Cet article est paru en mai 1972 dans la revue Artforum, alors au faîte de son engagement critique. Son auteur est Robert Pincus-Witten, critique d’art et célèbre historien, qui deviendra l’année suivante le rédacteur en chef de la revue. A l’occasion de l’exposition Three new pieces à la galerie Sonnabend, il évoque avec beaucoup de finesse le rapport distant que Jean Dupuy entretenait avec l’art technologique : « c’est l’univers imaginaire de l’œuvre qui intrigue, et non pas ses moyens ».
Dans le travail de Jean Dupuy, qualifié de « persuasion technologique », c’est l’inclinaison littéraire et poétique qui infléchit l’œuvre. S’il n’y avait pas les curieuses infra-références narcissiques et l’humour taquin de son travail, j’aurais tendance à ne pas le distinguer de toute autre production artistique d’orientation technologique, un art auquel j’ai généralement longtemps été indifférent. Comme beaucoup, je trouve que si cela bouge ça ne peut probablement pas être de l’art. Peut-être les films ne sont-ils pas sujets à cette injonction, bien que dans les films le format de l’image projetée reste stable. Par ailleurs, il y a une immobilité dans les effets plus larges de bien des travaux de Dupuy qui dément les complexes agencements cachés rendant possibles ses allusions lyriques.
Peut-être que le travail le plus étrange est une cabine dans laquelle le visiteur s’installe, pour y introduire dans son oreille un otoscope attaché à un système optique circulaire qui, lorsqu’il regarde dedans, agrandit deux fois l’intérieur de l’oreille du spectateur. Ce qui me plait dans l’œuvre n’est pas le dispositif de la cabine ni la complexité du système mais la drôlerie de la situation.
De même, un système de télescopes agrandit, tandis que des écouteurs amplifient, les événements reliés à la chute de la poussière dans les sillons d’un disque de phonographe placé au loin, dont le son est capté par le bras de lecture. Mais l’enregistrement est muet et le son est celui de la chute de la poussière. Ce qui intrigue est le résultat inconnu d’un événement ordinaire. Un autre télescope, commodément disposé, fonctionne en microscopie inversée et grossit l’atmosphère saturée de poussière de telle sorte que l’on observe un spectacle rappelant celui d’une « nuit étoilée » – les mouvements des particules de poussière flottant dans l’air. Encore une fois, c’est l’univers imaginaire de l’œuvre qui intrigue, et non pas ses moyens.
Dans ce sens, Jean Dupuy (habilement assisté dans ses efforts par une équipe dirigée par Dana Egan) renverse les soi-disant priorités de l’art technologique. Habituellement l’artiste / technicien est si impliqué dans sa technologie que l’univers mental n’a virtuellement pas de place dans l’œuvre. Dans l’œuvre de Dupuy, c’est la portée mentale, réflexive, stupéfiante qui anticipe ou requiert la structure technologique.
Bien connu pour sa pièce Heart beats dust de 1968 (dans laquelle les pulsations cardiaques du spectateur activaient une colonne de poudre rouge illuminée par un rayon de lumière) Jean Dupuy continue d’explorer cette veine dans Self-Portrait. Dans cette nouvelle œuvre, stéthoscopes et amplificateurs transcrivent les motifs électroniques des ondes cérébrales, de la circulation sanguine, de la respiration, et du rythme cardiaque. Ces encéphalogrammes et cardiogrammes, bien qu’ils soient beaux dans leurs agitations parallèles de rayons laser rouges – et bien qu’ils soient toujours liés à la sensibilité intériorisée particulière de l’artiste, vis-à-vis de son public – ne sont peut-être pas l’aspect que je préfère de l’exposition, à cause de leur immédiateté et même de leur légère évidence.
Couverture : Jean Dupuy, Aero air #2, 1972, disque muet, tourne-disque, amplificateur, écouteurs, projecteur et télescopes. Vue de l’exposition Three new pieces, Sonnabend Gallery, New York, 1972.