Free speech movement
société

Éducation, Pédagogie, 30 juillet 2020

Free speech movement

Paulo Freire : une pédagogie militante

Investigation par Géraldine Gourbe

Sommaire

Les pédagogies alternative, institutionnelle ou radicale connaissent ces dernières années un regain d’intérêt. Cette attirance vers les éducations nouvelles se construit bien souvent à partir d’expériences singulières menées entre les années 1950 et 1970, à commencer par celles de Paulo Freire, connu pour son programme d’alphabétisation en direction des personnes adultes issues de milieux pauvres, une alphabétisation militante destinée à lutter contre différentes formes d’oppression.

[ 1 ]

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés (1969), traduit du portugais (Brésil) par Jean-Claude Régnier, Maspero, 1974, p.185.

[ 2 ]

Sur le plan philosophique, Freire est inspiré par la phénoménologie, l’existentialisme, le personnalisme chrétien et le marxisme humaniste. Au début des années 1960, divers mouvements d’éducation populaire ont été créés au Brésil, parmi lesquels : le Mouvement de culture populaire (MCP) en mai 1960 ; la campagne « Les pieds nus apprennent aussi à lire » à Natal en février 1961 ; et le Mouvement d’éducation de base (MEB) en mars 1961.

[ 3 ]

Nous citons les expressions terminologiques de Freire entre guillemets.

[ 4 ]

« [Le colon] néglige la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables ; et puis, surtout, il y a ceci qu’il n’a peut-être jamais su : nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous. Trois générations ? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils les yeux, les fils ont vu battre leurs pères. Mais ces agressions sans cesse renouvelées, loin de les porter à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable dont l’Européen, tôt ou tard, fera les frais. Après cela, qu’on les dresse à leur tour, qu’on leur apprenne la honte, la douleur et la faim : on ne suscitera dans leurs corps qu’une rage volcanique dont la puissance est égale à celle de la pression qui s’exerce sur eux. » Jean-Paul Sartre, préface au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (Maspero,1961), réédition La Découverte, 2002.

[ 5 ]

Valerie Solanas, SCUM Manifesto, Association pour tailler les hommes en pièces (Olympia Press,1968), Maspero, 1971, Mille et Une Nuits – Fayard, 2005, postface de Michel Houellebecq.

[ 6 ]

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, op. cit., p.22.

[ 7 ]

Ibid., p.61.

[ 8 ]

Ibid., p.28.

[ 9 ]

Ibid., p.63.

[ 10 ]

Ibid., p.92-93.

[ 11 ]

Géraldine Gourbe, « Savoir et devenir pédagogique de l’émancipation, afro/féminisme et afro/marxisme », revue Initiales n°10, dédiée à Maria Montessori, septembre 2017, p.52-54.

[ 12 ]

Ibid., p.64.

Les principes de la pédagogie de Paulo Freire suivent le postulat d’après lequel l’opprimé.e n’est pas uniquement une victime mais un sujet historique qui peut transformer la société, moins par des actes de rébellion que par une pratique collective alternative qui produit à son tour une autre culture, un autre imaginaire1.

La méthodologie d’alphabétisation pour adultes de Freire – nous sommes donc dans le registre de l’éducation populaire2 – suppose une pédagogie émancipatrice nourrie de l’observation des séquelles de la colonisation espagnole et portugaise en Amérique latine. Les relations inégalitaires entre les grands propriétaires terriens et les paysans ont laissé des traces dans la société brésilienne. Les indigènes réduits au silence pendant plusieurs siècles ont fini par accepter tacitement cette « domination3 », laissant ainsi émerger une conscience du « dominé ». La langue et le système de valeurs des dominant.e.s ainsi que leurs « mythes » ont été assimilés par les paysans. « L’aliénation culturelle » s’est accompagnée d’une « aliénation politique » : le système de valeurs des paysans s’est adapté pour justifier, et donc perpétuer, le statu quo. Les dominé.e.s ne sont plus capables de prendre conscience de leur situation. Cela correspond au premier niveau de conscience des opprimé.e.s, un premier stade décrit par Freire comme « conscience magique » : l’individu s’adapte à la situation de façon passive et défensive, sans se rendre compte des contradictions socio-économiques de la société. L’individu est silencieux et docile.  Le deuxième stade, dit de « conscience naïve », correspond à un début de prise de conscience du problème sans corrélation avec les problèmes structurels de la société. Les problèmes sont individualisés et, par conséquent, perçus comme des accidents. Dans le cas de la « conscience magique » comme dans celui de la « conscience naïve », l’individu n’a aucune vision globale des fondements structurels des inégalités. La pédagogie libératrice intervient comme médiatrice pour, dans un premier temps, déjouer la reproduction d’un schéma d’oppression  dont les différentes étapes ont été analysées par Frantz Fanon dans son essai Les Damnés de la Terre4, où il observe les effets de la colonisation sur les colonisé.e.s du point de vue de la névrose et du traumatisme. Il expliquait, selon le principe classique de la psychologie, que trois générations de traumatisé.e.s suffisaient à créer les conditions qui les conduisent à la lutte armée. Avec cet argument, Fanon semble justifier l’injustifiable : le recours systématique à la violence par les colonisés, fondé sur le simple principe du « retour de bâton ». Fanon considère cette forme de violence comme juste puisqu’elle se retourne contre une forme de violence première, celle du colonisateur. Dans ce sens, le SCUM Manifesto5 de la féministe Valerie Solanas rejoint le geste radical de Fanon en proposant l’insurrection d’une communauté de femmes contre une communauté d’hommes :

