Arnaud Maguet, collage numérique
science

irrationnel, Musique, 06 février 2020

Arnaud Maguet, collage numérique

L’aventure discographique des plantes

Essai par Arnaud Maguet

Sommaire

On a beaucoup parlé du langage des arbres mais revenons sur la musicalité des plantes, leur réceptivité aux bonnes vibrations et leur capacité, en retour, à inspirer à grandes bouffées les branches les plus inattendues de la musique populaire comme les compositeurs de toutes espèces. Retour sur un genre qui, s’il n’a pas fait florès, nous a néanmoins offert quelques spécimens rares.

On peut essayer de voir les choses dans l’ordre chronologique, quoique ça ne nous avance forcément pas à grand-chose. Feu le grand philosophe Jean-Paul Sartre affirme, dans son introduction à Questions de méthode, que, dans une perspective dialectique, l’ordre chronologique est toujours le plus significatif. Le grand philosophe a encore dit une connerie. L’ordre le plus significatif est précisément l’ordre inverse et du sujet il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité.

Jean-Patrick Manchette in Le Discours de la méthode (1980)

 

Nous n’allons pas vraiment parler de cela

2017, La nouvelle est tombée : les courgettes sont sauvées. Ou plus spécifiquement, la mélodie constituée de séquences de signaux quantiques émis lors du processus de synthèse des protéines est bien entrée en résonance avec celle de la musique diffusée dans la serre. Les stomates se sont, tels les chakras du bienheureux, grands ouverts et les échanges chimiques ont été fructueux. « Merci Genodics ! » a donc dû s’écrier Gilles Josuan, agriculteur de son état, professant dans le département des Bouches-du-Rhône en France et spécialisé dans la production de ces cucurbitacées touchées par le virus Mosaïque et qui auraient dû finir à la benne. Genodics fait commerce de solutions musicales phytosanitaires, il s’agit de la société qui exploite les brevets déposés depuis les années soixante par le musicien Joël Sternheimer et dont le slogan est « À chaque virus sa musique ». Sternheimer est également semi-connu sous le nom de Évariste, notamment pour son 45t Connais-tu l’animal qui inventa le calcul intégral ? (1967) et une poignée de quelques autres galettes auto-produites. Genodics propose du sur mesure, du cas par cas, « À chaque virus sa musique » qu’on vous dit. Genodics n’a donc jamais ni produit ni distribué de disque générique à usage curatif ou sophrologique pour le monde végétal dans son ensemble. Mais alors voici que d’autres l’ont fait.

 

Le Grand Voyage de l’ethnobotanique

En 2009, « passé la saison du pandanus, dansons l’iboga boogie sous le volcan exactement ». En 2009 encore, « two mushrooms in my room and Beau Delay in your bed ». En 2009 toujours, « San Pedro (sans personne), goûter au Mind Garden et passer dans le Monde Bis ». En 2009 enfin, « d’une boucle à l’autre, par la salvia, varie la place de l’espace ». Ainsi ont été paraphées, en 2009, donc, les quatre faces du double album vinyle nommé Musique pour les plantes des Dieux par le groupe qui ne se nommait pas encore Bader Motor.

 

Images extraites du film The Secret Life Of Plants (1979), Walon Green

 

Ce disque est fondé sur le livre semi-éponyme Les Plantes des Dieux (1979) de Richard Evans Schultes, ethno-botaniste américain à la faculté de Harvard, et Albert Hoffman, fameux chimiste suisse ayant synthétisé le LSD 25 à partir d’études sur l’ergot de seigle. Les deux hommes y ont cartographié, classé, exposé et expliqué les pratiques chamaniques du monde entier liées à la prise de végétaux sacrés. Plus précisément, ce disque s’inspire d’une collection de plantes comestibles aux caractères psychoactifs, sélectionnées à partir du dit-ouvrage et réunies au sein d’une même serre aux lumières artificielles chauffantes et mobiles. Les musiciens se sont enfermés dans cet espace, confinés avec leurs instruments et un matériel léger de captation pendant plus d’une semaine — un peu d’eau pour les plantes et pour eux —, voici le protocole d’enregistrement de cette expérience tel qu’on peut le lire dans la pochette gatefold du premier pressage de ce disque sous-titré Une aventure psychédélique dans la pharmacopée ancestrale.

