Marcel Broodthaers, vue d'expo, Bologne, cover
portrait

Artiste, 23 septembre 2021

Marcel Broodthaers, vue d'expo, Bologne, cover

Broodthaers is a machine gun !

Essai par Arnaud Labelle-Rojoux

Sommaire

Dans un geste d’apparent autosabordement, Marcel Broodthaers solde en 1964 son passé de poète déçu en réalisant une œuvre, insolite autant qu’insolente, qui acte sa décision d’accepter peu à peu une nouvelle carrière d’artiste, parce que “l’art est commercial” et qu’il s’agit, à 40 ans passés, de gagner sa vie. Inscrivant le langage et le signe au cœur de sa pratique pour mieux déjouer les catégorisations et tracer sa propre trajectoire, éclairée par Magritte et Mallarmé, Broodthaers reste près d’un demi-siècle après sa disparition un artiste fascinant dont Arnaud Labelle-Rojoux nous rappelle l’impact dans cet essai pour Switch (on Paper).

Il y a une scène inaugurale. Elle s’intitule : Pense-Bête. Il s’agit d’un paquet en papier kraft largement éventré contenant 50 exemplaires d’un recueil de poésies portant ce titre, pris dans un amas de plâtre, constituant de la sorte une sculpture. Celle-ci est posée sur un socle. Nous sommes en 1964, Galerie Saint-Laurent à Bruxelles. Présentant l’exposition où cette œuvre figure, un texte, imprimé sur les deux faces de son invitation tirée sur une double-page de magazine précise : « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans… L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis au travail. »

Il y a donc simultanément un avant (la plaquette poétique) et un après (une œuvre plastique) : des invendus (sincères), devenus vendables en tant qu’objet (insincère) ; et entre ce passé et ce présent, un passage à l’acte plus lourd de conséquences que le geste plaisant de transformer un certain type d’objet (un livre à lire) en un autre objet (une sculpture à regarder) par un poète à l’idéalisme bafoué. La toute première de ces conséquences est l’impossibilité d’ouvrir le livre en question, de le feuilleter. Il est comme scellé. Rendu muet. La seconde conséquence est d’introduire de façon insolite du texte (« pense-bête »), du signifiant donc, dans une sculpture matiériste, l’emprise du plâtre suffisant à l’identifier comme telle. L’enlisement du livre dans le plâtre, le piégeage de ses pages, ne liquide donc pas l’existence des mots. Au contraire. Le travail de deuil (l’adieu au langage), s’il a lieu pour Marcel Broodthaers, l’auteur de ce geste singulier, est assurément de courte durée. Se proclame-t-il pour autant artiste ? Pas directement. Il l’admettra plus tard, en clarifiant la chose avec une férocité certaine : « chez mes adversaires1» . Choix par défaut ? Broodthaers n’est pas un tendre : « Le but de l’art est commercial.2» C’est dit. Bon qu’à ça, finalement ?

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

L’œuvre à venir est en tout cas bâtie sur le langage. Avec cette évidence : sevrée de lecteurs, la poésie sort du livre. Elle ne cessera pas pour autant d’exister. Il n’est pas indifférent de noter à cet égard le rôle potentiel joué par les doubles pages disparates extraites de magazines sur lesquelles a été imprimé le texte invitant à l’exposition bruxelloise. Hasard, celle représentant le chanteur fleur bleue Adamo (alors âgé de 21 ans), avec ce sous-titre : « Salvatore vient de s’offrir sa première voiture de sport : une sunbeam blanche », à l’endroit précis où Broodthaers inscrit lui en gros caractères rouge son âge : quarante ans ? D’autres images, sur d’autres pages, sous le même texte, invitent à des rapprochements plus improbables, mais à une « lecture », comme il la revendiquera à propos de son film Le Corbeau et le renard (1967) : une lecture refusant « la délivrance d’un message clair. » Tout est là. Nous ne sommes pas dans la communication. Il peut s’agir, en fond de page – comme on dit en fond de scène -, de machines à laver alignées sur une publicité, de cartes à jouer classiques, de jeunes femmes mannequinant des chapeaux fantaisie, ou d’illustrations graphiques de fleurs en pots, tous introduisent la littéralité du réel, sans dévoiements surréalisants ou détournements de type situationniste ; sans non plus d’appropriation Pop, bien que Broodthaers proclame alors « faire du Pop3» .

