Jean Dupuy, Elle aimait bien les frites, Margueri,i,te performance lors de Chant a capella, Judson Church, New York, novembre 1977 (Photo : Babette Mangolte)
portrait

Artiste, 21 janvier 2022

Jean Dupuy, Elle aimait bien les frites, Margueri,i,te performance lors de Chant a capella, Judson Church, New York, novembre 1977 (Photo : Babette Mangolte)

Performances collectives Dupuy cartésien, l’U.S. art performance jaillit !

Essai par Arnaud Labelle-Rojoux

Sommaire de l’édition

Ce texte écrit par Arnaud Labelle-Rojoux a été publié pour la première fois en 1988 dans l’ouvrage « L’acte pour l’art », aux éditions Les Éditeurs Évidant, puis republié en 2004 dans une version augmentée chez Al Dante. Il évoque les grandes performances collectives organisées par Jean Dupuy à New York dans les années 1970 et au début des années 1980, avec une somme d’actions et d’artistes/ami.e.s/complices qui constitue un état des lieux impressionnant de la scène artistique de l’époque, dans toute sa diversité.

S’il faut éclairer le titre, voici : Jean Dupuy est né en France, il est d’un esprit très « français », et cependant on lui doit d’avoir révélé (au sens chimique de « rendre visible » par un « révélateur » : l’organisation de performances collectives) l’art performance américain, ou du moins new-yorkais, des années 1970. Qu’on m’entende bien : Jean Dupuy n’est le prophète ou le gourou ou le timonier d’aucun mouvement, mais il a compris alors que personne n’y prêtait vraiment attention que l’art performance était le médium des années 1970. Malgré son rattachement récent à Fluxus dans des expositions rétrospectives, il n’a jamais appartenu au mouvement Fluxus – c’est même très tardivement qu’il rencontra Georges Maciunas (en 1976) – mais il y eut comme un écho ou un vent Fluxus dans ses performances collectives : Maciunas y participa, tout comme Dick Higgins, Nam June Paik, Charlotte Moorman, Alison Knowles ou Robert Filliou…

Jean Dupuy est arrivé à New York en septembre 1967. Jusqu’alors peintre informel, il décide sur le sol américain d’arrêter la peinture. « Par hasard », c’est lui qui le dit, il entreprend en 1968 la réalisation d’une pièce technologique « Cone Pyramid » (d’abord appelée « Heart beats dust ») : une boîte de plexiglas dans laquelle un faisceau de lumière (en forme de cône) éclaire un nuage de poussière rouge, provoqué par le battement du cœur d’un spectateur relié à la boîte par un stéthoscope électronique amplifié… Le succès est immédiat. Dès lors et pendant plusieurs années, il se consacre à l’art technologique, dirigeant même une classe « Nature and Technology » à la School of Visual Arts of New York. Il est exposé régulièrement à la galerie Sonnabend. Surviennent d’autres hasards, sa rupture avec Sonnabend et, en 1973, Jean Dupuy qui habite un loft dans le Lower East Side a l’idée, intervenant par jeu dans cet espace (un miroir posé au sol permettant de voir le ciel) d’inviter des artistes amis ou amis d’amis à faire d’autres propositions : l’idée d’art collectif est née. Trente-quatre artistes (parmi lesquels Larry Rivers – son voisin d’atelier – Charles Atlas, Gordon Matta Clark, Nam June Paik…) participent à ce premier « About 405 East 13th St. » (l’adresse de Jean Dupuy). Charlotte Moorman fait une performance : un masque de Pablo Casals sur le visage, elle joue d’un violoncelle silencieux, le son entendu est celui d’un magnétophone glissé sous ses fesses… Il renouvelle l’expérience l’année suivante : c’est « About 405 East 13th St. (2) » qui comprend quelques-uns des artistes présents l’année précédente auxquels se joignent d’autres dont Laurie Anderson (encore inconnue) et Claes Oldenburg (superstar pop). Jean Dupuy réalise pour la première fois une performance : uniquement visible en ombre chinoise derrière un écran, il se rase la moustache tandis qu’on le tourne sur une petite scène rotative sans moteur. Le même soir, Philip Glass fait une performance musicale et, le surlendemain, Brendan Atkinson clôture cette mini-série de performances…

