Clément Cogitore
Clément Cogitore

Les Indes galantes
dans le souffle du krump

Investigation par Patricia Brignone

Sommaire

En 2017, l’artiste Clément Cogitore réalise un film à haute charge énergétique. Sur le plateau de l’Opéra Bastille à Paris, sont réunis une quarantaine de danseurs et de danseuses de krump, danse populaire née dans les années 2000 dans le quartier de South Central à Los Angeles. Ils déploient leurs gestes et imposent leur style et leur culture sous la musique baroque de Jean-Philippe Rameau, Les Indes galantes. Bousculant le temps et les genres, et surtout évitant les pièges convenus de l’appropriation, Cogitore réussit ici une œuvre forte qui dépasse les clichés culturels.

[ 1 ]

3ème Scène, Opéra national de Paris, Entretien avec Clément Cogitore, URL : https://www.youtube.com/watch?v=UMv4EyS08_g&t=35s

[ 2 ]

Dans un article consacré au krump, qu’elle qualifie de « danse libre, brute, mais structurée », la journaliste Rossana Di Vincenzo détaille les diverses figures propres à ce répertoire, tel que le stomp (qui consiste à frapper le sol du pied comme évoqué plus haut), le chest pop (jeu de soubresauts fréquents de la poitrine), mais aussi « le arm swing (mouvement des bras mimant le jet d’un projectile ou un coup de poing, mais avec les mains ouvertes), auxquels s’ajoutent les gimmicks (langue tirée, front plissé, bouche ouverte, regards menaçants) », Rossana Di Vincenzo, « Le retour en force du krump, la danse « mal-aimée » du hip-hop », publié en ligne le 24/04/2018, URL : https://www.telerama.fr/sortir/le-retour-en-force-du-krump-la-danse-mal-aimee-du-hip-hop

[ 3 ]

MAC/VAL, A propos de quatre œuvres de Clément Cogitore (entretien, 12/06/2017), URL : http://www.macval.fr/Clement-Cogitore

[ 4 ]

Ibid.

[ 5 ]

Roland de Candé, Histoire universelle de la musique (T. 1), Éditions du Seuil, 1978, p. 578.

[ 6 ]

3ème scène, Opéra national de Paris, Entretien avec Clément Cogitore, URL : https://www.youtube.com/watch?v=UMv4EyS08_g&t=35s

[ 7 ]

Ibid.

[ 8 ]

Ibid.

[ 9 ]

Ibid.

[ 10 ]

Voir Véronique Doisneau, le film de Jérôme Bel, consacré à la danseuse du corps de ballet de l’Opéra de Paris.

[ 11 ]

Patrice Blouin, « David LaChapelle », Les Inrockuptibles, n° 0512, 21-27 septembre 2005

[ 12 ]

Rossana di Vincenzo, « Le retour en force du krump, la danse « mal-aimée » du hip-hop », op. cit.

[ 13 ]

3 ème Scène, Opéra national de Paris, Entretien avec Clément Cogitore, op. cit.

[ 14 ]

Philippe Hersant, « Baroque », Encyclopaedia Universalis [en ligne], URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/baroque/

La valeur d’une œuvre d’un artiste tient souvent à la place singulière qu’elle occupe dans l’ensemble de celles produites par celui-ci. C’est incontestablement le cas des Indes galantes de Clément Cogitore. Alors que l’une de ses dernières vidéo, The Evil Eye (2018, confirme son sens de la manipulation des images, et sa capacité à s’affranchir de leur régime strict, sa pièce, Les Indes galantes réalisée en 2017, délaissait au contraire toute virtuosité technique pour se concentrer sur la présence physique de danseurs et danseuses de krump, placés au cœur de la dramaturgie d’une adaptation aussi inattendue que fertile d’un extrait de l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau (créé en 1735). Qu’il s’agisse d’un travail de commande, pour 3e scène (la plateforme digitale de l’Opéra national de Paris) n’influe en rien sur l’originalité de la proposition, filmée dans le clair-obscur bleuté légèrement spectral du plateau nu de l’Opéra Bastille. « C’est comme si cette scène avait infusé un peu de son énergie chez chaque danseur, comme si tout s’était embrasé1 » confiera Clément Cogitore, conscient de la pertinence de son choix, préféré à n’importe quel autre lieu dénué de charge propre. Ce qui en résulte est en effet intense, à l’image du krump, danse née dans le quartier de South Central à Los Angeles dans le sillage des émeutes meurtrières de 1992 déclenchées par l’acquittement des policiers mis en cause dans le passage à tabac du jeune Afro-Américain, Rodney King, devenu malgré lui un symbole des violences policières.