Avant de relater cette pause de réalité, ou de ce qui en tient lieu, notez une précaution posologique sur l’emballage : « Pour une sensation de stase et mort lente au fond de vallées fermées où le fumier génital donne naissance à des plantes couvant d’étranges crustacés qui briseront leur enveloppe humaine comme une coquille, il est possible de mélanger, à l’aide de deux platines vinyle et d’une table de mixage légère, les contenus des faces A et C ou B et D. Néanmoins, la production ne pourra en aucun cas être tenue responsable des irrémédiables dilatations que subira la conscience lors d’une telle expérience sonore ». Voilà, c’est dit. La production se méfie de votre société procédurière marchande.

L’expérience, qu’il faut semble-t-il plus ici comprendre au sens mystique du Grand Voyage qu’à celui plus rigoriste d’une science qui impliquerait de n’être simultanément ni cobaye ni chercheur, fût intense. Le but premier, l’hypothèse, même si le terme semble un peu galvaudé, était de faire entendre aux plantes des dieux la musique qu’historiquement elles avaient contribué à créer via l’absorption de leurs alcaloïdes et acides aminés spécifiques, puis par celle de leur divers dérivés chimiquement recréés par le savoir humain. Apprécieraient-elles ? Comprendraient-elles l’effet miroir proposé par les musiciens ? Seraient-elle troublées par la responsabilité qui objectivement leur incombe dans la déliquescence de la jeunesse occidentale ? Eussent-elles agit différemment si, averties des tragiques conséquences de leurs flots de nectar, elles avaient été ? L’auraient-elles contrit en leurs tiges, leurs troncs, lianes, pistils et fruits ? Mère Nature aurait-elle pu retenir les coups ?

Cette expérience ne vous l’apprendra pas et de coups retenus, il n’y eut point.

Dans des états de précision modifiée, vacillant entre plaines apathiques et sommets épileptiques, le trio ne peut que prendre la première bretelle de l’autoroute des sens et filer droit devant vers le couchant, ou tout du moins ce qu’ils pensent être une source de lumière, papillons turbulents dans les phares de la conception cosmique. À défaut d’accorder leurs instruments, ils tentent de synchroniser les valves et tuyaux des petits moteurs qui rythment leurs poitrines. Cela n’est déjà pas mal si l’on considère qu’au vôtre, après la rotation des quatre faces, ils se sont aussi peut-être accordés pour partager ce voyage. Si c’est le cas, ne bouclez pas votre ceinture et remettez la face A de l’herbier. Une dernière mise en garde posologique tout de même, la pochette a été illustrée par Pierre la Police, Attation ! donc.

 

French Touch pas à mon pot

En 1996 sort sur le label français F Communication la compilation de musique électronique Musique pour les plantes vertes. Elle se présente comme une suite d’ambiances moelleuses pour âmes moelleuses et ne fait référence aux plantes vertes, à notre avis, qu’en une mise à distance moqueuse des diverses musiques d’ameublement qui ont empli les disques qui l’ont précédée dans la même veine.

Nous trouvons sur ce florilège de musique d’ambiance la fine fleur du label dirigé par Laurent Garnier (aucun lien de parenté avec la marque de shampoing aux plantes) et Éric Morand. Il y a DJ Cam, Hyphen, Zein Angelus, Juan Trip’, Edoram, Laurent Garnier lui-même, A Reminiscent Drive, Scan X, Chaotic Ramses et Nova Nova. La chose a été éditée sur le format compact disc. Un vinyle de type maxi 45t a également été disponible, il ne contient que quatre des titres proposés sur la version digitale.