« La grande question est de savoir comment les opprimés, qui «accueillent» en eux l’oppresseur pourront contribuer à la naissance de leur propre pédagogie libératrice. Mais cela est impossible tant qu’ils vivent dans la pensée qu’être, c’est ressembler à l’oppresseur. La pédagogie des opprimés, qui ne peut être élaborée par des oppresseurs, est un des instruments d’une découverte critique, celle des opprimés qui doivent comprendre que, comme les oppresseurs, ils sont eux aussi en proie à la déshumanisation6»

Paulo Freire, La Pédagogie des Opprimés, édition originale en anglais, © Penguin Books

De leur propre initiative

Mais si Freire s’inspire de Fanon en ce qui concerne les modalités complexes et graduelles d’intériorisation de l’oppression et de la domination, il propose de remplacer la lutte armée par la production de savoir et de culture émancipateurs : l’éducation traditionnelle telle qu’elle est instituée délégitime la culture aux yeux des paysans opprimés en leur montrant leur ignorance d’un savoir érigé en seul savoir légitime. D’après le modèle classique, le savoir est prodigué de manière verticale et autoritaire, « bancaire » (c’est-à-dire un savoir où l’apprentissage repose sur une quantité de connaissances et non sur la qualité de leur acquisition, donc sur l’esprit critique), ce contre quoi Freire élabore sa méthode :

« À l’opposé de l’éducation bancaire, l’éducation conscientisante, répondant à l’essence de la conscience qui est son intentionnalité, refuse les communiqués et donne vie à la communication7»

Dans le cas de la transmission classique, le professeur est le seul dépositaire du savoir légitime qu’il impose à ses élèves. À l’opposé, Freire cherche à considérer l’opprimé.e comme sujet capable de transcender et de recréer le monde en toute autonomie. En effet, selon le pédagogue que l’on pourrait qualifier de décolonial, personne ne naît sans culture puisque toute culture est créée par l’Homme. L’action éducative est alors le résultat de la praxis permettant à l’Homme de devenir sujet, et par là plus humain :

« Confondre subjectivité avec subjectivisme ou psychologisme, et nier l’importance que la première doit avoir dans le processus de transformation du monde et de l’histoire, c’est tomber dans un simplisme ingénu. C’est admettre l’impossible, un monde sans hommes, et cela équivaut à l’autre naïveté, celle du subjectivisme pour lequel il existe des hommes sans monde8»

L’éducation des opprimé.e.s doit naître de leur propre initiative et non s’imposer à eux, afin de leur permettre de prendre conscience d’eux-mêmes, de leur possibilité d’action sur leur environnement. Il s’agit d’apprendre à l’Homme à se libérer lui-même, à s’affranchir de la colonisation de l’esprit en proposant une conception humaniste et libératrice de l’éducation.  En ce sens, Paulo Freire s’inscrit dans la lignée de la philosophie existentialiste. L’alphabétisation apparaît ainsi comme un acte éminemment politique puisque l’analphabétisme est le résultat d’une négation du droit à l’expression des paysans. Apprendre à lire marque une étape vers la pleine participation de l’Homme à la vie de la société, ou tout du moins à la vie d’une société lettrée. Ces professeurs d’un nouveau type ne sont plus des transmetteurs de savoir, des experts, mais des individus qui apprennent eux aussi, en interrelation avec les alphabétisant.e.s :

« Au contraire, l’éducation conscientisante ne distingue pas ces deux moments dans l’action de l’éducateur-élève. Celui-ci n’est pas d’abord un sujet connaissant, puis un sujet qui raconte ce qu’il sait. Il est toujours un sujet connaissant, à la fois quand il prépare ses cours et quand il rencontre ses élèves dans le dialogue9»

