Expositions collectives Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué !
Entretien par Arnaud Labelle-Rojoux et Patricia Brignone
À partir du début des années 1980, Jean Dupuy opéra un énième renouvellement de sa pratique artistique en s’attachant à la production de textes anagrammatiques et au développement d’un système d’écriture reposant sur cette contrainte littéraire, lui permettant une mise en forme picturale. Ce fut probablement là son activité principale durant les décennies qui suivirent, en parallèle, malgré tout, de la production d’une grande quantité d’objets, convoquant souvent le langage et ayant notamment recours à des systèmes optiques, des moteurs, des miroirs, des cailloux, des objets trouvés / augmentés / fabriqués / bricolés, divers et variés. Quelques réminiscences de son activité d’organisateurs de projets collectifs, durant la décennie 1970 et le début des années 1980 – essentiellement à New York mais également en France -, survinrent néanmoins après son retour en France en 1984. Ce fut le cas de l’exposition qui eut lieu à la galerie J. & J. Donguy, à Paris, fin 1993 début 1994, sous le titre aux accents rétrospectifs plein d’autodérision : « Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué ! » Cette proposition de Jean Dupuy consistait à inviter des artistes à exposer dans des caisses (cageots). Elle bénéficia d’un relais médiatique, sous la forme d’un article de Patricia Brignone, publié dans artpress, faisant figure d’exception dans le contexte de cette époque. Patricia Brignone et Arnaud Labelle-Rojoux, qui en fut l’un des participants, s’entretiennent ici au sujet de cette exposition et du processus de création chez Jean Dupuy.
Arnaud Labelle-Rojoux : Tu as écrit dans artpress en 1994 un article important sur Jean Dupuy, à partir de l’exposition Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué ! présentée à la Galerie J. & J. Donguy la même année. Important, parce que cette exposition rarement évoquée, apparaît avec le recul comme un jalon remarquable dans le développement de son œuvre. Par son titre d’abord, qui montrait une attention particulière au langage, dont on peut dire sans prendre trop de risque qu’il constitue une part considérable, sinon dominante dans son travail. L’exposition, composée de cageots confiés à une centaine d’artistes afin qu’ils y proposent une œuvre, jouait sur le sens littéral du mot caisse (ici cageot), et de la notion de faire/non faire de sa pratique (le Lazy art). Mais pas seulement, loin s’en faut, on va en reparler. En en rendant compte, tu as très naturellement insisté sur la dimension collective du projet, dans la continuité des performances réalisées à New York dans les années 1970…
Patricia Brignone : Précisons qu’au départ il s’agissait du compte-rendu de l’exposition, que j’ai tenu à élargir en faisant écho aux manifestations organisées par Jean Dupuy à New York presque vingt ans avant. La raison première était que si Jean jouissait d’une incontestable reconnaissance en France, cela dès l’exposition 721 au Grand Palais, une certaine aura venait de ces performances collectives auxquelles avait participé toute la scène de SoHo, Fluxus et para-Fluxus, Gordon Matta Clark, Nam June Paik, Laurie Anderson, Philip Glass, George Maciunas, etc . Je tenais, en faisant référence à ces noms, à attirer l’intérêt d’artpress (et ses lecteurs) sur un artiste qui ne correspondait pas forcément à la ligne défendue par la revue. Même si Jean Dupuy avait bénéficié d’expositions dans des galeries prestigieuses comme Sonnabend et Marian Goodman, il apparaissait surtout en 1994 comme une référence pour certains jeunes artistes français de la performance, eux-mêmes peu ou pas visibles dans artpress.
A.L.-R : Jeunes et moins jeunes, j’en étais ! Il y avait, c’est vrai, Joël Hubaut, Stéphane Bérard, Made In Éric, le groupe UNTEL, Charles Dreyfus…
P.B. : Et quantité d’autres. J’en mentionnais quelques-uns dans l’article. Mais cette exposition tombait à pic pour rappeler l’activité considérable de Jean Dupuy à New York, tout en soulignant qu’elle n’était pas synonyme d’un catalogue de noms. Rien ne lui était plus étranger à l’esprit que l’ego de l’artiste, « l’ego-excentrisme » comme il le qualifiait malicieusement.
A.L.-R : Tu le précisais dans ton article, il s’agissait d’une installation explicitement ironique, visant le marché de l’art, non pas rapproché au marché monétaire ou financier, mais aux victuailles au destin périssable.
P.B. : Cette dimension critique, anti-establishment culturel est importante. Je tenais aussi à le souligner, tout en évoquant l’esprit qui s’y rattachait. « I Have fun doing it » disait-il !
A.L.-R : Je reviens au titre et à la capacité de Jean Dupuy à saisir un indice immédiat, un objet banal par exemple, le cageot dans le contexte précis de l’exposition Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué !, et d’en faire une possibilité d’œuvre : à fabriquer, ou à ne pas fabriquer.
P.B. : C’est une des grandes qualités de son auteur qui mérite d’être soulignée, et que l’on pourrait qualifier d’invention à portée de main.
A.L.-R : La formule me paraît particulièrement heureuse ! Le premier objet à portée de main pour l’artiste, c’est le crayon, l’outil pour dessiner. Son potentiel est infini. Il l’est devenu encore plus, pour Dupuy, on le sait, par le biais de l’inscription figurant sur son côté, devenue mine de surprises anagrammatiques. On connait l’importance que prendront par la suite les anagrammes dans son œuvre. On va reparler des cageots, mais l’objet à portée de main est exemplaire, parce qu’il ne donne pas la forme finale. Il est une sorte d’incipit…
P.B. : Oui, c’est un réceptacle à idées. Tout comme le titre de l’exposition Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué !, qui ouvre sur une infinité de possibilités.