Jean Dupuy, The Shaving of my Moustache Performance dans le cadre de About 405 East 13th Street #2, dans le loft de Jean Dupuy, New York, avril 1974

Jean Dupuy, The Shaving of my Moustache. Performance dans le cadre de About 405 East 13th Street #2, dans le loft de Jean Dupuy, New York, avril 1974

Charles Atlas, performance lors de Soup & Tart, The Kitchen, New York, 30 novembre 1974 (Photo : Peter Grass)

Charles Atlas, performance lors de Soup & Tart, The Kitchen, New York, 30 novembre 1974. Photo : Peter Grass.

Notez que ce n’était pas encore, pas tout à fait, des performances collectives. La première eut lieu quelques mois plus tard à la Kitchen. Dupuy invité à faire une installation vidéo proposa – le nom de l’endroit et sa nationalité (France : sacro-sainte patrie de la cuisine !) l’y invitaient – d’organiser un dîner à l’issue duquel une quarantaine d’artistes feraient, comme on fait à la fin d’un banquet de fête, une petite pièce n’excédant pas deux minutes : ce fut la soirée Soup & Tart du 30 novembre 1974. Trois cents personnes vinrent boire, manger et voir les performances de Laurie Anderson, Charles Atlas, Robert Breer, Diego Cortez, Jon Gibson, Tina Girouard, Philip Glass, Geoffrey Hendricks, Jana Haimshon, Joan Jonas, Olga Adorno, Gordon Matta Clark, Charlemagne Palestine, Yvonne Rainer, Carolee Schneemann, Richard Serra (oui, oui !), Hanna Wilke, et d’autres, une vingtaine d’autres dont bien sûr l’hôte officiant Jean Dupuy. La soirée dura plus de trois heures.

L’idée de contrainte est à la base des performances collectives. Contraintes de durée ou, comme dans la seconde performance collective, contrainte de dispositif : toutes les actions de « 3 Evenings on a Revolving Stage » (qui eut lieu à la Judson Church en janvier 1976) se déroulaient, son titre l’indique, sur une petite « tournette » (invention, vous vous souvenez, de Léonard de Vinci). Pourtant, malgré la règle imposée, impossible de deviner ce que serait la performance de chacun. Aucune d’ailleurs ne se ressembla : entre Nam June Paik passant un disque sur le gramophone posé sur la scène rotative et Julia Heyward racontant, sans cesser d’agiter son avant-bras, l’histoire de quelqu’un atteint du tic d’agiter sans cesse son avant-bras (enfin, c’était un peu plus compliqué !), rien de commun, sinon la scène tournante… C’est lors d’un « remake » de ces soirées au Whitney Museum que Maciunas, Dick Higgins et Alison Knowles participèrent pour la première fois à une performance collective de Dupuy.

Sylvia Whitman, performance lors de Soup & Tart, The Kitchen, New York, 30 novembre 1974 (Photo : Peter Grass)

Sylvia Whitman, performance lors de Soup & Tart, The Kitchen, New York, 30 novembre 1974. Photo : Peter Grass.

Nam June Paik, performance lors de Three Evenings on a Revolving Stage, Judson Church, New York, janvier 1976 (Photo : Peter Moore)

Nam June Paik, performance lors de Three Evenings on a Revolving Stage, Judson Church, New York, janvier 1976. Photo : Peter Moore.