Takeshi Murata

Franz Fanon, Les Damnés de la Terre, édition originale © Éditions Maspero

Dépasser les lectures naïves de la réalité

Ce n’est qu’au dernier stade de conscience, la « conscience critique », que les opprimé.e.s peuvent aboutir à une analyse de la réalité et de ses contradictions. La méthode proposée par Freire a été confirmée par une série d’expériences répétées pendant plus de vingt ans dans des régions rurales et urbaines d’Amérique du Sud. Il s’agit d’organiser la population en groupes, en cercles culturels, et de discuter avec elle de sa réalité, d’analyser les conditions de vie locales et même d’élaborer des projets qui lui permettent d’agir sur cette réalité.

Concrètement, le travail commence par des entretiens permettant à l’animateur de connaître la réalité des alphabétisant.e.s et leur univers linguistique de base. Ces premières réunions rendent possible la sélection de « mots générateurs » choisis par l’animateur pour leur richesse phonétique. Grâce à la décomposition des syllabes puis à leur recombinaison, d’autres mots peuvent être trouvés. Ces mots générateurs ont aussi une capacité d’évocation du contexte social, et donc d’éveil de la conscience, puisqu’ils sont codifiés, c’est-à-dire représentés graphiquement sur des diapositives ou des panneaux. Les participants cherchent alors à dé-codifier la situation existentielle représentée, ce qui permet à chacun de manifester sa capacité à communiquer et à agir. Ce décodage est le fruit du dialogue entre alphabétisant.e.s, l’animateur ou l’animatrice se bornant à soulever des problèmes sous forme de questions, offrant au groupe la possibilité de dépasser une lecture naïve de la réalité :

« En face d’une situation codée (tableau dessiné ou photographie qui renvoie, par abstraction, au concret de la réalité existentielle), les individus ont tendance à réaliser une sorte de scission, dans l’opération de décodage, qui correspond à l’étage que nous appelons description de la situation. La scission permet de découvrir l’interaction entre les parties de l’ensemble scindé. Cet ensemble que constitue la situation codée décrite, et qui auparavant avait été perçu d’une manière diffuse, commence à prendre une signification à mesure qu’il subit la scissionet que la pensée revient à lui en considérant les éléments qui résultent de la scission10. »

Takeshi Murata

Valérie Solanas, the SCUM Manifesto,
édition originale Maurice Girodias © Olympia Press, New York

Les alphabétisant.e.s découvrent alors leur place dans la société, leur pouvoir de transformer leur situation et, du même coup, la nécessité de savoir lire et écrire leur apparaît. La pédagogie de l’émancipation de Freire se propage sur le continent nord-américain dès la fin des années 1960, au cœur du mouvement du Free Speech qui se développe sur les campus nord-américains. Elle insuffle l’idée de penser autrement la production des savoirs et la création de culture à partir de petits groupes mettant en avant la légitimité du principe de différence ou d’oppression pour élaborer certains savoirs, cultures et imaginaires qui nuanceraient la prégnance de certains régimes de visibilité. Très proche des féministes afro-américaines (comme en témoigne par exemple
bell hooks11), Paulo Freire a ensuite ouvert au genre et à la race sa grille marxiste jusqu’alors essentiellement tournée vers la classe sociale :

«Plus les élèves prennent conscience du fait qu’ils sont des êtres situés dans le monde et avec le monde, plus ils se sentiront mis au défi et plus ils seront obligés de donner une réponse. Défiés, ils comprennent le défi dans leur propre démarche pour l’affronter. Mais précisément parce qu’ils affrontent le défi comme un problème lié à d’autres problèmes, dans une optique globale, et non comme quelque chose de pétrifié, la compréhension qui en résulte tend à devenir progressivement critique, et donc de plus en plus désaliénée. Celle-ci facilite la compréhension de nouveaux défis qui apparaissent au fur et à mesure des réponses, et grâce à elle ils se découvrent de plus en plus engagés. C’est ainsi que peu à peu la compréhension engage12.»

 

Couverture : Autocollant issu des archives du Free Speech Movement

Ce texte est issu d’une conférence prononcée à l’occasion des journées d’études « L’édition comme expérience » à l’initiative de Céline Chazalviel à la Villa Arson (Nice), les 12 et 13 mars 2018 et a donné lieu à une édition en ligne réalisée par Open Source Publishing et un groupe d’étudiant·e·s : https://villa-arson.xyz/edition-experience/ 

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