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press


Ce qu’opère ici le langage est de glisser un grain de sel signifiant, a priori hors sujet. Il s’infiltre sans assujettir l’image. Il est étonnant que l’on n’ait pas prêté davantage d’attention à cette invitation du point de vue de la relation entre le texte (explicite) et les images (forcément polysémiques), propre à générer une pluralité de sens ou faufiler perversement des incongruités troublantes. Libre à chacun, naturellement, de procéder ou non aux associations suggérées. C’est un point essentiel, à l’origine peut-être des œuvres constituées de coquilles (1965) qui suivront Pense-Bête exprimant « forcément » pour Broodthaers le vide (« Des moules, des œufs, des objets sans contenu autre que l’air et sans grâce4» ), mais ne l’instaurant évidemment pas dans leur accumulation, comparable aux pages de magazines saturées d’images et de signes. Car, en effet, avant de coaguler massivement moules et œufs5, Broodthaers établit dès cette invitation « des systèmes de répétition et de recoupement, de transposition et de redondance, d’allusion, et d’extension d’un objet-modèle »6. La typographie qu’il adopte pour son texte est efficace et distanciée, à l’instar du caractère Antique Olive utilisé par Jean-Luc Godard dans les génériques et cartons rythmant ses premiers films, exemplaire de neutralité, sans affect. Paradoxe : cette typographie n’en apparaît que plus plastique et marque, comme chez Godard, une faculté de penser visuellement le mot scellant démonstrativement sa présence.

Notons que dix ans plus tard, Broodthaers se référera directement aux polices de caractères comme à de « nouveaux horizons » formels. Ce sera avec l’opuscule Un jardin d’hiver, dont les pages sont les fac-similés d’un catalogue typographique. Précisons que cette mince publication, sans véritable texte, se voulait le « commentaire » du décor exotique (palmiers en pots, chaises pliantes, reproductions de gravures animalières) constituant sa participation à l’exposition Carl André, Daniel Buren, Victor Burgin, Gilbert & George, On Kawara, Richard Long, Gerhard Richter au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1974. Les lettres sont en quelque sorte habillées de costumes purement décoratifs : les polices de caractères (Onyx, Palace script, Univers Bold Condensed, Times Roman, Perpetua Bold Italic, etc.). Je ne sais si le rapprochement a été tenté – j’imagine que oui – avec les livrées (cuirassier, gendarme, chasseur, etc.) des « Célibataires » de la Mariée de Duchamp (Le Grand Verre), mais j’y devine une analogie sans doute portée par le qualificatif que leur attribue Duchamp : les « moules mâliques ». En tout état de cause : la poésie était toujours là. Certes inséparable de la pensée.

La trahison des images

Si le régime qu’inaugure Broodthaers avec Pense-Bête est celui du langage, il n’est pas exclusivement celui de la chose écrite. Dans un courrier adressé à la revue Art International et aux directeurs de la Première Biennale de Lignano en Italie en 1968, il indique l’esprit qui l’anime depuis ses débuts et l’inflexion critique de son cheminement : « J’ai d’abord mis en scène les objets de la réalité quotidienne, moules, œufs, pots, images publicitaires. Cette démarche m’inscrivait dans le Nouveau Réalisme et parfois le Pop Art quand je traitais mon sujet avec la volonté de le réduire à un schéma théorique. L’une des conséquences imprévues de mon activité fut la redécouverte de René Magritte. […] Je me sers depuis 67 de toiles photographiques, de films, de diapositives, pour établir les rapports entre l’objet et l’image de cet objet, et aussi ceux qui existent entre le signe et la signification d’un objet particulier : l’écriture. […] Le langage des formes doit se réunir à celui des mots.7»