 

Images extraites du film The Secret Life Of Plants (1979), Walon Green

 

Les musiques, très harmoniques, pleines de notes en boucle, samplées ou jouées, ont très mal vieilli — ici l’on croit reconnaître un échantillon de Lonnie Liston Smith, maigre joie, là un bâillement nous échappe, désolés. Cette musique semble plus lointaine encore, sur l’horizon d’une toute jeune historicité, que celles qui l’ont pourtant précédée. La nostalgie, pour être activée de façon heureuse, a peut-être besoin de plus de profondeur de champ, de plus d’élan sur le tremplin des souvenirs pour prendre la vitesse du boomerang et revenir à nos oreilles charriant son lot d’émotions oubliées, pâtisserie proustienne trop sucrée mais qu’on accueille la bouche ouverte et les yeux fermés. Présentement, on se rappelle s’être profondément ennuyé dans des bars lounge, subissant les assauts mous de florilèges Café del Mar, Costes ou venant de Buddha Bar de sinistre mémoire. Ces séries de CD compilation à la numérotation qui semblait alors infinie polluent maintenant les étals des marchés aux puces du monde entier espérant une seconde vie autre que la réincarnation sous la forme, utile mais peu flatteuse, d’épouvantails à pigeons sur les balcons périphériques des métropoles contemporaines.

Et pourtant, cette fin n’aurait vraiment rien de déshonorante pour une musique qui s’affirmait à sa sortie comme du design sonore. Contrairement à la sculpture, qui elle aussi occupe l’espace, le design se qualifie souvent comme tel par la fonction qu’il est censé remplir. Éviter le souillage d’un balcon par des fientes de volatiles et prévenir que ces derniers ne gobent les semis que vous avez plantés avec soin dans d’étroites jardinières pour simuler un peu de nature dans le désert urbain, ne nous semble pas une fin incongrue pour ce type de production qui à l’époque faisait bien la maligne en toisant ses modestes prédécesseurs réellement destinés, avec plus ou moins de mauvaise foi, aux plantes.

 

Le blind test et le tournesol

Journey Through The Secret Life Of Plants de 1979 est un disque de Stevie Wonder et il n’est pas destiné à être écouté par des plantes. Il s’agit de la bande originale d’un film documentaire qui traite de ces sujets manifestement très en vogue dans les années soixante-dix que sont les nouveaux rapports au règne végétal. Encore une fois, l’affaire sent l’opportunisme à plein nez, résultat de la triangulation entre un best-seller de librairie The Secret Life Of Plants de Peter Tompkins & Christopher Bird, un documentaire sur les insectes et succès au box-office, The Hellstrom Chronicle de Walon Green, et un album multi-disque de platine Songs In The Key Of Life de Stevie Wonder. Prenez pour un tiers le propos du livre, pour un tiers les ficelles du documentaire et ajoutez un dernier tiers de musique emphatique à la prestigieuse signature, et, selon les schémas de projection du capitalisme culturel, vous ne pouvez pas vous rater.

Le fait est que plantage il y eut.

Peut-être ce projet arriva-t-il trop tard dans la décennie, la corde de chanvre de la communication avec le végétal ayant déjà été rongée jusqu’à l’ultime fibre. Peut-être le fait qu’un artiste aveugle compose la bande originale d’un film parut saugrenu aux spectateurs. Peut-être sont-ce les scènes de danse où des protagonistes, moulés dans des collants mimants les textures d’une plante, gesticulent lentement dans un terrain vague new-yorkais, ou celles dans lesquelles d’imposants ordinateurs calculent des interactions sonores entre des plantes et des humains. Peut-être est-ce la faute aux trop nombreux couchers de soleil qui annoncent d’une manière trop manifeste la fin de la parenthèse enchantée ou le sérieux appliqué à des approximations scientifiques qui ont fini par perdre l’audience. On y voit tout de même des savants soviétiques, blouses blanches et clope au bec, découper au hachoir un chou juste à côté d’une plante bardée de capteurs qui, en une manière d’encéphalogramme potager, sont censés enregistrer ses réactions. De deux choses l’une, soit c’est de la foutaise, soit c’est de la torture. Dans les deux cas, le spectateur hippie se laissant pousser le col pelle à tarte disco n’a pas apprécié. L’apparition, au milieu d’un champ de tournesol en fleur de Stevie Wonder en personne, avec ses petites tresses perlées mais sans ses lunettes noires, dans la dernière séquence du film pour chanter la chanson titre n’y a rien fait, bide il y eut.