Le film, imaginé comme un clip, s’ouvre sur un rythme lancinant de percussions, avant d’enchaîner sur le Rondeau qui, dans Les Indes galantes, marque la « quatrième entrée », dite des Sauvages. La narration s’inscrit dans une série d’intrigues amoureuses, prétextes à un exotisme de pure fantaisie, situant les différentes scènes tantôt sur les rives du Bosphore, au Pérou chez les Incas (pour la deuxième entrée), en Perse (pour la troisième), ou encore pour le tableau qui nous occupe, au cœur d’une forêt d’Amérique opposant Indiens et troupes franco-espagnoles sur fond d’idylle galante. C’est ce passage musical enlevé jusqu’à la frénésie qu’a choisi l’artiste pour transposer les battles auxquelles se livrent les adeptes du krump. Les protagonistes y vont chacun de leur démonstration exécutée avec rapidité, à coups de gestuelles saccadées, de mimiques et de pieds frappés au sol, entourés d’une foule bigarrée, encapuchonnée ou cheveux tressés, massée en cercle pour les encourager aussi bien que pour s’en extraire et s’illustrer à leur tour et faire étalage de leur freestyle2.

 

Force d’incarnation

« Comment une communauté se construit, se rassemble autour d’un objet commun qui est un récit 3 », c’est selon ses propres mots, ce qui focalise bon nombre des réalisations de Clément Cogitore. Ainsi : Parmi nous (film 35 mm de 2011 dont l’histoire s’attache au parcours d’un jeune clandestin) ; Assange Dancing (vidéo de 2012 née d’une image trouvée sur les réseaux sociaux et montée en boucle, montrant Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, dansant sous les spots lumineux d’un night-club, comme dans un ultime instant de liberté – à supposer qu’il s’agisse vraiment de lui…) ; We Are Legion (photographie de 2012 saisissant un moment de partage de quelques Anonymous réunis autour d’un pique-nique bucolique au crépuscule, au bord d’une rivière) ou encore plus récemment Braguino (film documentaire de 2017 qui nous projette au cœur de la forêt en Sibérie aux côtés d’une famille recluse). Ce sont ces modes d’appartenance spécifiques à un collectif régi par ses codes et leur façon de faire groupe qu’explore l’artiste. Ici sous l’angle du krump et de son florilège de postures, c’est la force d’incarnation de la danse comme espace de résistance qui prévaut. Par un jeu de caméra située au plus près du « cercle magique », il parvient à nous faire partager l’énergie libératrice de cette danse, censée exorciser les pulsions négatives liées aux discriminations vécues par les jeunes des ghettos (qu’ils soient afro-américains, latinos ou issus de toute autre immigration caractéristique à ces quartiers populaires particulièrement stigmatisés). Aussi surprenant que cela puisse paraître, la gestuelle véhémente, voire outrée en particulier dans son versant originel, la Clown Dance (du nom de son initiateur, Thomas Johnson dit « Tommy The Clown », dont le recours à des maquillages clownesques et la coiffure afro arc-en-ciel étaient l’emblème), s’accorde miraculeusement à la musique de Rameau créée quelque trois siècles plus tôt. Cette capacité sur-expressive ne pouvait que parler à Clément Cogitore, sensible à tout ce que peut dégager un corps ou une situation. « Mon matériau premier c’est du réel brut : un visage, une voix, un paysage, un son, une lumière (…)4 » se plaît-il à dire.