On peut dire des performances collectives qu’elles ne sont que des enchaînement d’actions, chapelets de numéros clips qui se suivent comme au music-hall, parades d’artistes. Bien sûr, on peut tout dire : comme l’affirmait Voltaire (mais est-ce bien Voltaire ?) « personne n’a tort et tout le monde a raison ! » (C’est une pensée qui me convient assez !) Mais enchaînements d’actions, chapelets de numéros qui se suivent comme au music-hall, parades d’artistes ? Non ! Les performances collectives de Dupuy n’ont pas ce caractère de cabaret : Dupuy aime le rappeler, lorsqu’il demanda à Richard Serra de participer à Soup & Tart celui-ci, en acceptant, précisa : « I will be your material. » Jean Dupuy utilise la fonction performance comme les Nouveaux Réalistes ont pu utiliser des objets, tels quels. Pas d’artifices, pas de mise en scène, juste un protocole de création. « Lazy Art ». Cette vision d’un défilement de performers non impliqués dans une œuvre globale est d’ailleurs contredite par les performances simultanées réalisées à plusieurs reprises entre 1976 et 1980 avec des artistes différents dans le nouveau loft que Jean Dupuy acquit à Soho : les « Grommets ». Performances simultanées mais non visibles simultanément (à l’exception du tout premier « Grommets ») : chacune se déroulait dans une case occultée par un tissu simplement troué d’un œilleton (en anglais : grommet). Chaque action (donc l’ensemble) durait environ deux heures… Il y eut plusieurs « Grommets » lorgnettes : l’ultime fut donnée dans le cadre d' »Une idée en l’air », le voyage d’artistes français à New York organisé par Philippe Cazal en 1980. S’ajoutèrent à une liste déjà longue de participants prestigieux les noms des artistes performers français invités : Julien Blaine, Jacques Halbert et Joël Hubaut. Parmi les nouveaux venus américains, Keith Haring.

En 1980, Keith Haring était inconnu, comme l’était encore en 1973 Laurie Anderson, Julia Heyward ou Jana Haimson. Les performances collectives de Jean Dupuy sont, bien qu’éphémères, les meilleurs témoignages de ce que fut la création vivante à New York dans les années 1970. Dupuy a plus tard tenté d’acclimater en France l’idée mitonnée à New York. Je ne suis pas sûr que le résultat ait été pareillement « réussi ». Mais peu importe : qui connaît en France le Jean Dupuy performer1 ? Probablement pas ces critiques-scouts au nez court, qui toujours prêts sans rire à inciter le lecteur moyen du Puy-de-Dôme à prendre toute affaire cessante un billet d’avion pour aller voir ce qui se passe à New York dans quelque loft franchement obscur de TriBeCa nimbé soudain d’un prestige comparable à un couvent du Mont-Athos, ne se sont pas déplacés pour le voir au Studio-Théâtre d’En Face2, boulevard de La Villette à la fin des années 1970. À leur décharge évidemment la situation géographique du Théâtre d’En Face qui « n’était pas en face du tout » comme l’écrivit une journaliste qui eut tout de même, reconnaissons-le, le mérite de faire l’expédition héroïque ! « Pas en face du tout » ? D’où grand Dieu ? Canal Street ?… Pour autant cependant loin de moi l’idée de nier ce qui s’est fait à la même époque à New York, en particulier dans les lieux dits « alternatifs », dont la Kitchen est le fleuron le plus connu ici.

Jean Dupuy, Perspective DuDu performance avec Olga Adorno lors de Grommets #4, Grommets Studio, New York, avril 1977 (Photo : Babette Mangolte)

Jean Dupuy, Perspective DuDu, performance avec Olga Adorno lors de Grommets #4, Grommets Studio, New York, avril 1977. Photo : Babette Mangolte.

Grommets #5, performances collectives (vue du public), Grommets Studio, New York, novembre 1980 (Photo : Paula Court)

Grommets #5, performances collectives (vue du public), Grommets Studio, New York, novembre 1980. Photo : Paula Court.

Couverture : Jean Dupuy, Elle aimait bien les frites, Margueri,i,te, performance lors de Chant a capella, Judson Church, New York, novembre 1977. Photo : Babette Mangolte.

1.Son nom reste lié à l’art technologique comme en témoigne le livre récent de Catherine Millet sur « l’art contemporain en France ». Il est vrai que ce livre ne parle pas des performances. Seuls sont évoqués Journiac, Pane et Orlan. Symptômes ?

2.Lieu géré par Pierre Friloux et Françoise Gedanken qui organisèrent avec Michel Giroud et Julien Blaine une série de soirées de performances sous le titre générique de « Grand Mixage ».

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