 

Images extraites du film The Secret Life Of Plants (1979), Walon Green

 

La musique, composée à l’aide du premier sampler disponible sur le marché, le Melodian de Computer Music, et du célèbre orgue de l’artiste, le monstrueusement complexe GX-1 polyphonique de la firme Yamaha, n’est remarquable qu’à l’aune de la sélection thématique qui nous occupe aujourd’hui. Le déroulé narratif du produit nous apprend que Stevie Wonder se serait fait raconter chaque scène du film, chaque plante, décrite puis palpée. Chaque thème en serait le résultat. Si, comme la philosophie de l’époque à saveur orientale nous le psalmodie, le chemin parcouru est vraiment plus important que le but à atteindre, alors nous pouvons nous satisfaire de cette aventure multimédia par delà les frontières du handicap. Si nous écoutons ce disque pour lui-même au temps présent, il nous est permis d’être un peu chagrin et de penser honnêtement que Mister Wonder avait mis tout son talent, toute sa soul vibrionnante, dans son précédent album et que, sec comme un chrysanthème à Noël, il était incapable de trouver ici l’inspiration.

On ne peut s’empêcher de comparer le résultat à la merveilleuse bande originale livrée par Phillip Glass trois ans plus tard pour le documentaire expérimental Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. La surabondance des effets de timelapse, ou plans fixes accélérés à l’extrême, dans les deux réalisations y est probablement pour quelque chose, et ce même si l’on ressent parfaitement le changement de décennies et donc de problématique dans les propos. La différence entre flétrir et murir, pourrir et maturer, prendre de la bouteille ou madériser, tient souvent au soin que l’on a mis à l’élaboration de la recette.

 

L’art de la répétition par Roger Roger

Roger Roger était un artiste de musique légère. En 1978, il a réalisé, avec Martin Monestier, le livre-disque De la Musique & des Secrets pour enchanter vos Plantes. Il s’agit sans doute du disque traitant du sujet qui nous occupe aujourd’hui le plus aisément trouvable dans notre beau pays. Il hante les brocantes, les vide-greniers et maintenant les sites Internet spécialisés depuis plus de quatre décennies. Sa pochette gatefold s’ouvre sur un livret de quarante pages regroupant de nombreux courts chapitres et des illustrations photographiques reproduites en noir et blanc.

Roger Roger s’est fait un nom dans la musique d’illustration, c’est à dire principalement pour des films et des émissions de radio qui n’ont pas spécifiquement fait appel à lui pour acquérir une couleur musicale particulière, mais qui ont pioché au sein de multiples catalogues de disques préexistants créés par le musicien et proposés par des éditeurs. Il y en a pour les comédies ambiance peau-de-banane et seau-d’eau-sur-le-rebord-de-la-porte, il y en a pour les marivaudages ambiance amant-dans-le-placard et ciel-mon-mari, pour les aventures dans le futur spatial avec moult envolées et atterrissages de vaisseaux, projections de rayons lasers et langages extraterrestres nasillards ; également pour les échappées bucoliques dans la nature avec fifres joyeux et cloches bovines au loin. Bref, il y en a pour tous les goûts, mais surtout pour tous les besoins. Le Francis Ford Coppola du dimanche y trouvera autant sa walkyrie au kazoo que le Douglas Sirk du film d’entreprise sa musique lacrymale pour drame devant la machine à café. Le réalisateur de documentaires animaliers pourra souligner avec gourmandise les derniers festins du castor avant l’hibernation et l’animatrice de radio naturiste le générique de fin de son émission hebdomadaire Mature & Découverte.

Pour l’opus qui nous concerne présentement, Roger Roger a composé une suite en deux parties, malicieusement nommée en un clin d’œil gershwinien, Rhapsody in Green. Encore une fois, l’artiste pulvérise large. Nous y trouvons de la musique de chambre lorgnant vers Antonio Vivaldi, de la musique de film dans l’air du temps style Francis Lai pour Claude Lelouch, et une tentative de musique indienne avec tablas et sitar (manifestement pas parfaitement maitrisés par les instrumentistes) présente ici sans doute pour flatter la queue de comète hippie qui faisait sentir, en cette fin de décennie soixante-dix, ses dernières effluves de patchouli. Le synthétiseur y fait aussi quelques apparitions même si dans l’ensemble, c’est le piano qui mène l’affaire. Une affaire — une commande — rondement menée, car ici le cerveau n’est pas le musicien mais bien le journaliste, l’écrivain, l’homme de télévision : Martin Monestier.