Pipes alphabet

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

C’était déjà la situation proposée par Pense-Bête. Magritte, le révélateur ? Cela ne surprend pas8. Il y a La trahison des images, autrement dit les mots qui ne sont pas les choses, le coup de la pipe qui n’en est pas une, et à sa suite la série des Pipes alphabets (1969) de Broodthaers. Jeu facile ou vain de reprendre après Magritte la question de l’objet et du langage ? Il faut l’infirmité conceptuelle d’un Philippe Sollers et ses amis de Tel Quel pour s’interroger, avec un tel composé d’aveuglement et de mauvaise foi, sur les enjeux magrittiens dans les pages de sa succursale déléguée à la peinture, la revue Document sur, à l’occasion de la rétrospective de Magritte au Centre Georges Pompidou en 1979 : « Qu’est-ce qu’une peinture qui prétend énigmer son sens ? Qu’est-ce qu’une peinture qui pense s’être pensée dans sa traduction, proposer son mot sous facture ? Qu’est-ce qu’une peinture qui ne serait jamais tout à fait ni vraiment seulement de la peinture ? »9 Guy Scarpetta, dans la même revue, enfonce le clou : « La prolifération des discours “savants ” autour de la Pipe de Magritte a quelque chose d’à la fois comique et accablant. On ne peut que rester étonné du crédit, ou du sérieux, que tant d’intellectuels contemporains accordent à un geste aussi évidemment débile que celui qui consiste à “remettre en cause la représentation” en usant des modes et des techniques les plus académiques de la représentation.[…] La Pipe de Magritte : mise en scène platement didactique de la question de la “représentation” (ou de la “figure ”), qui est sans doute la plus extraordinaire fausse question de toute l’histoire de la peinture moderne. »10 Donneur de leçon, Sollers ne perçoit dans la peinture de Magritte (qualifiée de « laide ») qu’un surréalisme de pacotille pieusement révéré auquel il reproche l’absence de transcendance, et sans doute d’expérience intérieure explicite, cependant que Scarpetta par son ton belliqueux croit lui voir en Magritte un anti-moderne à combattre.

Exagérément appliqué Magritte ? Sottement simpliste ? Pas sûr que la naïveté soit de son côté ! Magritte est un stratège, ses peintures, des stratagèmes. Il le disait lui-même : « Je suis très conformiste dans ma vie et dans ma peinture, et je suis très révolutionnaire dans ma pensée ». Le conformisme apparent de la peinture imagière de Magritte n’est qu’un leurre, comme tout ce qui semble évident. Le regardeur se trouve en position d’interpellé. Il est soumis aux choses qu’il voit dans la peinture. « Le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre » dit Lacan. Intéressant, ce mot « rapport ». Broodthaers l’emploie aussi : « Écrire, c’est organiser un rapport. » La présence des mots sous la pipe, quoi qu’énonce la phrase inscrite ? « Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images », répond Magritte. Un leurre donc. La pipe n’est pas une pipe, et les mots une peinture, même s’ils ne se dérobent pas au sens. Pourtant, comme le constate Broodthaers, il y a une chose que Magritte ne peut abolir, c’est lui-même : « Magritte est trop Magritte ». De fait, Broodthaers, on l’a dit, va quant à lui élargir son champ opératoire à quantité de modes de représentation (peinture, objet, photographie, film), qui seront autant de leurres. De pièges. De trahisons. Mais de quoi ? Du langage ?

« Il invente inconsciemment l’espace moderne »

C’est ici que Mallarmé entre en scène. Non comme un intrus. Il était là en coulisse. Attendu. Broodthaers n’en a pas eu la révélation soudaine : c’est Magritte qui, probablement au tout début de leur rencontre au milieu des années 1940, l’avait invité à tirer profit de la lecture d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Nous ne connaissons pas précisément les jalons de sa réflexion, mais de fait, il en propose en 1969 une version sous-titrée Image, qui projette le poème dans une dimension strictement visuelle pour une exposition personnelle sous-titrée « Deblioudebliou/S » qu’il qualifie de « littéraire autour de Mallarmé » dans la mythique galerie Wide White Space d’Anvers, extraordinaire lieu créé par Anny De Decker and Bernd Lohaus, où se croisent Broodthaers et Beuys, Daniel Buren, James Lee Byars ou Panamarenko. Dans une lettre imprimée, distribuée le jour du vernissage, Broodthaers évoque Jacques Lacan et cite un passage des Écrits : « Le seul énoncé absolu a été dit par qui de droit : à savoir qu’aucun coup de dé dans le signifiant, n’y abolira jamais le hasard, pour la raison, ajouterons-nous, qu’aucun hasard n’existe qu’en une détermination de langage et ce, sur quelque aspect qu’on le conjugue, d’automatisme ou de rencontre. » « Il n’y pas de structure primaire autre que celle du langage qui les définit », renchérira Broodthaers l’année suivante sur l’un des feuillets constituant l’exposition à la galerie MTL de Bruxelles.