 

Entre le gang et le corps de ballet

S’attaquer à l’éclat Grand Siècle de Rameau, mais aussi le soustraire à la zone de confort où l’a installé sa réputation, n’était pourtant pas chose évidente. Son nom symbolise à lui seul la tradition de cette haute culture qui le place au panthéon des plus éminents compositeurs français aux côtés de son aîné Jean Baptiste Lully, tous deux ayant donné à l’opéra baroque ses lettres de noblesse. Si la survivance des fêtes royales a imprimé sa touche sur l’œuvre de Rameau, l’opéra-ballet (genre auquel appartient Les Indes galantes) marque surtout l’avènement d’un théâtre lyrique dans lequel s’épanouira son audace harmonique. Certains analystes (commentant le génie de son auteur, critiqué par ailleurs par les conservateurs d’alors, l’accusant d’italianisme) se sont prêtés à une comparaison intéressante avançant que « l’opéra-ballet, quoi qu’on puisse penser de son défaut d’unité, est une revue à grand spectacle, originale et variée (…)5 ».

Le dépassement, ou plutôt le déplacement d’une telle empreinte culturelle, ne pouvait se faire qu’au prix d’une double projection : dans l’espace (le recours à la scène immense de l’Opéra Bastille) et dans le temps (l’irruption spectaculaire de notre époque, la nôtre, multiculturelle). Clément Cogitore parle à juste titre de « court-circuit6 ». On peut, dès lors, appréhender le choix de s’emparer de l’entrée des Sauvages pour y faire évoluer les krumpers, comme la volonté d’en faire le symbole des combats de reconnaissance identitaire, tout comme on peut y voir le projet de « réensauvager » une musique, celle de Rameau, comme anesthésiée par le bon goût et la tradition opératique. À cet égard les gestes rageurs des danseurs galvanisés par les clameurs disent bien l’ « embrasement » que l’artiste situe « entre le gang et le corps de ballet7 ». Autant dire que sa vision, loin d’être purement esthétique, se colore d’une dimension politique plus complexe qu’il n’y paraît, faite de « nœuds ». Ainsi le passage du « sauvage-cannibale » mué en « bon sauvage », tel qu’il était perçu à l’époque de Rameau (et de Rousseau) trouve aujourd’hui un tout autre écho. Au registre des bons sentiments, on sait que la bienveillance n’est jamais très loin de la condescendance. Si la scène dite du calumet de la paix des Indes galantes renvoie à un souci de réconciliation, le « malentendu8 » demeure, source de toutes les tensions que Clément Cogitore illustre en faisant allusion à des « jeunes gens dansant sur un volcan9».

 

 

Corps et personnalité

Pour autant rien ne laisse penser que le krump est ici un prétexte pour évoquer l’altérité culturelle. Car nous sommes face à une œuvre visuelle dansée, d’une grande beauté plastique. Bien que certains s’étonneront du fait qu’il s’agit là d’une production de l’Opéra de Paris (avec son École, ses petits rats, leurs tutus et leurs chaussons à pointes, en un mot, ses conventions et ses hiérarchies10), on n’en a pas moins affaire avec les trois compagnies conviées (celle de Bintou Dembélé, de Grichka et de Brahim Rachiki) à des corps qui, s’ils incarnent une forme de résistance et de liberté, accomplissent pleinement les gestes d’un répertoire chorégraphique. On peut bien sûr s’interroger sur l’exploitation de cette culture, voire déplorer l’utilisation d’une expression urbaine passée du côté du spectacle, mais ce serait négliger l’importance du phénomène qu’a contribué à faire connaître le film du photographe américain David LaChapelle, Rize (2005), consacré au krump et au clowning. Dans un entretien avec Patrice Blouin11, celui-ci déclarait à sa sortie : « J’étais en train de tourner une vidéo pour Christina Aguilera. Il y avait plus de trois cents figurants attendant dans une salle et j’ai aperçu ces deux gamins en train de danser comme je n’avais jamais vu personne le faire. Le soir même, après le tournage, je suis allé dans leur quartier, le ghetto de South Central à Los Angeles, et j’ai su aussitôt que j’allais en faire un film […]. C’était vraiment impressionnant de voir qu’ils avaient inventé tout cela par eux-mêmes, sans suivre de cours et sans rien connaître aux danses africaines. » C’est l’écho à ces danses tribales d’Afrique, en particulier zouloues, inconnues des protagonistes – avec pour autre similitude les visages peints –, qui frappe en effet au premier abord. Le film de LaChapelle s’attache d’ailleurs à en souligner la ressemblance, mêlant à ses propres images celles d’archives ethnographiques. Le krump revendique pour sa part d’autres références dont le hip-hop, mais aussi le popping et le locking, danses de club funk, auxquelles s’ajoutent une variété infinie de gestualités mimées, en particulier celles métaphoriques de combats. Beaucoup de krumpers reprennent également des postures d’acteurs vues dans des films, ou de chanteurs, ou encore de personnages de jeux vidéos. Tout constitue dans le krump matière à expression. Il est par essence inséparable de la personnalité et du corps du danseur ou de la danseuse. Ce phénomène est en l’occurrence bien capté par la caméra de Clément Cogitore, qui réussit à rendre la singularité et l’énergie communicative de chacun.