« Un livre écrit pour vous par Martin Monestier. Un disque  »pensé » pour vous par Martin Monestier et composé par Roger Roger », c’est écrit sur la pochette, ou la couverture, si vous préférez. Le journaliste, spécialiste des plantes (mais aussi de nombreux autres grands dossiers tels que Le Suicide, Les Nains, Les Halles de Paris, Les Monstres et Le Duel), dans une suite de courts chapitres qui tiennent plus du survol en rase-motte avec épandage de noms pseudo-scientifiques que du labour de fond d’un sujet, égraine avec désinvolture de surprenantes révélations. Les plantes ont les mêmes réactions que les animaux, Aux approches d’un psychisme végétal, Des émotions proches des émotions humaines, Les plantes lisent dans les pensées, Les plantes souffrent, Les plantes ont besoin d’être aimées, L’étrange fidélité des plantes, La mémoire des plantes, L’intelligence des plantes, Les plantes peuvent parler, Le dilemme du végétarien, Comment établir un dialogue entre vous et  »elles », Vos plantes ne doivent pas s’ennuyer, Ne les laissez pas à l’écart de la vie familiale, Ne vous disputez pas devant elles, Aimez-les et elles vous seront fidèles, Prenez soin de vos plantes autant que de vos enfants, voici quelques titres de chapitres qui, je l’espère, vous donneront envie d’en savoir plus, car à ce stade du livret, nous ne sommes pas encore réellement entrés dans le sujet qui aujourd’hui nous rassemble, et les découvertes qui arrivent sur les rapports entre la musique et les plantes sont proprement saisissantes. Outre la désormais classique ouverture facilitée des stomates du végétal par l’action des ondes sonores qui fluidifie les échanges avec son milieu, Martin Monestier va plus loin et précise les goûts des plantes en un véritable classement par genre. Il souligne l’effet bénéfique de la musique classique, le charme étrange de la musique orientale (au sens large, bien sûr, la musique de Ravi Shankar faisant pencher les plantes d’un angle de 70° vers le haut-parleur), il note que le jazz peut les séduire et la grande indifférence dont elles font preuve à l’écoute des musiques folk, de la country, de la pop ou semi-pop. Mais le plus grave reste à venir, préparez-vous à un complet renversement de la géométrie de l’innocence, comme dirait Bob Dylan, cet artiste dont les plantes se foutent. Le rock les tue ! Je répète, le rock les tue. Les plantes cherchent par tous les moyens, y compris le suicide, à s’écarter de cette musique traumatisante. Soumises à Led Zeppelin, Vanilla Fudge ou Jimmy Hendrix, ou tout autre type de « compositions percutantes et discordantes, qui sacrifie l’harmonie au volume et au rythme », elles meurent en moins de quinze jours. Si vous êtes de ces gens qui veulent vivre vite et mourir jeune, de grâce, ne sacrifiez pas vos plantes avec vous et éloignez votre ficus de votre électrophone.

Je vous épargne le très complet horoscope qui nous apprend que le Cancer se marie bien avec l’Alpinia ou le Lis des marais (alors que depuis des années on nous rabâchait les oreilles avec le Tabac), et l’émouvante histoire du professeur Ken Hiashimoto, docteur en philosophie et en sciences, qui a réussi à établir un dialogue unique à ce jour avec son cactus et ce, après lui avoir appris à compter jusqu’à vingt. La plante, en pleine confiance, a même perdu toutes ses épines, sans doute à juste titre persuadée qu’elle ne risquait plus rien en si bonne compagnie. La fin est un peu longue, mais libre à vous de creuser davantage la question si jamais en Poison Ivy vous vous rêviez.

 

Du synthétiseur à la photosynthèse

Il y avait, dans le domaine de la pop culture au sens large, cet album de Mort Garson. C’était en 1976 et il s’appelait Plantasia, ou plus précisément Mother Earth’s Plantasia. Il n’était pas disponible chez les disquaires, ni même dans les échoppes dédiées au bien-être du corps et de l’esprit qui commençaient à fleurir un peu partout aux États-unis d’Amérique. Il était disponible dans une unique jardinerie nommée Mother Earth située à Los Angeles. Et bien que nous n’y étions point, il semblerait que le rapport entre le patronyme du magasin et le produit proposé impose une probable conclusion : le hippie opportuniste avait flairé le gogo.