Selon Broodthaers, « la pensée de Mallarmé aboutit à deux voies : 1, l’Espace – 2, l’Image, réunie dans son seul esprit. » Un coup de dés jamais n’abolira le hasard loin, donc, de constituer une « magnifique impasse » (Cioran) ouvre un champ nouveau. Pour lui, aucun doute : « Mallarmé est la source de l’art contemporain », précisant : « Il invente inconsciemment l’espace moderne ». Il y a bien sûr l’importance d’un Mallarmé symboliste, admiré par Paul Valéry ou André Gide (et certainement par Lacan !), mais aussi, certes, un novateur graphique par l’appréhension de l’espace de la page, les « places variables » des mots, le jeu typographique. Est-ce tout ? Il y a assurément plus que cela : l’extension du domaine poétique. Broodthaers précise inconsciemment, mais Mallarmé lui-même suggérait qu’il résulte du poème, « pour qui veut lire à haute voix, une partition. » L’espace s’ouvre assurément avec Mallarmé, espace qui « ne peut conduire qu’au paradis » dit, encore et toujours poète, Broodthaers. Claudel avant lui avait déjà qualifié le Coup de dés de « grand poème typographique et cosmogonique ». Et au début des années 1950 le poète suisse Eugen Gomringer, tenu pour l’inventeur du terme « poésie concrète »11, reprenait lui l’idée de « constellation » (mot capital du poème de Mallarmé), afin que le texte se voit et se lise en même temps « aussi aisément intelligible que les signes dans les aéroports ou les panneaux routiers », à partir de mots formant une « constellation », objet certes « à percevoir dans sa totalité », mais débarrassé de toute dimension symbolique. Dans la transfiguration qu’opère Broodthaers du Coup de dés, la lecture est absente. Interdite. Comme celle du recueil Pense-Bête plâtré. Les mots sont occultés, caviardés, transformés en blocs noir d’encre, mystérieuses aérolithes de différentes tailles allongées, alignées sur la page blanche, ou transparente, ou le support d’aluminium. Odyssée spatiale.

Musée d'art moderne, département des aigles

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

L’édition d’un Coup de dés – Image se répartit en effet dans ces trois versions : l’une sur papier blanc, une autre sur papier transparent, la troisième, la plus radicale, sur plaques d’aluminium anodisé. Sur un dispositif de planches-présentoirs étaient exposées à la galerie Wide White Space les versions sur aluminium et papier transparent, cependant que la version sur papier constituait le catalogue de l’exposition, reprenant, comme sur les autres versions sorties du livre, les longs blocs noirs alignés. Sa couverture était la réplique à l’identique, ou presque, de l’édition de 1914, substituant subtilement son nom à celui de Mallarmé, et la mention « image » à « poème ». Une photographie de l’exposition permet de voir qu’elle comprenait aussi une installation constituée de trois chemises de couleur sombre alignées sur le mur, suspendues par des cintres, sur lesquelles Broodthaers convoquait encore Mallarmé, mais plus mystérieusement, puisque sur chacune était écrit à la craie le texte du Coup de dés, à côté d’un costume sans aucune inscription qu’il décidera finalement de supprimer de l’ensemble. Dans le fond de la galerie figurait quatre plaques en plastique (« fabriquées comme des gaufres ») de la série Pipe Alphabet (« poèmes industriels ») rappelant incidemment la présence de Magritte dans sa méditation mallarméenne. Sur les deux plaques supérieures, figuraient toutes les lettres de l’alphabet en lettres capitales entourant une pipe, sur celle du dessous seules demeuraient deux pipes portant les lettres A et B. Un magnétophone diffusait un enregistrement d’Un coup de dés, lu par Broodthaers plusieurs fois de suite sur des tempi différents. Autre élément, peut-être signifiant, le sol de la galerie avait été peint en noir. Référence à la noirceur supposée du cosmos ?

