de la Coupole et d’y commander, qui une Suze avec deux glaçons, qui une limonade douceâtre. Peut-être Pablo, en un hasard chaque fois renouvelé, passera-t-il alors et nous narrera-t-il la fièvre de ses nouvelles conquêtes, certaines d’entre elles seront à n’en pas douter picturales. Quelle excitation ! Quel bouillonnement artistique ! Mais de toute cette bohème, on ne peut avec certitude affirmer que le petit Dominique en ait sur le moment quelque chose à vraiment braire. Il lève les yeux au ciel, qui a été peint par son grand-père Pierre, et y retrouve, en muse, en nymphe, encore l’image de sa grand-mère, de sa mère. L’évasion n’est pas chose facile.
Il est possible que, sur les galets-caoutchouc usés du magnétophone, la bande patine, bourre, que les temporalités alors se mélangent, que les souvenirs s’agrègent en des possibles qui n’ont jamais vraiment étés, mais la légende, même mâchouillée, même recrachée, vaut souvent plus, en imprimerie, que la réalité. Cela, nous le savons.
Toujours sous tension, la machine lit le passé, encore, et alors voici que Dominique est à présent étudiant à l’école des arts décoratifs de Paris. Son père y enseigne en tant que peintre-cartonnier, métier des tapisseries d’art dans lequel il est fort renommé. Le fiston s’y ennuie ferme et il quitte. Et c’est peut-être ici que l’on devrait situer le tournant décisif de la vie du jeune André, quand il décide de partir six mois en Camargue faire le gardian ; quand après sa journée de travail, il rejoint ses amis gitans rencontrés dans quelque taverne interlope ; quand sur la plage, autour d’un feu qui ne compense pas tout à fait la chaleur perdue du soleil couchant, Ricardo Baliardo lui apprend les bases de la pratique guitaristique. Ricardo se fera ensuite appeler Petites Mains d’Argent, aura carrière et renom dans le flamenco, mais cela, on ne pourrait dire si le Revox le sait car il ne le dit pas.
Ou bien faudrait-il penser que le tournant décisif dans la vie de Dominique André, ce sont ses premiers pas dans la fabrication de décors de cinéma. Il est alors stagiaire sur le tournage du film Le Tatoué, de Denys de la Patellière. Il y croise Louis de Funès, mais surtout Jean Gabin, alors au faîte de sa gloire. Le scénario, équilibriste, car écrit au jour le jour, prévoit que dans l’atelier d’un peintre de petite renommée, Gabin, ancien légionnaire, se fait tirer le portrait. La réalisation de cette parodie d’œuvre représentant l’illustre acteur revient à l’aspirant décorateur. Il s’y attèle avec sérieux et portraitise le vieux Jean tel qu’il le voit chaque jour. Mais voilà que l’acteur a le coude leste et boit les siens. Ses fameux beaux yeux bleus en ont pris un coup et la cerne rougeoie, la sclérotique aussi. Dominique est anxieux, perplexe. Les affaires de représentation ne sont pas non plus choses faciles. Le dilemme est de ceux que l’on n’apprend pas à résoudre aux Beaux-Arts. Sur les conseils d’un collègue plus expérimenté, il opte pour le bleu de la jeunesse et de la fraicheur. Gabin, austère pacha au milieu de sa cour, est ravi, félicite personnellement l’artiste pour la ressemblance de l’ouvrage et l’adoube ainsi dans ce corps de métier. Le fait que l’intrigue du film porte sur la convoitise d’un tatouage réalisé par Modigliani que Gabin arbore dans le dos n’est que coquin de hasard et point nouveau dérapage de bande. Enfin, nous l’espérons.
Viendront ensuite, en une glorieuse carrière de chef-décorateur, les collaborations, parfois les amitiés, avec Claude Sautet, Pierre Granier-Deferre, Samuel Fuller, Georges Lautner, Andrzej Zulawski, Gérard Oury, Philippe de Brocca ou Francis Veber. Dominique est celui qui trouve des solutions, celui avec qui tout semble facile, celui qui s’adapte aux demandes les plus folles, aux contraintes les plus exigeantes. Parfois, les rapports de productions s’inversent et devant l’ingéniosité du décor, c’est le réalisateur qui s’adapte et y improvise une nouvelle mise en scène. Il est même relaté que l’homme travaillera pour le maître Sergio Leone sur Il était une fois en Amérique pour des perspectives qui ne s’y trouvaient pas. Tout ce petit monde vit en équipe, en famille, se retrouve de tournage en tournage, se tient chaud quand dehors il fait froid. Et bientôt Lino Ventura, Yves Montand et Simone Signoret deviennent des proches. Elle lui appendra à boire de la bière lors d’une réalisation en Belgique. Elle avait et allait bien travailler le sujet.
Et puis, Clara et les Chics Types, Tir Groupé, Une Étrange affaire, Garçon !, Femmes de personne, L’Homme aux yeux d’argent, Un Mauvais fils, Elles n’oublient jamais, L’Amour braque, Joyeuses Pâques et même La Dernière bourrée à Paris, entre autres plein d’autres.
Et pendant ce temps, mais aussi avant dans le futur et après dans le passé, voilà que Dominique André est de nouveau seul dans le petit appartement qui lui sert aussi de studio d’enregistrement (à moins que ce ne soit l’inverse), et qu’il prépare avec son bric, avec son broc, et sa belle naïveté, un nouveau voyage immobile, un nouveau paysage musical. Seul pour se retrouver après de longs mois de travail en équipe ; seul car c’est ainsi que l’on se glisse plus aisément d’un monde à l’autre ; seul pour défricher les exotismes intérieurs ; seul pour être sûr que la musique sera unique, reproductible seulement sur supports physiques et jamais en concert ; seul pour improviser, dériver, couche après couche sur des supports encore magnétiques, déjà numériques alors que le voilà maintenant à la retraite dans sa maison de la campagne des Yvelines, au milieu des champs, de ses chiens, moignon de cigare en bouche, portant beau, le cheveu gris à mi-longueur, ne contemplant pas les cinq cents heures de musique enregistrée, mais lorgnant vers celles à venir ; seul car c’est ainsi que se dévoile le mieux la liberté de l’instinct amateur.
Malgré une commande de France Musique, la création d’une bande originale de film et l’édition d’un unique disque vinyle passé inaperçu car sorti sous l’étiquette library music, l’engouement quotidien de Dominique André restera de l’ordre du confidentiel, du personnel, de l’intime même, par modestie, mais surtout par gourmandise, comme, seul caché au fond du placard, on trempe les doigts dans le pot de confiture et que l’on sait que le partage est ailleurs.
De chaque côté de la courbe de rotation du potentiomètre du Revox, la bande ne sachant plus à quel temps se vouer, sa famille l’écoute, admirative et incrédule devant tant d’aventures autodidactes, de fulgurances amateures. Et son autre grand-mère, pianiste virtuose qui accompagne les premiers orchestres noirs de jazz en France, et son fils, premier violon dans l’orchestre de Paris, ensemble s’émerveillent sans comprendre et par là même donne une définition possible de la vraie beauté expérimentale, un peu incomprise, intemporelle.
Enfin, une dernière porte s’entrebâille, et dans la pièce adjacente, depuis longtemps, les expériences continuent, toujours amateures, toujours éclairées. Et les formes, les couleurs, développées en parallèle dans la peinture par Dominique André ne peuvent être décrites dans la narration que nous faisons ici qui doit être brève, car c’est ainsi seulement qu’elle aura une forme pertinente.
Couverture : Dominique André Évasion, 1981 Musical Touch Sound (réédit. 2020 Born Bad Record)