Mort Garson était un compositeur de musique électronique de nationalité canadienne. Son fait de gloire est d’avoir composé pour la chaine télé CBS la musique qui accompagnait la retransmission de la mission spatiale Apollo 11. Il n’a malheureusement pas été recontacté pour la mission Apollo 12. Étrange, car il était tout de même assez spécialisé dans les bandes originales de sequelles. Beware of the Blob! de 1972, suite du The Blob de 1958 (avec Steve McQueen), c’est lui. More American Graffiti (la suite, donc, de 1979), c’est encore lui. Grease 2 (1982), c’est toujours lui. Il a également composé Signs Of The Zodiac (douze albums tout de même), et Electronic Hair Pieces, une suite de reprises des tubes de la comédie musicale Hair jouées au synthétiseur Moog. La pochette — des fils électriques sortent du crâne chauve d’une femme très maquillée — évoque les images des expériences sur les ondes alpha du cerveau humain d’Alvin Lucier, et la démarche, quant à elle, rappelle fortement celle de Walter Carlos et de son fameux Switched On Bach, sorti également en 1969 et énorme succès populaire d’alors.

Le synthétiseur Moog, donc. Géniale révolution dans la production musicale qui se démocratise plus ou moins au milieu des années soixante et dont la paternité revient au Robert du même nom. La machine, à ses début, a encore l’aspect vertical d’une console de standardiste, flanquée de câbles que l’on branche et débranche pour connecter les différents modules, de potentiomètres que l’on ajuste avec précision et dont on tente de mémoriser les positions car de fonction mémorielle, techniquement, il n’y a pas. Et puis, la chose est statique. Le Minimoog, dit Voyager, ne sera disponible qu’en 1970 et donc, sans doute, présent sur Plantasia.

Les compositions, gentiment mélodiques, y sont proches de celles, à la même époque en France, proposées par Jean-Jacques Perrey ou François de Roubaix — souvent des commandes de la télévision nationale pour de l’illustration sonore prospective. Aujourd’hui, la chose paraît inoffensivement nostalgique, à classer plus dans l’easy listening que dans la library music, délicieusement désuète, avec néanmoins une manière de puissance diégétique propre aux compositions instrumentales thématiques qui inévitablement évoquent la bande originale d’un film imaginaire. Vautré sur son lit, une cigarette de drogue à la bouche, observant sa plante verte pousser, on en vient à penser qu’elle est indubitablement une musique possible. Le fait que ce disque vinyle original, peu distribué et donc de nos jours rare et cher, ait été également offert, en 1976 pour l’achat d’un matelas de la marque Simmons, semble accréditer le caractère plausible de ce scénario envisagé.

 

From avant-garde to avant-garden

Le cas de Ann Chase et de son A Chant For Your Plants de 1976 est typique de son époque, on y trouve tous les stigmates de la crédulité et des exploitations qui la caractérisent. La dame est artiste, auteure, lectrice et chercheuse en Noetic Science. Qu’est-ce, me direz-vous ? Et bien, gens de peu de culture, sachez qu’il s’agit de ce que l’on enseigne à l’Institute Of Noetic Sciences (I.O.N.S.), lieu cofondé en 1973 par l’ancien astronaute Edgar Mitchell (sixième homme à avoir marché sur la lune, pilote du module lors de la mission Apollo 14, comme par hasard…) et l’investisseur Paul N. Temple. Cette science est destinée à encourager et conduire une recherche sur l’amélioration des potentiels humains incluant « la santé intégrale et la guérison » ainsi que « l’émergence de visions mondiales ». En outre, cette recherche invoque, parmi tant d’autres, des sujets tels que la rémission spontanée, la méditation, les pratiques de médecine non-conventionnelle, la spiritualité, les capacités psychiques et la survie de la conscience après la mort physique. Ann Chase est également diplômée de la Cosmic University. Nous n’avons pas connaissance de l’exacte valeur des diplômes délivrés par cet établissement car il ne semble pas avoir ratifié le protocole de Bologne donnant équivalence aux grades licence, master et doctorat. Tout l’enseignement y semble traduit de l’hébreu, et on y parle, sur des nappes de synthétiseur molles, de Melzyzedek, moitié du Grand Conseil de la Lumière et membre du Haut Conseil des Divinités. Ses enseignements flattent et mettent en garde notre condition humaine s’appuyant sur l’Ancien Testament et d’étranges allégories cosmiques. C’est assez confus et l’ensemble ressemble plus à un vil salmigondis de dérive sectaire aux vagues attaches judaïques qu’à l’enseignement responsable d’une faculté ayant pignon sur rue.