Entièrement, donc, placée sous l’égide de Mallarmé, avec un clin d’œil appuyé à la pipe magritienne, cette exposition entendait prolonger la critique de l’art, territoire « ennemi », instaurée dès Pense-Bête, avec pour alliée de poids la poésie, armée et réarmée, qui ne cessait de l’aiguillonner. Plus qu’une exposition « pédagogique », comme il prétendait qu’elle fut, l’exposition était une déclaration de guerre. À cet égard, la formule de Scutenaire à propos des « peintures vaches » de Magritte : « mettre les pieds dans le plat », aurait pu s’appliquer à sa démarche. C’est le sens qu’il faut donner au Musée d’Art Moderne, Département des Aigles, musée « fictif » mais surtout « parodie politique des institutions de l’art et parodie artistique des événements politiques », qu’il ouvre chez lui en 1968, associant « la représentation majestueuse de l’art et la représentation majestueuse de l’aigle » (et sa « bêtise notoire »). « Un mensonge » supplémentaire dira-t-il. « Une tromperie ». Il s’agit toujours de parler de l’art de façon extérieure, ou plutôt de mettre « les pieds dans le plat » de l’art en endossant le costume, sinon le rôle, de l’artiste contemporain.

En 1975, à l’occasion de son exposition Le privilège de l’art au Musée d’Oxford, Broodthaers revient sur le mot, depuis longtemps affranchi de définitions satisfaisantes : « En fait, je ne crois pas qu’il soit sérieux de définir l’Art et de considérer la question sérieusement, sinon au travers d’une constante, à savoir la transformation de l’art en marchandise. Ce processus s’accélère de nos jours au point qu’il y a superposition des valeurs artistiques et commerciales. S’il s’agit du phénomène de la réification, l’Art serait la représentation singulière de ce phénomène, une forme de tautologie. »12 La fétichisation de la marchandise dénoncée en bon marxiste par Broodthaers n’était en rien contradictoire avec la posture de poète nourri de Mallarmé. C’était moins l’ancien membre du Parti communiste qui s’exprimait, que le poète. À la question d’Irmeline Lebeer : « Avez-vous fait de l’art engagé ? » Il répond, avec une sincérité teintée de lassitude : « Avant. Et c’était des poèmes, signes concrets d’engagement, car sans récompense. »13 Aveu maladroit ? Broodthaers ne circule pas incognito. Il ne laisse pas son identité au vestiaire. Sous le costume de l’artiste, le poète demeure. Sa carte du monde est celle du « monde poétique ». Il y revient toujours. Sans renoncement au message de la poésie de Mallarmé. Quel message ? Dans sa Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège de France, Roland Barthes l’indiquait sans ambages : «“changer la langue”, mot mallarméen, est concomitant de “changer la société”, mot marxien : il y a une écoute politique de Mallarmé, de ceux qui l’ont suivi, de ceux qui le suivent encore»14. Est-ce de cela dont il s’agit ?

Marcel Broodthaers, espace

Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press


Pour Jacques Rancière, qui s’interroge sur le fait que Broodthaers mette en scène « la réification » du poème en faisant « disparaître la double économie scripturale de Mallarmé dans l’indifférence des lignes noires »15, projet allant selon lui à l’encontre de la spatialisation selon Mallarmé, ce dernier demeure pourtant un modèle pour Broodthaers dans sa quête d’une poétique par d’autres moyens que la poésie écrite. Une quête utopique, au fond. Résurrection du Mallarmé anarchiste, le contemporain des poseurs de bombes ? La subversion par le langage assimilé à un explosif ? Pourquoi pas. Une fraternité astrale ? Broodthaers a peut-être eu connaissance de ce propos de Mallarmé rapporté par Henri de Régnier : « Il n’y a qu’un homme qui ait droit d’être anarchiste, moi, le poète, parce que seul je fabrique un produit dont la société ne veut pas, en échange duquel elle ne me donne pas de quoi vivre »16

La poésie « sans récompense » mène à Pense-Bête. Passé avec armes et bagages à l’art Broodthaers ? Les armes sont utiles ! Repensant à la remarque de Barthes, très inscrite dans le débat des années 1970 sur Mallarmé auteur obscur, élitiste, je me suis souvenu d’un épisode très curieux relaté par Vivianne Forrester dans son livre L’Horreur économique17. Elle rapportait que lors d’un colloque à Graz en Autriche, dont le sujet m’est absolument sorti de la têt18, alors que les participants s’écharpaient pour savoir si les paysans d’Afrique avaient les moyens de choisir les objets de leur connaissance entre Mallarmé et les mitrailleuses, une personne dans le public s’était exclamée : « Mallarmé is a machine gun ». On imagine dans l’assistance la force du rapprochement. Eh bien, elle convient parfaitement à Marcel Broodthaers : « Machine gun » !