 

Dimension incantatoire

Institué comme un mode de vie, l’aura spirituelle du krump transparaît dans son acronyme : K. R. U. M. P. désignant « Kingdom Radically Uplifted Mighty Praised », qui pourrait se traduire par « élévation du royaume par le puissant éloge », par laquelle « danser rapprocherait du divin12 ». On notera au passage (mais est-ce un hasard ?), que le mot zoulou, tire son nom de ama zoulou signifiant « peuple du ciel ». Aujourd’hui la renommée de certains de ces maîtres est telle qu’ils font figure de stars à la tête de compagnies de danse. Ils sont à l’affiche de festivals internationaux et autres battles extrêmement suivies, et donnent des cours. Ce sont ces noms incontestés du krump, tant américains que français, que Clément Cogitore a sollicités pour sa mise en scène. L’opéra-ballet renaît ici sous une forme imprévisible, auréolée des feux d’une scène prestigieuse (celle de l’Opéra de Paris), sans pour autant rompre avec l’exaltation des passions, la contorsion des corps et la prédilection pour la métaphore propres aux arts baroques. La vision de l’artiste, soucieux dans son travail de « connecter et faire se rencontrer des mondes13» résonne d’autant plus fortement aujourd’hui qu’elle semble réactualiser la phrase du critique musical Philippe Beaussant qui, évoquant le baroque, parle d’un « monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles »14. Si le mot harmonie ne semble pas ici approprié, du fait d’une tension qui demeure tout au long de l’œuvre, il est clair en revanche que la « dimension incantatoire de la musique de Rameau », comme la qualifie Cogitore, associée au côté cathartique du krump concourent à une plénitude rare : celle d’une communauté.

L’attrait des artistes pour les danses urbaines nous a, à de nombreuses reprises ces dernières années, offert une vision plurielle de cette culture mettant le corps à l’honneur, dans un mélange de pulsions primitives revisitées et de sophistication extrême. On peut citer pêle-mêle Macadam Macadam sous-titré « spectacle hip-hop-roller-bike » (1999) de Blanca Li pionnière en la matière ; le Tour du monde des danses urbaines en dix villes (2014) de Cecilia Bengolea, François Chaignaud et Ana Pi, l’installation vidéo The Fire Flies, Baltimore (2013) de Frédéric Nauczyciel consacrée à une communauté de vogueurs de Baltimore croisée avec celle d’une banlieue parisienne; sans oublier la réappropriation du clubbing par certains chorégraphes comme Christian Rizzo avec Le syndrome ian (2016). C’est aussi à cette essence de la danse et de la musique synonymes de rébellion identitaire que s’est récemment attaché Jeremy Deller dans son film Everybody in The Place, An Incomplete History of Britain 1984-1992 (2018), soulignant le rôle manifeste des raves parties et de la house music dans les bouleversements sociaux de la Grande-Bretagne. Il serait cependant hasardeux de vouloir à tout prix rapprocher la démarche de Clément Cogitore de celle de ces artistes, ses Indes galantes nous apparaissant davantage relever d’une approche sensuelle par la caméra du corps de danseurs et danseuses immergés dans une musique sollicitant l’imaginaire, qu’une revisitation critique du substrat populaire de la danse. Assurément, Clément Cogitore fait ici œuvre de cinéaste, son film subvertissant le temps et les genres.

 

 

 
 

Couverture : Extrait de Les Indes galantes de Clément Cogitore

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