Armée de tout son savoir ésotérique, épaulée par un astronaute légendaire et un puissant personnage biblique, on aurait pu attendre de Ann Chase un disque à la hauteur du Tarot (1973) de Walter Wegmüller, du Lord Krishna Von Goloka (1973) de Sergius Golowin ou du Penetration: An Aquarian Sympho (1974) de la secte Ya Ho Wa 13. Immense déception. Le saphir se pose sur le vinyle pour lire une version appliquée de la Gymnopédie no.1 de Érik Satie jouée à la guitare sèche et à la flûte. Ça s’ennuie déjà ferme quand une voix féminine commence à parler en anglais sans que l’on puisse réellement affirmer que les choses s’arrangent. La longue litanie verbeuse dure toute la face : « Quelle tranquillité apporte une vie tranquille / Je regarde mes pensée et elles sont comme une verte rhapsodie / Mes pensées sont avec vous, chères plantes, vous êtes de telles merveilles à mes yeux / Nous sommes ici vivant ensemble sur terre, respirant le même air et sentant le contact du même sol, ainsi va la vie des êtres vivants / Nous sommes un dans l’ombre de Dieu / Votre majestueux silence seul mérite d’être écouté / Une vision de la quête est la quête elle-même / Depuis que l’on répond aux prieurs, nous prions / Dans les recoins de nos âmes nous trouverons le vrai sens de nos vies / Écoutons la voix de la nature / Une conscience vit en chaque créature qui elle-même descend d’une autre / Depuis que tu es arrivé dans ma vie, tu m’as appris une leçon de force et d’endurance, de sérénité et de repos / Je sais que l’esprit de la nature est occupé à vous aider à grandir… ». Nous pourrions à peu de frais noircir encore un peu de papier de ce mélange indigeste de béatitude niaise et de croyance rance mais le fait même de réécouter ce vinyle encore et encore pour le traduire devient proprement insupportable et la fâcherie avec le voisinage guette. Le seul point positif de ce disque est que ses deux faces contiennent la même chose — guitare, flûte et voix, même musique, même texte —, gain de temps.

 

Images extraites du film The Secret Life Of Plants (1979), Walon Green

 

On se demande un peu quelle est l’exacte contribution de Ann Chase à ce disque étant donné qu’elle n’y joue pas de flûte (c’est Paula Fulvio), qu’elle n’y joue pas de guitare (c’est Anne Walter), qu’elle n’y a pas composé la musique (c’est Érik Satie) et qu’elle n’y narre même pas ce texte idiot (c’est Danae Alexander). Elle apparaît dans les notes de pochette comme productrice. Quand nous fouillons plus avant l’insert glissé à l’intérieur, nous découvrons que c’est sa passion pour l’usage du protocole photographique dit Kirlian qui l’a poussée dans cette aventure sonore. Mis sous tension, des objets photographiés émettent des halos multicolores à leur périphérie, c’est de la physique de base et ça s’appelle l’effet Corona. Mais au diable les détails ennuyeux, la dame, manifestement plus ouverte à la parapsychologie, est bien cliente de son temps et de son espace. Ce procédé censé révéler l’aura des plantes photographiées était devenu très en vogue aux États-Unis dans les années soixante-dix suite à la parution du livre de Sheila Ostrander et Lynn Schroeder, Psychic Discoveries (1970). Ann Chase explique son modus operandi sur une note dactylographiée et signée : elle photographie des plantes suivant cette technique, puis elle leur fait écouter son disque, puis elle les re-photographie avec la même technique. L’aura a subi une variation notable, ça marche, achetez mon disque et écoutez-le, souvent car « ce chant vous emportera en un voyage psychédélique à travers vos plantes favorites, et au fond de vous-même. » (publi-rédactionnel).