En couverture :  Marcel Broodthaers, vue d’exposition L’espace de l’écriture, MAMBo, Bologne, 2012 © Estate Marcel Broodthaers. Photo Roberto Serra / Iguana Press

1.Marcel Broodthaers, interview avec Irmeline Lebeer, Catalogue-Catalogus, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1974.

2.Marcel Broodthaers, « A MTL ou à BCD », Bruxelles, février 1970, repris dans Belgische Kunst 1969-1977, Ooidonk, 1978.

3.« Pour ma part, comme ce dieu que j’étais, je ne tolère plus le doute. Je fais du Pop. […] Je n’ai que suivi les empreintes laissées dans les sables artistiques par René Magritte et Marcel Duchamp et celles toutes fraîches de George Segal, de Roy Lichtenstein et de Claes Oldenburg. » Marcel Broodthaers, texte imprimé au verso du carton d’invitation de l’exposition de l’exposition « Objets de Broodthaers » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1965.

4.« Marcel Broodthaers par Marcel Broodthaers », Journal des Beaux-Arts, Bruxelles, 1er Avril 1968, cité par Birgit Pelzer, « Redites et ratures, les objets de l’alphabet », Broodthaers, conférences & colloques, Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1991.

5.Qu’anticipe Le problème noir en Belgique (1963) collage d’œufs en plâtre peints en noir sur une édition du journal Le Soir.

6.Formulation empruntée à Birgit Pelzer, « Redites et ratures, les objets de l’alphabet », Broodthaers, conférences & colloques, Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1991.

7.Lettre publiée dans le catalogue Lignano Biennale 1, citée dans Marcel Broodthaers, Paris, Éditions du Jeu de Paume, 1991.

8.« J’étais hanté par une certaine peinture de Magritte, celle-là où figurent des mots », Marcel Broodthaers, interview avec Irmeline Lebeer, Catalogue-Catalogus, op. cit.

9.Philippe Sollers, « Misère de la peinture », Documents sur n°4/5, juin 1979

10.Guy Scarpetta, « Ceci n’est pas une pipe n’est pas une pipe pas une pipe », Documents sur n°4/5, juin 1979

11.La poésie concrète et une partie de la poésie visuelle s’inscrivent naturellement dans une postérité du Coup de dés comme ne manque pas de le souligner Jacques Donguy dans son livre-somme Poésies expérimentales, zones numériques (Les Presses du Réel, 2007). Il est cependant surprenant que Marcel Broodthaers y soit simplement cité d’une phrase, tout comme surprenante la portion congrue que lui réserve le catalogue essentiel Poésure et Peintrie, d’un art l’autre, de l’exposition des Musées de Marseille en 1998. Exception notable, la préface de Bernard Blistène trois fois illustrée par Broodthaers : Un coup de dés (1969), peinture sur toile ; Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image (1969), les 12 plaques sur aluminium ; Le Dé (1968-1969), objet en bois avec inscriptions peintes. Broodthaers trop artiste, pas assez poète ? L’habit fait-il le moine ?

12.Marcel Broodthaers « Être bien pensant ou ne pas être. Être aveugle »

13.In Catalogue-Catalogus, op. cit.

14.Roland Barthes, Leçon, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

15.Jacques Rancière, L’espace des mots, De Mallarmé à Broodthaers, Nantes, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005.

16.H. de Régnier, Cahiers inédits, 1887-1936, Paris, Éditions Pygmalion, 2002

17.Vivianne Forrester, L’Horreur économique, Paris, Fayard, 1996.

18.Le thème du colloque était en fait : « Littérature et principe de plaisir ». Et la citation complète provient du livre La violence du calme, toujours de la même Vivianne Forrester.

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