A.L.-R : Il suggère de fait le passage à l’acte de création, ou non. Les pièces optiques nées d’observations physiques ne font pas forcément œuvres mais le deviennent explicitées par Dupuy, ou les cailloux trouvés sur les plages, les galets à Nice, sont ce qu’ils sont, des objets, mais manipulés par lui figurent des têtes d’animaux, ou des lignes ou des lettres manquantes ou des chiffres, supports de partitions visuelles. Les cageots observés abandonnés, vides sont des œuvres en devenir. Ils sont en quelque sorte « performatifs ».
P.B. : Je ne sais pas si le terme serait tout à fait pertinent pour les linguistes, mais s’emparer de l’énoncé Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué ! constitue c’est vrai une action, ou disons une action potentielle. Du dire au faire, peut-être…
A.L.-R : Dupuy emploie le mot fabriquer. Faire serait peut-être plus performatif ; faire c’est même le principe du performatif. Dupuy se saisit d’une chose à portée de main, et fabrique ou ne fabrique pas autre chose. Le procédé des anagrammes, va au-delà de l’observation. Les « mots sous les mots » pour reprendre l’excellente formule de Jean Starobinski à propos des anagrammes de Ferdinand de Saussure2 n’est qu’un aspect de celles de Dupuy. Il y a le déplacement langagier à partir d’un objet textuel donné, qu’il n’a pas fabriqué, mais il y a aussi la traduction anagrammatique d’un objet formel donné, qu’il a fabriqué : la pièce Cone pyramid, par exemple, qu’il accompagne de sa description anagrammatique.
P.B. : Il faut dire un mot du dispositif de Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué ! Il était constitué de deux murs de cageots juxtaposés fixés dos à dos. La plupart des artistes les avaient remplis, à l’exception de Christian Xatrec qui avait éliminé le cageot proposant à sa place du vide. Un trou. Il s’agissait assurément d’un acte, mais sans rien fabriquer !
A.L.-R : C’est important que tu reparles du dispositif. Il offrait une lecture simultanément générale et particulière. Comme dans l’installation de Jean Dupuy présentée plus tard à La Station, à Nice, dans l’exposition Gambetta3, se côtoyaient des éléments constituant un tout dont les spectateurs découvraient le détail en s’approchant. On pourrait voir dans ce dispositif une analogie entre la page (le mur) et le mot (la pièce).
P.B. : Son principe met par ailleurs en évidence l’esprit pratique très singulier de Dupuy pour organiser l’espace de présentation. On pourrait voir une certaine proximité entre les cases attribuées aux participants des grommets et Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué ! présentant un alignement sur plusieurs niveaux de boîtes, ces dernières en bois et ajourées, sortes de mini-fenêtres abritant la présence d’un artiste. Cette construction brute correspond bien à l’esthétique de Jean Dupuy, et son économie de moyens évoquant la cabane rustique, faite de matériaux pauvres. On peut même dire doublement pauvre : si le cageot renvoie en effet à l’univers trivial du marché, au transport des fruits et des légumes, il rappelle aussi la précarité.
A.L.-R : Tu as raison. On raconte que l’Abbé Pierre, qui habitait dans un logement modeste, se servait de cageots comme de tiroirs empilés, les qualifiant de meubles de style « Louis Caisse ». L’expression aurait pu être émise par Dupuy, non ? Il est très probable que Jean n’avait pas en tête cette référence, pas plus que la phrase de Francis Ponge : « À mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot ». Mais l’inconscient parlerait-il ? La galerie J. & J. Donguy était située rue de la Roquette pas très loin de la célèbre prison…
P.B. : Sous les mots les choses et inversement !
A.L.-R : Oui, et sous Qu’est-ce que j’ai fabriqué ? Qu’est-ce que je n’ai pas fabriqué !, exposition un peu négligée, figure une mise en perspective de nombreux traits propres à l’œuvre de Jean Dupuy : la critique du marché de l’art, on l’a dit, et de l’ego, l’économie de moyens, la présentation comme espace de lectures infinies, la fabrication comme hypothèse d’art, écho à la proposition de Robert Filliou que tu mentionnes dans ton texte (Bien fait, etc.) ou à Borgès (« il suffit qu’une œuvre soit concevable pour qu’elle existe »), la référence au langage, moteur subtil, et constant de création…
Couverture : Jean Dupuy, Caisse que j’ai fabriquée ? Caisse que je n’ai pas fabriquée ! 1992, acrylique sur bois, 17 x 46,5 x 13,5 cm et 30 x 50 x 17,5 cm. Photo : Nicolas Calluaud.
1.Douze ans d’art contemporain en France, 1960-1972, Grand Palais, Paris, 1972.
2.Jean Starobinski, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971.
3.Une structure remplissant la fonction d’une cimaise ajourée, placée au milieu de l’espace d’exposition et constituée de tasseaux de bois de chantier, qui servait de support aux œuvres présentées, faites d’un bois de même nature. Le dispositif fut présenté en 1997, à La Station, à Nice, dans l’exposition Gambetta, et l’année suivante au Musée d’art contemporain de Genève (Mamco), lors de l’exposition On ne se perd pas de vue.