 

Le dentiste avait la dent creuse

Le Docteur George Milstein était un pionnier, et comme tous les pionniers, il n’avait que faire d’être incompris, moqué ou vilipendé. Ce dentiste à la retraite reconverti dans la culture, d’abord amateur puis plus professionnelle, des bromélias, une plante tropicale à hampe colorée, avait de la suite dans les idées. En 1970, il sort le premier disque dédié au bien être des plantes d’intérieur, le sobrement titré Music To Grow Plants presented by Dr. George Milstein. Il entame ici une décennie qui sera riche en la matière, la chose, au premier degré en tous cas, ayant du mal à franchir la barrière des années quatre-vingt.

La pochette verte, forcément verte, présente une photographie du bon docteur, assis. Il est bien en chair, porte veste de costume marron et cravate orangée, une soixantaine d’année, la calvitie prononcée et le sourire joufflu. Regard vers l’objectif. Il tient dans sa main droite un pot blanc dans lequel est sise une plante indéterminée, peut-être une bromélia. Sa main gauche en caresse une des feuilles. Derrière lui une étagère soutient un nombre considérable de petits pots qui contiennent des plantes qui pourraient être de la même espèce que celle caressée. Derrière encore, un mur lambrissé ne fait rien.

Le titre de docteur est ici évidemment un peu trompeur, le-dit doctorat n’ayant pas été obtenu en botanique mais en chirurgie dentaire, mais qu’importe. Nous avons envie de lui faire confiance, d’autant que le disque s’accompagne du fameux guide du docteur pour faire pousser chez vous toutes vos plantes avec succès. La chose s’arrêtant là serait déjà une aubaine, mais le bon docteur a également ajouté à l’ensemble un sachet de graines ; bonheur simple de l’objet dans l’objet, de la surprise à l’intérieur, retour à Pif Gadget et au cadeau Bonux, joie primaire. Des graine de quoi ? On ne le sait pas mais encore une fois peu importe, ne venez pas tout gâcher s’il vous plaît.

Et la musique, me direz-vous ? Elle doit être jouée quarante-cinq minutes minimum par jour, chaque jour, à vos plantes, sinon, vous ne pouvez escompter aucun effet. Et plus en détail, disons qu’elle est à la fois terriblement banale et totalement incroyable. Le Docteur Milstein n’étant pas plus diplômé de musicologie que de botanique a donc fait appel à un obscur duo de compositeurs nommés Corelli et Jacobs pour pondre une musique extrêmement générique, une ambiance cocktail typique des années soixante, quelque chose qui ne tache pas, même sous les pots, quelque chose qui ne se fait pas remarquer, même derrière la porte de l’ascenseur, une invitée beige qui traîne dans les zones commerciales, les aéroports, et qui vous fait attendre au téléphone. Ça swingue très mollement, ça occupe l’espace comme à l’époque le faisait la Muzak, antonomase de la firme américaine du même nom. Mais ne sous-estimez pas la propension aux techniques d’infiltration quasi-situationniste de notre bon docteur, car, d’une manière inattendue, la chose se complique.

Au début et à la fin de chaque morceau, il vous semble entendre un léger son, une fréquence plate très haute, un phénomène qui frôle l’acouphène, qui excite les chiens du quartier et vous fait vous questionner sur le respect des phases dans le branchement de votre chaine haute-fidélité. Pour faire court, il y a ce petit rien, cette bizarrerie dont vous vous demandez si elle est réelle ou provoquée par l’ennui, un peu comme les variations micro-tonales dans un environnement de La Monte Young. Il n’en est rien, ceci n’est pas une erreur, cela est là à dessein. La lecture du livret nous apprend en effet que ces fréquences ont été scientifiquement placées sur ce disque pour entrer en résonance avec celles des plantes et les stimuler, que la musique à proprement parler n’est présente que pour dissimuler à l’oreille humaine ces notes qui n’étaient pas prévues à son effet. La production s’excuse toutefois du fait que certaines ne puissent être complètement camouflées et que ce disque, que vous avez acheté, vous n’en soyez pas vraiment les destinataires.

Félicias voluptueuses et philodendrons, c’est à vous que je m’adresse.

 

 

Couverture : Collage numérique © Arnaud Maguet

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